« Et il dit cette parabole: " Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas. " Il dit alors au vigneron: "Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ? " Mais l'autre lui répond: "Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas" [1]
La parabole du figuier stérile nous parle peut-être encore plus spécialement en ces jours printaniers où la terre semble déployer devant nous son inlassable fécondité… Jours de carême où l’on entend dans les églises résonner de culpabilisants réquisitoires contre nos faiblesses et nos iniquités. Faible et inique que je suis, je n’arrive plus à supporter ces discours accusateurs et ces appels à la conversion grinçants… Culpabiliser n’est pas responsabiliser. Si la conversion peut passer par l’étape du sentiment de culpabilité, elle est sur le long terme avant tout une attitude active de prise de décision et de discernement. A travers la question de la stérilité, au centre de l’évangile du troisième dimanche de carême, ce n’est donc pas de l’autoflagellation que je me propose, mais une réflexion sur la question de la responsabilité individuelle dans l’avènement du royaume.
Le figuier stérile est l’homme pécheur, celui qui épuise la terre. La profondeur de cette phrase est insondable.
Ici se découvre un autre visage de l’ascèse, qui ne recherche pas la privation et la pénitence, mais la fécondité et l’enracinement d’une vie humaine. Une vie qui ne refuse pas le monde mais participe, par sa croissance, au déploiement de la vie en son sein. On se prend alors à rêver d’un carême qui ne serait pas axé sur notre nombril - si catholique soit-il, sur ce que nous faisons mal, ce que nous ne faisons pas ou que nous devrions faire, etc etc. D’un carême qui nous aiderait à contempler l’incroyable fécondité du monde, pour nous donner la force de vaincre nos stérilités. Un carême qui nous débarrasserait définitivement de tout dégoût ou mépris du monde. Un carême nietzschéen somme toute, qui nous enseignerait le « sens de la terre » !
« Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une tête terrestre, qui créé le sens de la terre ! […] Ce furent les malades et les décrépits qui méprisèrent le corps et la terre, qui inventèrent les choses célestes et le goût du sang rédempteur […] Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : « Hélas ! que n’y a-t-il des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre Etre, dans un autre bonheur ! » - Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes ! Ils se crurent ravis de leur corps et de cette terre […] » [2]
Le “sens de la terre” n’est-il pas contenu dans cette interrogation terrible: « Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ? ». L’homme pécheur est celui qui profite des biens de la terre, qui s’en nourrit pour vivre, et ne produit lui-même pas de biens. Il est semblable à l’arbre qui ne donne pas de fruit : il épuise la terre en déployant sa vie égoïste, il n’accomplit pas ce pour quoi son être est conçu. Le propos du figuier stérile rejoint par là celui de la fameuse parabole des talents [3] : pour grandir et se déployer, le Royaume exige des ouvriers capables de faire fructifier les charismes qu’ils ont reçu. Et le premier des dons, c’est la vie…
[1]Lc 13, 6-9 (Traduction TOB. Nous soulignons)
[2] Ibid, discours "des hallucinés de l’arrière monde"
[3] Cf. Mt 25, 14-28.