13 mars 2006

La Providence est-elle une notion chrétienne? - Episode 2

De manière très pertinente, S. Weil dénonce dans la conception chrétienne de la Providence une déformation due à son assimilation romaine. Mais il convient d’abord de restreindre sa mise en cause générale de la civilisation romaine au cadre de la philosophie. Il est juste d’affirmer que les concepts de la philosophie romaine, contemporains de l’apparition du christianisme, ont déformé certaines conceptions. Il est moins judicieux de jeter la pierre à toute la civilisation romaine, assimilant qui plus est ses conceptions théologiques à celles du judaïsme… mais cela n’est pas notre question ici.
La position de S. Weil sur la question de la providence est particulièrement intéressante car elle intègre la conception stoïcienne et la réajuste selon le cadre évangélique.
La notion mise en cause est celle de « Providence personnelle », que le christianisme ne saurait admettre
(on va voir pourquoi). Ce qui est chrétien, c’est une «Providence impersonnelle». En quoi cette conception de la providence est-elle distincte de celle de Sénèque ?
Sénèque met en valeur l’idée d’une préférence de Dieu pour l’homme vertueux, auquel il envoie des épreuves afin de développer sa vertu :
« Dieu, qui affectionne les bons, qui veut les rendre meilleurs encore et les plus parfaits possible, leur impose pour exercice quelque calamité »
Le plan de Dieu est dirigé vers les bons ; il leur envoie des maux pour les faire grandir en vertu. La perfection, dans la philosophie en général, et plus particulièrement ici chez Sénèque, est l’apanage d’une élite vertueuse. Il en va autrement dans le christianisme. Quelle est la perfection engagée ? Se référant au passage de Matthieu 5, 45-48
« […] afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. […] Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait »
S. Weil propose la conception d’un amour impersonnel de Dieu pour le monde qui doit être le modèle pour la conduite humaine. A la différence de Sénèque, Dieu n’a pas prévu, dans l’ordonnancement du monde, de favoriser les hommes vertueux en leur distribuant les coups et d’amollir les faibles en les comblant de fausses prospérités.
Au contraire, la nécessité à l’œuvre dans le monde, auquel Dieu se trouve lié (même position que chez Sénèque), est indifférente à « la qualité des hommes » :
« Ainsi c'est l'impartialité aveugle de la matière inerte, c'est cette régularité impitoyable de l'ordre du monde, absolument indifférente à la qualité des hommes, et de ce fait si souvent accusée d'injustice – c'est cela qui est proposé comme modèle de perfection à l'âme humaine »
La perfection de Dieu est dans l’impersonnalité de son amour qui est le même pour tout ce qu’il a créé. La perfection n’est donc plus le privilège d’une élite mais est à la portée de tous ceux qui veulent faire la volonté de Dieu. S. Weil reprend l’idée stoïcienne de l’ordre du monde selon une loi éternelle. Mais elle la dégage de toute son implication « providentielle ». Cela signifie-t-il que Dieu n’intervienne pas dans la création ? Comment définir cet ordonnancement du monde ?


L’ordre du monde, idée stoïcienne reprise par S. Weil, va être caractérisée par elle comme un mécanisme de la grâce. Il s’agit de définir Dieu comme absolument bon, c’est-à-dire de la même façon envers toutes les créatures, sans considération de leur vertu. Cette attitude de Dieu est exprimée par les paraboles sur la semence dans l’Evangile :
« La grâce tombe de chez Dieu dans tous les êtres – ce qu'elle y devient dépend de ce qu'ils sont ; là où elle pénètre réellement, les fruits qu'elle porte sont l'effet d'un processus analogue à un mécanisme, et qui, comme un mécanisme, a lieu dans la durée. La vertu de patience, ou pour traduire plus exactement le mot grec, d'attente immobile, est relative à cette nécessité de la durée »
Le mécanisme de la Providence divine qui était, chez Sénèque, mis en place par Dieu pour favoriser l’homme vertueux, devient impersonnel. Cependant l’attitude de celui qui veut vivre de la grâce conserve les mêmes caractéristiques : mise en valeur de la vertu de patience que nous avons trouvée chez Sénèque, obéissance. La grâce correspond à un mécanisme divin éternel. Tout dépend ensuite du terreau de la personne où tombe la semence divine. Sénèque affirmait :
« Oui, les destins nous conduisent ; et le rôle réservé à chaque homme fut fixé dès la première heure de sa naissance. Les causes s’enchaînent aux causes : nos destins publics et privés sont liés à toute une série d’événements qui les mènent »
L’idée d’une prédestination, qui reste très présente dans le christianisme (en particulier protestant) correspond bien plus à une conception stoïcienne que chrétienne. L’homme est libre de se soumettre à la volonté de Dieu, de la faire sienne : il n’est pas lié par un destin qui ferait de lui l’esclave de Dieu. C’est l’idée même que Paul développe dans ses épîtres, en lutte contre la conception du fatum prégnante dans le monde grec. Pour S. Weil on ne peut donc agréer l’idée d’un destin en christianisme : Dieu a mis en ordre une fois pour toutes l’univers selon le mécanisme de la grâce et il ne peut plus intervenir dans son fonctionnement. S. Weil va donc être amenée à rejeter la conception des miracles. Ce que l’on désigne comme « surnaturel » n’est que le fruit de l’ordonnancement providentiel du monde selon un mode impersonnel :
« la sollicitude dont les saints sont l'objet de la part de Dieu est de la même espèce que celle qui enveloppe les oiseaux et les lis [Cf Matthieu 6, 26-28]. Les lois de la nature règlent la manière dont la sève monte dans les plantes et s'épanouit en fleurs, dont les oiseaux trouvent la nourriture ; et elles sont disposées de telle sorte qu'il se produit de la beauté. Les lois de la nature sont aussi disposées providentiellement de telle sorte que, parmi les créatures humaines, la résolution de rechercher premièrement le royaume et la justice du Père céleste n'entraîne pas automatiquement la mort ».

Suite et fin au prochain épisode où vous saurez tout sur la mort et la résurrection de NSJC - ce n'est plus vraiment un scoop mais nous couvrons quand même l'évènement.
D'ici là : Pax vobis.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Amour impersonnel de Dieu, certes, je préfère dire : le même amour immense pour tous. La nature fait bien les choses qui fait chanter les oiseaux et se perfectionner les saints mais à chacun selon sa mesure : c'est là la vraie EGALITE. En ces temps de crise sociale sur fond de manifestations "communistes" sachons nous en souvenir !

Pax tibi et Gratia tecum !

Anonyme a dit…

le commentaire du dessus c'est moi !

Anonyme a dit…

Eh bien il me semble que tu as très bien compris Simone Weil et j'en suis ravie. Je suis en pleine extase philosophico-mystique après mon RDV d'hier et rien ne saurait plus me combler... A bientôt pour de nouvelles aventures!!