20 février 2007

Jacob, 2 : Une excroissance musilienne : Où Agathe et Ulrich nous apportent un nouvel éclairage


Il me semble que le motif des frères jumeaux est un thème particulièrement intéressant quant à la question de l’identité, en ce qu’il permet de mettre en scène la tension et les aspirations internes de l’être. Le jumeau est la parfaite expression symbolique du phantasme de l’ « alter ego » : l’autre moi-même, le différent identique. En tant qu’alter ego, le jumeau met le soi, qui se veut un, face à sa différence : il le fait entrer en crise. Deux thématiques littéraires et spirituelles, dont l’opposition m’apparaît comme étant particulièrement féconde, se proposent alors à nous à travers le destin d’un autre couple de « jumeaux » que je choisis d’évoquer conjointement à Jacob et Esaü: le couple Agathe/Ulrich de L’homme sans qualités[1]. Pourquoi cet improbable rapprochement[2] ?

Eh bien, au-delà de la fascination qu’exerce sur mon imagination le texte de Musil, cette comparaison nous permettra de mettre en valeur ce qui constitue le motif profond des deux textes : celui de la quête et du rejet de l’autre. Jacob apparaît comme un être écartelé entre la quête du même et la rencontre de l’autre, et cela, à l’intérieur de sa propre personne. Le chemin de son identité sera celui de l’assomption de son être véritable. En exil, Jacob va se retrouver face à lui-même ; il ne peut plus se projeter dans la fabuleuse altérité représentée par son frère. La crise, le conflit originel de son être, ne sera résolu que lors de la réconciliation avec Esaü, qui lui permet enfin d’accéder à une réelle unité intime.


Je présuppose dans ce cadre que le thème des jumeaux peut se comprendre dans l’histoire de Jacob comme une métaphore de l’identité psychique d’un seul être – car Esaü n’a finalement de sens que par rapport à son frère, véritable héros de l’histoire ! Mais je n’entends absolument pas réduire la lecture à cette perspective un peu psychanalysante. Ce qui est en jeu dans le conflit entre les jumeaux, ce n’est rien de moins que le rapport avec soi, et donc le rapport avec les autres en général. Comment accéder à une relative sérénité dans ma vie relationnelle, si je suis moi-même en bute aux passions dans la profonde intimité de mon être ? Construire un monde relationnel positif – entrer dans une meilleure compréhension de l’autre, dans une relation de philia de plus en plus proche de celle à laquelle nous aspirons dans la communion des saints, ne peut passer que par une pacification de mon être propre.

Dans la difficile résolution de la crise identitaire, le texte de Musil nous apporte un éclairage intéressant, car il nous présente l’alternative inverse de celle de Jacob : celle de la tentation fusionnelle entre moi et l’autre. L’apparition incongrue d’Agathe au début du deuxième tome du roman est l’évènement fondamental pour Ulrich de l’incarnation tant attendue d’un autre « moi ». Le jumeau, ou plutôt la jumelle, ne l’est qu’en tant qu’elle répond aux aspirations profondes d’Ulrich – Agathe n’est effectivement pas véritablement la jumelle mais seulement la sœur d’Ulrich. En témoigne cet extraordinaire récit de la rencontre entre le frère et la sœur :



« Ulrich voulut se changer, et l’idée lui vint de passer une sorte de pyjama d’intérieur qui lui tomba dans les mains comme il défaisait ses valises. « Elle aurait pu au moins m’accueillir dans l’appartement ! » pensa-t-il. Il y avait dans le choix négligent de ce vêtement comme un vague désir de faire la leçon à sa sœur, bien que le sentiment qu’elle aurait, pour défendre son attitude, quelque raison qui lui agréerait, ne l’eût pas quitté et prêtât à ce changement de tenue un peu de la courtoisie qui accompagne toujours l’expression sans contrainte de la confiance.
C’était un grand pyjama de laine moelleuse, une sorte de costume de Pierrot, carrelé de gris et de noir, noué aux poignets et à la cheville comme à la ceinture ; il l’aimait pour son confort, confort qu’une nuit d’insomnie et un long voyage lui firent ressentir avec plaisir comme il descendait l’escalier. Mais lorsqu’il pénétra dans la chambre où l’attendait sa sœur, il s’émerveilla de s’être ainsi vêtu. Par une mystérieuse disposition du hasard, il se trouva en effet devant un grand Pierrot blond, enveloppé de rayures et de carreaux d’un gris et d’un rouille subtils, qui au premier coup d’œil, paraissait tout semblable à lui.
« Je ne savais pas que nous fussions jumeaux ! »
dit Agathe, et son visage s’éclaira de gaieté. »
[3]



Je prends la peine de vous livrer entièrement ce passage merveilleux, quoiqu’il puisse vous sembler au premier abord bien éloigné de notre sujet biblique. Pourtant, ce sont bien les mêmes mécanismes de conflit interne et de mystification de soi qui apparaissent. Le personnage d’Agathe apparaît dans la vie d’Ulrich comme une miraculeuse solution au problème de son incapacité à s’adapter au réel. L’homme sans qualités est par excellence celui qui refuse d’être qualifié : il choisit délibérément de ne pas être identifié, caractérisé. Il est en crise profonde. Agathe, en tant qu’être semblable à lui, va le conforter dans cette position.
La reconnaissance immédiate de soi dans l’autre entre Agathe et Ulrich va les mener à la négation totale du monde réel et de ses lois – puisque le couple fraternel se précipitera dans le repli sur la fusion incestueuse. Il est manifeste que le problème de la rencontre de l’altérité est résolu par les héros musiliens dans la fusion destructrice avec le même. Agathe est la seule femme qui puisse combler Ulrich : elle constitue un autre lui-même. La passion amoureuse éprouvée par Ulrich et Agathe l’un envers l’autre renvoie au désir intime de se consommer enfin dans un autre soi, et d’accéder à une unité de l’âme qui transcenderait les corps. Ce phantasme est particulièrement mis en valeur dans le fameux passage du chapitre 45, qui marque le début de la perte de contact entre le couple Agathe/Ulrich et la réalité du monde – indissolublement liée à la loi. Le fascinant épisode de la perte brutale de la notion de la pesanteur manifeste de façon éclatante la rupture avec la logique législative du monde physique et l’entrée dans une dimension transcendante, gouffre béant de leur intime fusion :



« […] quand Agathe surmonta son effroi et se sentit, non pas voler, mais reposer dans l’air, déliée de toute pesanteur et soumise en lieu et place à la tendre pression d’un mouvement de plus en plus lent, un de ces hasards qui ne sont au pouvoir de personne fit qu’elle se trouva dans cet état merveilleusement apaisée, ravie même à toutes les agitations de la terre ; […] Malgré la force que tout cela exigeait et la contrainte qu’Ulrich avait exercée sur sa sœur, tout ce qu’ils faisaient lui paraissait remarquablement libre de toute force, de toute contrainte ; […] Ils s’entourèrent les épaules de leurs bras, comme s’ils posaient une question. Il semblait que par l’harmonieux partage de leur stature fraternelle leurs corps montassent d’une racine unique. […] Lorsque leur regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une certitude : c’est que tout était décidé et que tous les interditsmaintenant leur étaient indifférents. »[4]



Extase que cette phrase sublime… Extrême spiritualisation de la pulsion sexuelle qui rend palpable l’aboutissement de la quête de l’unité du moi dans une fusion totalisante avec l’autre, fusion destructrice qui laisse de profondes blessures… au réveil. Car, irréductiblement, l’autre demeure autre… et je demeure moi-même, seul avec moi-même, en guerre avec moi-même. Et c’est bien là que ressurgit la radicale différence du texte biblique. Le couple des héros de Musil s’enfonce dans l’inceste, recherchant dans la fusion la béatitude promise par la vie mystique, ne pouvant trouver ailleurs que dans le jumeau la plénitude de l’amour :



« Elle pensa « Comme ce serait beau s’il disait seulement : je veux t’aimer comme moi-même, et il m’est plus facile de t’aimer ainsi que toutes les autres femmes, parce que tu es ma sœur ! »

[5].
Mais le conflit externe qui oppose Agathe et Ulrich à la réalité ne sera pas résolu par leur fusion ; il ne sera pas possible d’accéder à cette plénitude de l’amour autrement que par de brefs instants d’apesanteur - et la passion dégénèrera.
En revanche, Jacob n’est pas condamné à rester en guerre contre lui-même : il trouvera la paix au terme d’un processus de « vérification de soi » sous le regard de Dieu, processus qui est autant un dévoilement de la vérité de soi et une expérience de sa valeur personnelle et de sa force de combativité – en particulier de sa force virile, qui le conduira à assumer enfin sa paternité.

[1] L’édition de référence est la traduction de P. Jacottet (je ne lis malheureusement pas l’allemand) au Seuil.
[2] Pour un approfondissement plus scientifique des intuitions présentes de façon embryonnaire dans mon texte, je renvoie mes lecteurs au livre de Paul Mommaers, Robert Musil, Mystique et réalité, l’énigme de l’Homme sans qualités, publié au Cerf en octobre 2006. J’ai découvert cet ouvrage après l’écriture du texte : j’en publierai une recension très prochainement.
[3] Cf. Chapitre 1 : La sœur oubliée, ibid. II, p. 15 : c’est moi qui souligne.
[4] Cf. Chapitre 45 : Début d’une série d’évènements merveilleux, ibid. II, p. 490 : c’est moi qui souligne.
[5] Cf. Chapitre 41 : Le frère et la sœur, le lendemain matin, ibid. II, p. 461 : souligné par l’auteur.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y a, me semble-t-il, une certaine proximité entre le thème du jumeau et celui du "double" (que l'on rencontre dans plusieurs romans de Hermann Hesse : "Loup des steppes", "Narcisse et Goldmund", etc.).
J'aimerais avoir votre avis à ce sujet (mais rien ne presse !).
A jeudi de toute façon.
Amitiés.

Sémiramis a dit…

Ma chère Geneviève,

Je suis malheureusement au degré zéro sur Hermann Hesse. Apportez moi les livres si vous pouvez les prêter!
On en parle jeudi.
Bises!

Merci d'avoir commenté cet article, au fait: je l'aime beaucoup et suis heureuse qu'il soit honoré d'un mot de vous!