20 février 2007

Jacob, 3 : En guerre contre soi-même ; le nécessaire face à face avec Dieu

« Une vie réelle plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction»[1]

Jacob a donc pris la tunique du pèlerin. En exil, il fuit cet « autre lui-même », son jumeau, qui menace désormais l’intégrité de sa vie. Après le paroxysme de l’expression du conflit interne dans la terrible mystification d’Isaac et la fuite devant Esaü, Jacob se retrouve enfin face à lui-même. Laissant derrière lui les imaginations et les fictions – les trois quarts de son existence. Car l’arrachement du départ ne constitue pas autre chose que cela même, la fin des affabulations et des mensonges : Jacob est contraint d’entrer dans l’épaisseur de la réalité.
Cette réalité se rencontre dans le visage et l’expérience de Celui qui vient faire la vérité, progressivement, puis violemment. La résolution de la guerre contre soi-même qui fait rage au sein de l’identité de Jacob passe effectivement par une prise de conscience de la présence de Dieu. Et de la confiance que Dieu met en lui, malgré son imposture. Dans un premier temps, annonce de son élection comme père d’Israël, le surgissement de Dieu dans la vie de Jacob va finalement faire imploser le processus de guerre contre soi-même. C’est ce qu’exprime le fameux épisode du Yabboq, ultime étape d’un chemin de sainteté dans la paternité qu’il faudra analyser en dernier lieu.

Jacob, de l’imposteur au patriarche : drôle de retournement de situation ! Il était bien mal parti, le père d’Israël. Et pourtant…quelle gloire. Comment comprendre ce qui peut apparaître comme une « happy end », ou encore comme signe d’un favoritisme capricieux de la part de Dieu ? Pourquoi cette élection a priori injuste, d’un imposteur, appelé à la plus haute autorité paternelle ? Il ne semble pas qu’il faille chercher bien loin une réponse, sinon dans la crue nudité de nos expériences. Englués dans « une vie réelle plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction », l’Ecriture nous apporte une lumière vérificatrice et tranchante, sans complaisance. Et de fait, l’apparition de Dieu dans la vie de Jacob va se déployer comme un processus révélateur et libérateur, qui conduit à une expérience toujours plus réelle de la vie.

Ce processus vérificateur est caractérisé par deux motifs principaux. D’abord, une expérience, à travers le thème du pèlerinage et du nomadisme, du « demeurer » en Dieu. La quête de soi-même, manifestée par le pèlerinage de Jacob, est une succession de départs et de retours au bercail, succession au cours de laquelle se dévoile une constante : la présence de Dieu. La découverte de l’identité profonde de Jacob ne peut passer que par une expérience unifiante : celle de la rencontre avec Dieu, qui se rend présent de façon spatiale. Or, il apparaît clairement que cette spatialisation de Dieu n’est pas liée aux lieux où se rend Jacob, mais bien à la présence de Jacob en ces lieux ! L’exil de Jacob et ses pérégrinations le renvoie donc à une prise de conscience de l’unicité de la « maison du père » dans laquelle il est appelé à demeurer par son élection et sa vocation.
Le second facteur unificateur dans l’histoire de Jacob est, l’expérience de la violence. Parce que Jacob est en guerre contre soi-même, Dieu va passer par la guerre, va entrer dans le combat, le transfigurer, le faire imploser. Et par là enfin, y mettre terme. C’est là le point nodal de toute l’histoire de Jacob : le décisif et sacramentel combat avec l’ange, qui constitue un dépassement définitif. Pour reprendre une problématique qui ne m’a que trop occupée[2], on peut avancer que ce moment constitue un basculement décisif, où Jacob quitterait enfin la logique de la force pour entrer dans celle de la grâce. Dans un processus hégélien qui ravira Thibaut, on dira que Jacob surmonte sa contradiction pour entrer dans une unité, quoiqu’il faille préciser que ce processus ne lui soit accessible que par la grâce (baptismale) du combat…

En tout état de cause, il faut souligner combien le thème du combat est fondamental, et définitivement, l’évolution spirituelle de Jacob doit nous convaincre qu’une spiritualité lénifiante, de la fuite, ou de l’hyper transcendance gnosticisante, ne peut être entérinée qu’au prix d’un mensonge sur l’essence de l’humanité. Accueillir le mystère de l’humanité, c’est accueillir cette violence, ce drame insoluble qui s’exprime à chaque instant. Dieu ne peut se révéler à nous sans passer par nos chemins[3] : dès lors, cette révélation passera bien souvent par la modalité du conflit si fondamentale ; Dieu nous fait violence. C’est bien là ce qu’exprime l’ange révélateur de la face de Dieu : un Dieu qui porte douloureusement en lui la complexité de nos contradictions, et qui vient nous faire face pour nous contraindre à les résoudre.


[1] Cf. Simone Weil, recueil La pesanteur et la grâce établi par G. Thibon, p. 73.
[2] Au cours des recherches effectuées pour mon master I, portant sur le concept de force dans la philosophie de S. Weil.
[3] Je ne parle pas uniquement de l’Incarnation, mais bien du comportement de Dieu tel qu’on peut aussi l’observer dans l’histoire de Jacob.

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