19 décembre 2006

De Officiis I, chap. 12 parag. 41 à 46 - Le souci trop humain de la rémunération

Funny Friend me propose de partager avec lui la belle tâche de commenter un extrait du Traité des Devoirs de st Ambroise. Douceur de se glisser dans cette antique méditation, reflètant l’éternel mystère de notre responsabilité dans le monde. Nulle prétention patrologique dans ce petit parcours, seulement la joie, à l’issue d’une harrassante journée de travail, de contempler la splendeur du destin que Dieu réserve à l’homme.
Le propos d’Ambroise se présente comme la réfutation d’une triple objection classique - à laquelle tout chrétien est confronté un jour ou l’autre. Portant sur les devoirs, le texte interroge la question de la « bonne action », du « faire le bien », banalement faire la « charité ». On devine qu’auparavant, Ambroise a développé l’exigence chrétienne de réaliser la « miséricorde distributive ». Il lui faut désormais prévenir les objections des païens contre cette morale de la charité, qui demande aux fidèles de poser des actes concrets au sein de la communauté humaine. On peut trouver trois raisons de ne pas s’y astreindre, trois prétextes qui sont autant de conceptions fausses de Dieu. En premier lieu, Dieu ne se soucierait pas des hommes, en second, Dieu ne saurait pas « ce que nous faisons dans le secret ». Ambroise vise explicitement ici l’influence de la pensée épicurienne sur les mentalités de son époque, mais le propos ne manque pas d’actualité. Dernière idée, décisive : il ne sert à rien de faire le bien, puisque cela n’apporte pas le bonheur, et même plutôt, cela doit aux justes de « vivre pauvres, privés d’honneurs, sans enfants, malades de leur corps, fréquemment dans le deuil ». Alors que les impies, les pécheurs, se vautrent dans l’abondance de richesses.
Il n’est pas tant question ici de récriminer contre les riches, ou d’assimiler les riches aux pécheurs alors que les pauvres seraient forcéments auréolés de sainteté. Il y a là une naïve tentation dans le christianisme, qui ne peut que faire sourire – d’autant plus quand on travaille dans une banque ! Néanmoins il s’agit bien de questionner un rapport de causalité qui semble illogique entre l’idée d’un Dieu provident, la jouissance des biens terrestres, et celle des biens célestes. Si Dieu était, comme le prétend l’Ecriture, un Dieu de Justice, ne rétribuerait-il pas les hommes droits en les comblant de biens ? Si être juste n’apporte aucune jouissance, mais de longs jours de deuil, n’est-il pas plus sage pragmatiquement parlant de se détourner d’un tel Dieu ? Inversement, si l’on choisit de servir un Dieu de cette nature, il faudra considérer comme pécheur celui sur qui s’abat le malheur. C’est la situation spirituelle dans laquelle se trouve l’entourage de Job, qui voit dans les maux qui le frappent la main de Dieu qui s’acharne.
C’est pourquoi, pour répondre à cette question « qui n’est pas sans importance », Ambroise utilise le discours de Job, figure par excellence de l’homme faisant face à la disgrâce, tenant dans la foi, tout en doutant de Dieu au cœur de la tourmente. On comprendra alors qu’il nous faut nous éloigner définitivement de toute considération de pauvreté et de richesse pour espérer et juger de la sainteté ; l’important n’étant pas la situation bonne ou mauvaise, mais bien de savoir si nous la vivons en Dieu et pour Dieu. Derrière les paroles d’Ambroise se cache, secrète, la réfutation de l’idée d’une Providence personnelle. Dieu ne donne rien spécialement. En fait, peut-on réellement exiger de Lui qu’il bouleverse l’ordre du monde pour nous accorder ce que nous demandons ? Dieu ne récompense ni ne châtie. Il nous donne de vivre en Lui notre vie humaine, soumise aux aléas de l’ordre du monde. Il nous donne, par la communion eucharistique, de L’incroporer en nous afin de nous incorporer en Lui ; pour que nous puissions vivre dans le monde – non en dehors en le refusant et en le méprisant, mais selon le Royaume des Cieux. Telle est la perfection à laquelle nous pouvons prétendre :
« Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens eux-mêmes n'en font-ils pas autant? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait »[1].
Et pourtant, combien est humaine, trop humaine, cette tentation : celle d’attendre de Dieu sa récompense.
Je propose de lire ce texte sous l’angle spirituel de la « rémunération ». Dieu, le Tout Puissant - le grand patron, le grand rémunérateur. Tentation éternelle de la servilité humaine. Considérer Dieu comme une machine à sous distributrice… Il suffit de tirer la manette « prière » ou « bonne action », et… Jackpot, grâces, vie éternelle. Dieu grand magicien, Dieu état providence. Un Dieu bon qui rétribue le bien par les biens ; cela semblera pourtant logique à certains. Un Dieu bon et juste qui voudrait le bonheur de ceux qui le servent : quoi de plus cohérent ? Mais quel vis à vis… Quelle créature rampante, mendiante de salut, orientée, dans sa folle terreur devant la réalité du monde, par l’idée de « faire » le bien…
Mais peut-on prétendre « faire le bien » ? « Fait »-on le bien, où se laisse-t-on seulement devenir assez transparent pour le laisser rayonner à travers nos actes ? Pour laisser Dieu « faire » le bien à travers nous, en définitive, laisser le Bien, Dieu en personne, habiter pleinement nos actions ? Face à un Dieu rétributeur, distributeur, se trouve un homme servile, cherchant à accomplir le bien par intérêt, pour sauver sa peau… Se mystifiant dans une bonne conscience rassurante. Communions nous au corps du Christ comme à une artificielle pharmacopée qui viendrait nous guérir des angoisses consubstantielles de notre humanité ? Cingle alors le verdict nietzschéen. « Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes ! »[2]. Un Dieu rémunérateur : conception païenne, idolâtre de Dieu, absolument impie, indigne du Sacrifice du Christ. C’est ce qu’il s’agit de combattre.
Cette conception ne tient pas longtemps la route. Elle se heurte de plein fouet au mystère du mal ; à la première épreuve, à la première dis-grâce… tout s’effondre. Car, si je crois que tout bien vient de Dieu comme une récompense pour mes qualités, alors, tout mal viendra de Dieu comme un châtiment, une punition contre ma faiblesse. Le Dieu bon rétribuant le bien par les biens devient logiquement le Dieu vengeur abaissant la foudre de son courroux sur le pécheur… Absurde et terrifiante figure d’une Dieu jupitérien ! Image, contraire à l’Incarnation et à la Passion de Jésus, d’un Dieu loin - très loin ! Haut, très haut – d’un Dieu surplombant, écrasant… Idée étrangement séduisante, orgueilleusement flatteuse, d’une providence personnelle, rétribuant mes bonnes actions. Mais qui à l’inverse sanctionne implacablement mes fautes. En définitive, de quoi vous dégoûter du christianisme pour toujours. Ils ont beau jeu de le conspuer, les esprits libres qui découvrent un tel Dieu. En vérité cependant, Dieu considére-t-il mes qualités et mes défauts ? Ne voit-il pas combien je suis soumis aux aléas de la contingence, combien mes actes sont pris dans les mécanismes implacables de la force ? A-t-il un autre souci que mon désir d’être à Lui ?
Comment, dès lors, se positionner face à la richesse ? Il ne s’agit pas de rechercher ni de fuir l’abondance des biens, mais de la recevoir si, par le cours impersonnel de la providence, elle nous est octroyée. Il ne s’agit pas non plus de rechercher les épreuves comme un gage de sainteté, sinon de tenter de tenir ferme dans la foi quand elles s’abattent sur nous. Ainsi se définit l’attitude du chrétien, entre ordre de la force et ordre de la grâce. Elle exige d’aller bien au delà de la dialectique entre richesse terrestre et richesse céleste, dialectique qui risquerait d’aboutir à un certain désintérêt envers les choses du monde. Si Dieu ne pourvoit directement ni aux biens, ni aux maux, c’est donc que ceux-ci nous viennent du monde et de notre enracinement en celui-ci. C’est l’inscription de ma personne, corps et âme unis, dans l’ordre de l’univers, qui est la source des biens et des maux, et l’Incarnation du Christ en est la preuve. Effectivement, Dieu n’a-t-il pas voulu s’incarner afin d’expérimenter la condition de notre servitude? En prenant un corps, le Christ entre dans l’ordre de la force. Dès lors, tout se joue dans le monde, jusqu’à notre salut. Biens et maux ne tombent plus du ciel comme les fruits et le fléau de la Fortune aux yeux bandés : ils découlent de notre incarnation, de notre humanité, de son infinie dignité et de sa faiblesse. En ce sens, richesse et pauvreté n’ont d’autre valeur morale que celle que nos actes et nos choix leur impriment. Et c’est ce qui détermine le jugement de Dieu auquel appartient notre « rémunération ».
Le pécheur, quand bien même il apparaissait comblé par les biens terrestres, « se lamente sur lui-même, et prononce qu’il sera sans héritier, puisqu’il ne veut pas que ses imitateurs soient ses successeurs » : « l’impie est à lui-même son propre châtiment, tandis que le juste est à lu-même sa propre récompense, et l’un et l’autre perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou de leurs mauvaises œuvres ». Quoique la jouissance des biens et la passion des maux soient imposées à l’homme par les mécanismes de l’ordre du monde, c’est bien de sa responsabilité que découle ou non son bonheur, car le juste et le pécheur « perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou mauvaises œuvres », et l’on ne doit certainement pas attendre d’autre rémunération que celle-ci.
Mais il importe avant tout de nous dégager de ce trop humain souci de la rémunération, qui vient parasiter notre relation au Père, car le Christ nous appelle ses amis, et non ses serviteurs… La véritable conversion de gît-elle pas dans ce basculement depuis la quête d’un salaire à la gratuité de la grâce ? Basculement baptismal depuis la servilité à la filiation, dans le Christ et par l’Esprit.
« Or je dis: aussi longtemps qu'il est un enfant, l'héritier, quoique propriétaire de tous les biens, ne diffère en rien d'un esclave. Il est sous le régime des tuteurs et des intendants jusqu'à la date fixée par son père. Nous aussi, durant notre enfance, nous étions asservis aux éléments du monde. Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme, né sujet de la loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père! Aussi n'es-tu plus esclave mais fils; fils, et donc héritier de par Dieu »[3].
[1]Matthieu 4
[2] Ainsi parlait Zarathoustra, discours "des hallucinés de l'arrière monde"
[3] Epitre aux galates

7 commentaires:

Anonyme a dit…

J'apprécie l'optique très nietzschéenne de cet article ; il n'y a au fond de rémunération que si l'on se situe dans une perspective de l'échange ; or, si l'on veut refuser cette rémunération finale, comme motivation du comportement du chrétien, il faut également refuser que le Christ ait agi pour rétablir l'égalité, pour pratiquer un échange, pour rétablir l'équilibre ; il n'est pas venu "racheter" le péché du monde, dit Nietzsche.

Jésus est venu pour combattre l’Eglise juive. « C’est cela qui le mena à la Croix : à preuve, l’inscription sur la Croix. Il est mort pour sa propre faute. Aussi souvent que l’on ait pu affirmer le contraire, rien n’indique qu’il soit mort pour les fautes des autres. » (L'Antéchrist, § 27)

Ce n'est qu'en renonçant à ça qu'on pourra certainement éliminer cette manie du "donnant donnant". Bref, il faut remonter à la source religieuse de l'échange, de l'équilibre et la refuser pour détruire toute forme d'échange. Je trouve ça très stimulant comme thèse...

Sémiramis a dit…

La bienveillance de ton commentaire n'est pas moins stimulante cher Gai Lulu. Tu as saisi toute l'ampleur de ma préoccupation spirituelle, joie!

J'aurais bien des choses à dire sur ces théologies du rachat et de la satisfaction... Comme le temps d'écrire et de lire me manque!

Anonyme a dit…

Belle discussion à quelque heure de la commémoration de la venue de Celui qui nous sauve, le Christ, Dieu fait homme !!

Agathe, si ça peut te rassurer je partage ton combat contre le temps. Vive la journée de quarante-huit heures !!

10 000 baisers,
FF.

Anonyme a dit…

Le jeu de l'échange est ce jeu dans lequel pour "gagner" il faut qu'il n'y ait aucun perdant. Un jeu bien étrange en vérité diront certains !

Plus qu'un jeu de l'échange, un jeu du don réciproque.

Très bel article, qu'il me faut assimiler (et oui, il est plutôt dense !).

Sémiramis a dit…

Eh eh oui, aucun perdant, cela me rappelle certaisn débats avec Gai Lulu au sujet du fameux entre Jacob et l'ange...
Géniale ce glissement conceptuel que tu identifies Camille, de l'échange au DON... La thése de Gabellieri sur Simone Weil n'est elle pas "Etre et DON"?

Anonyme a dit…

Ah oui ? Il me faudrait consulter cette thèse que j'imagine être aussi intéressante que son auteur !

Anonyme a dit…

Ouh là là ! pas trop d'accord sur certains points !
"Derrière les paroles d’Ambroise se cache, secrète, la réfutation de l’idée d’une Providence personnelle. Dieu ne donne rien spécialement".
D'accord si cela veut dire que "Dieu de ne donne rien" comme REMUNERATION, mais pas d'accord du tout si cela sous-entend que Dieu ne donne rien "gratuitement", comme Il veut, selon Son dessein. L'Evangile est rempli d'actes de délivrance, de guérisons qui sont bel et bien à destination d'une personne donnée. Pourquoi celle-là et pas une autre ? Nous n'avons pas de réponse.

"En fait, peut-on réellement exiger de Lui qu’il bouleverse l’ordre du monde pour nous accorder ce que nous demandons ?"
OUI, bien sûr ! C'est déjà ce que fait un père humain pour ses enfants. Alors Dieu ... Quant à l'"ordre du monde", sommes-nous si sûrs de bien le connaître ? Chaque fois que j'entends dire à ce sujet que Dieu ne contrevient pas aux lois que Lui-même a posées, je me demande si ce n'est pas un peu prétentieux. Nous déchiffrons ces "lois" qui gouvernent le monde et je ne suis pas certaine que l'on ait dépassé la lettre A.

"Dieu ne récompense ni ne châtie".
Tout à fait d'accord (mais voir malgré tout l'épisode de la tour de Siloë).

"Il nous donne de vivre en Lui notre vie humaine, soumise aux aléas de l’ordre du monde. Il nous donne, par la communion eucharistique, de L’incorporer en nous afin de nous incorporer en Lui ; pour que nous puissions vivre dans le monde – non en dehors en le refusant et en le méprisant, mais selon le Royaume des Cieux.
Oui, mille fois d'accord.
Amitiés