20 février 2007

Jacob, 2 : Les jumeaux inconciliables, de l’identité entre rejet et fusion


A Thomas, in memoriam alterius Didymi

« […] tu ne remarques pas que je parle aussi, depuis longtemps, de la possibilité offerte à des jumeaux d’avoir deux âmes et d’en être une seule ? »[1]

Prendre comme axe de lecture de l’histoire de Jacob le thème de la quête de l’identité et de l’unité personnelle, c’est présupposer un point de départ conflictuel. Et de fait, dès les origines de sa naissance, le personnage de Jacob nous est révélé comme un être déchiré, un être en crise : « Rébecca devint enceinte. Or les enfants se heurtaient en elle »[2]. Dès le sein de la mère, cette identité conflictuelle est rendue manifeste par le thème de la gémellité, de la rivalité entre Jacob et son jumeau Esaü, sur laquelle je voudrais maintenant me concentrer.
« Le premier sortit: il était roux et tout entier comme un manteau de poils; on l'appela Esaü. Ensuite sortit son frère et sa main tenait le talon d'Esaü; on l'appela Jacob »
[3]. D’emblée, la relation entre les deux frères se caractérisera comme une véritable compétition, stimulée par un couple parental lui-même en crise : « Isaac préférait Esaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob »[4].
Les principales caractéristiques du personnage de Jacob ne sont alors ni une piété ni une morale exemplaires. Ce qui se manifeste en lui, c’est avant tout un désir d’être ce qu’il n’est pas – il rachète le droit d’aînesse de son frère contre un brouet de lentilles[5] ; et une tendance à la mystification manipulatrice, aiguisée par le soutien de sa mère Rébecca. C’est ce qui apparaît clairement dans le douloureux épisode du rapt par Jacob de la bénédiction paternelle, qui devait revenir à son aîné, avec la complicité et même l’incitation de la mère. Je m’arrête plus longuement sur cette scène et sur le dialogue entre Jacob et son père :

« Il alla auprès de son père et dit: "Mon père!" celui-ci répondit: "Oui! Qui es-tu, mon fils?" Jacob dit à son père: "Je suis Esaü, ton premier-né, j'ai fait ce que tu m'as commandé. Lève-toi, je te prie, assieds-toi et mange de ma chasse, afin que ton âme me bénisse." Isaac dit à Jacob: "Comme tu as trouvé vite, mon fils" "C'est, répondit-il, que Yahvé ton Dieu m'a été propice." Isaac dit à Jacob: "Approche-toi donc, que je te tâte, mon fils, pour savoir si, oui ou non, tu es mon fils Esaü." Jacob s'approcha de son père Isaac, qui le tâta et dit: "La voix est celle de Jacob, mais les bras sont ceux d'Esaü!" Il ne le reconnut pas car ses bras étaient velus comme ceux d'Esaü son frère, et il le bénit. Il dit: "Tu es bien mon fils Esaü?" Et l'autre répondit: "Oui." »[6]

Ici, se manifeste pleinement l’inanité de la vie de Jacob, embourbé dans un inextricable mélange de jalousie envers son frère qu’il veut supplanter, et de mensonge issu d’un authentique mépris de soi. Dans sa quête d’une image positive de lui-même – celle de l’aîné, de l’héritier, Jacob ne renonce à aucun moyen, surtout pas celui de la mystification ! L’identité en crise de Jacob repose sur un rejet de soi-même : il n’assume pas ce qu’il est, est incapable de faire face à son père, et le mystifie sans aucun scrupule. Il est clair que Dieu n’a à ce moment aucune place dans la vie intime de Jacob : on verra comment la progressive entrée en scène de Yahvé viendra peu à peu faire la vérité dans ce marasme.

Mais en fait, c’est là précisément ce qui fait tout l’intérêt du personnage : il ne peut avoir nul souci de Dieu, trop empêtré dans une quête de soi-même mal amorcée. En cela, Jacob se montre bien proche de nous dans la complexité de notre vie. Combien de fois avons-nous menti sur nous-mêmes, devant les autres, combien de fois avons-nous pu être tentés de nous défiler devant le regard du Père nous posant cette implacable question de notre identité profonde ? Heureusement, Jacob va être mis devant ses responsabilités par les conséquences de son mensonge : la guerre de soi-même contre soi-même atteint alors son paroxysme dans l’opposition fratricide des jumeaux. Son frère le prend véritablement en haine et il est contraint à l’exil[7]. Et c’est précisément au cœur de cet exil que se révèlera la présence, promesse de libération, de Dieu.

Mais cela est une autre histoire, et je voudrais pousser ma réflexion sur la gémellité un peu plus loin, sur des chemins un peu insolites ; au risque de vous sembler un peu incohérente, je vous propose un petit excursus musilien.
Ill. Bénédiction de Jacob par Isaac, Chapiteau de la Basilique Ste Marie Madeleine de Vézelay
[1]
Cf. Chapitre 56 : La constellation du frère et de la sœur ou : Ni séparés, ni réunis in L’homme sans qualités, Robert Musil, trad. P. Jacottet, éditions du Seuil, II, p. 578.
[2] Cf. Gn 25, 21 (traduction Bible de Jérusalem).
[3] Cf. Gn 25, 25.
[4] Cf. Gn 25, 28.
[5] Cf. Gn 25, 29-34.
[6] Cf. Gn 27, 18-24.
[7] Cf Gn 27, 41 : « Esaü prit Jacob en haine à cause de la bénédiction que son père avait donnée à celui-ci et il se dit en lui-même: "Proche est le temps où l'on fera le deuil de mon père. Alors je tuerai mon frère Jacob." »

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Juste une petite touche d'humour : il y a une croyance (qui date de la nuit des temps, comme on dit) qui assurait que, lorsqu'il s'agissait de faux jumeaux, l'aîné était celui qui sortait le deuxième. Raison invoquée : on pensait que le deuxième "situé plus haut" (!)dans l'utérus avait en réalité été conçu le premier...
Donc, Jacob n'aurait fait que récupérer "his first place" :-) CQFD !

Sémiramis a dit…

Vraiment, je n'avais jamais eu connaissance de cela! effectivement, cela change tout... ;-)