13 octobre 2007

Sur l'amitié - Entretien avec Jean-Baptiste Bourgoin

De quoi parlent deux amis qui se retrouvent? D'amitié, bien sûr.
Jean-Baptiste, tu m'as dit avoir éprouvé au cours de ces derniers mois un changement profond dans ta façon de conçevoir la philosophie, changement qui t'a amené à réfléchir plus particulièrement sur le concept d'amitié.

Tout à fait, et j'aimerais apporter quelques précisions. Plutôt qu'un changement, il s'agit d'une plus grande compréhension de ce que la philosophie signifiait pour moi. Je conçevais plutôt les écrits des philospphes comme des outils, permettant de construire ses propres outils. Avec la découverte de l'analyse de la pensée dans la philosophie d'Hannah Arendt, j'ai commencé à comprendre la lecture des philosophes comme une relation d'amitié, impliquant un dialogue. L'histoire de la philosophie serait alors l'histoire d'un grand dialogue entre amis.
Pour toi, le dialogue est le privilège des amis?
Oui, à partir du moment où le dialogue laisse la place au conflit. Il s'agit alors d'un dialogue au sens propre du terme. Lorsqu'un interlocuteur n'a pas peur du conflit avec celui avec qui il dialogue, alors il y a vraiment dialogue, car chacun est capable de se laisser pénétrer par la parole de l'autre.
En quoi Hannah Arendt t'a-t-elle aidé à conçevoir cela?
Ce qui est fondamental, c'est le problème de la pensée. Cette découverte avait été initiée par la lecture des Considérations Morales. La pensée est l'acte fondamental - en tous cas premier - de la philosophie; et elle est profondément déstabilisante. Elle apparaît comme un mouvement cyclique destructeur: un mouvement critique continuel qui détruit ses propres fondements. Cela amène Arendt à dire que la pensée est un acte dangereux, mais que de ne pas penser est encore plus dangereux.
Le texte des Considérations Morales (qui devait constituer le premier chapitre de la Vie de l'Esprit) poursuivait ainsi la réflexion engagée par Arendt avec le procès Eichmann. Si Eichmann avait pu agir comme il l'a fait, c'est parce qu'il ne pensait pas. Ne pas penser est grave, car on ne remet alors jamais en cause les discours qui nous dirigent. Le problème d'Eichmann n'était pas de ne pas avoir de sens moral. Il avait simplement échangé une morale contre une autre. La logique nazie posait une nouvelle morale impliquant un dépassement de soi. On retrouve ce schéma dans les Bienveillantes. Pour arriver à un tel niveau de violence exercée contre l'homme, il faut remplacer l'ancienne morale par une autre.
Arendt montre que pour passer aussi brutalement d'une morale à une autre, il faut vivre à partir de préjugés. C'est un terme très juste. Le préjugé vient avant le jugement, alors que le jugement vient après la pensée pour Arendt. L'acte de pensée qui est une critique perpétuelle de ses fondements, va questionner les présupposés de la morale que l'on demande d'appliquer. Quelqu'un qui pense alors profondément le discours nazi arrive à l'idée qu'il est inacceptable. Il y a ici quelque chose d'un peu kantien, dans l'idée d'une loi morale qui doit être universelle. Pour Arendt, penser le nazisme c'était arriver à l'idée que l'homme est inutile et donc à rejeter le nazisme. Cela me semble rejoindre la parole de Nieztsche "pour pouvoir vivre moralement, il faut pouvoir se libérer de la morale": car la pensée va contre la morale qui se constitue comme un discours ambiant. La pensée dérange. Elle est dangereuse autant pour l'individu qui modifie sans cesse ses repères internes, mais aussi dans l'espace politique.
Arendt considère que la pensée est néanmoins indispensable pour éviter la violence. Cela va de pair avec l'idée de la perte des "gardes fous de la pensée", avec la disparition, dans l'idée de Dieu, d'un "juge suprême" qui posait des limites à l'action humaine. Le nazisme et le communisme qui représentent la perte des gardes-fous et aussi la perte de l'idée de "testament" marquent le fait que les hommes sont livrés à eux-même, que rien ne peut désormais arrêter leur action. La nature est déjà dominée, et Dieu ne peut plus rien; on se retrouve face à une liberté totale. Il me semble que la pensée devient alors d'autant plus importante que les gardes-fous de la pensée ont disparu. On ne peut plus rester accroché à une morale posée par l'espace politique; chacun est alors obligé de penser.
Pour en revenir à l'idée d'amitié, cette idée de pensée met bien en valeur le conflit qui est en jeu. La pensée est dangereuse, elle peut nous exclure de l'espace politique - à plus forte raison quand le contexte politique est décisif et que chacun doit prendre des décisions. La pensée fait entrer en conflit soi-même avec soi-même et soi avec les autres, mais en même temps, elle nous protège d'une action dangereuse et violente envers l'autre. Elle est donc la marque d'une profonde amitié envers les hommes. L'idée de conflit est ici très importante.
Il y aurait donc une dialectique conflit réconciliation, qui s'appliquerait aussi bien à la relation amicale qu'au discours philosophique?
Oui, tout à fait. On pourrait donner une image hégélienne de ce phénomène, en parlant d'une relation dialectique maître élève. Celui qui parle, qui se trouve dans la position de maître, est obligé de supposer, ne serait-ce que temporairement, que son discours est vrai, et ce pour pouvoir affirmer, porter un jugement, afin de pouvoir sortir du mouvement circulaire de la pensée - en fait, de "figer" sa pensée. Celui qui se trouve dans la position de l'élève est obligé de faire pénétrer le conflit en son sein pour pouvoir entrer dans un dialogue: il doit considérer lui aussi que cette parole est vraie.
C'est un moment qui doit se renverser pour qu'il y ait dialogue, et l'élève qui a intériorisé la parole de l'autre doit rendre compte de ce conflit qui est venu l'habiter. C'est le principe du dialogue. Si je ne suis pas sourd à la parole d'autrui, je suis obligé de faire entrer sa parole en moi et donc de susciter un conflit interne.
Le mal ne réside pas dans ce conflit mais dans la chance de pouvoir éviter une violence envers autrui. les amis ne se font pas de mal: le mal serait plutôt cette absence de conflit qui indique une barrière qui se dresse. Je n'entends pas l'autre, il n'existe donc plus à mes yeux. Dans le cas du nazisme, il s'agit probablement de cela: on ne considère plus le juif comme un homme. Or l'ami doit considérer l'autre comme son semblable - en tant qu'il est un être humain, mais non dans une perspective d'égalité. Le mal radical est donc résolu par le conflit. Si la guerre devient inacceptable après la seconde guerre mondiale, c'est peut-être parce qu'avec le nazisme, on ne se trouvait plus devant une guerre qui engageait seulement le conflit entre des nations, mais devant des conséquences irréparables pour l'humanité même. C'est au moment où ce mal radical a eu lieu dans le cadre de la guerre que toute idée de conflit devient impossible pour l'homme. On retrouve déjà cette idée dans l'idée de la nation allemande au XIXème (Volkgeist) qui implique une rupture entre les membres de la nation et le reste de l'humanité. L'autre est pensé comme inaccessible, la rencontre est impossible, le conflit est impossible: c'est peut-être là la racine du mal radical?
L'amitié n'est pas fondamentalement cette relation de paix parfaite entre deux personnes, qui ne doit pas être altérée, mais le moment où l'on intègre le conflit dans la relation comme quelque chose de normal et même nécessaire - tout en étant un conflit qui ne doit jamais aboutir au refus de l'autre, à son anéantissement. Il implique que le "Je ne veux plus t'entendre parler" n'existe plus: on accepte l'autre dans son intégralité. Je pars de l'idée que la relation amicale est le fondement de la philosophie, contrairement à l'idée d'un face à face conflictuel négatif entre philosophes (cf Mag'Litt). ll s'agit d'un conflit dans lequel les paroles sont respectées, ne sont pas ridiculisées.
Peut-être ta conception est-elle difficile à cerner car elle désigne dans l'amitié quelque chose qui est au-delà de l'affectivité? De quelle nature est alors le lien d'amitié?
Sur la question des relations affectives, il est impossible d'attendre de nos amis que leurs sentiments soient les mêmes. Certaines personnes attendent de l'amitié une sorte de soutien fusionnel, et refusent le conflit. C'est souvent dans ce type de relations qu'il y a des clash. C'est paradoxalement ceux qui mettent l'amitié au dessus de tout qui sont les premiers à casser la relation. Cela rejoint probabalement la logique du conflit: ces personnes n'acceptent pas qu'il puisse y avoir conflit au sein de relations amicales. Il y a toutefois une nuance importante. Dans l'amitié philosophique, qui relève du dialogue, le conflit est nécessaire car il permet de faire avancer la pensée. Mais dans la relation amicale classique, le conflit doit être attendu mais il n'est pas nécessaire. En tous cas, l'amitié meurt lorsque le conflit n'est pas accepté ou considéré comme indépassable.
Je voudrais revenir sur cette idée de conflit dans l'amitié que tu appelles "classique". La présence de l'ami n'est-elle pas fondamentalement la source du conflit interne à l'individu? Ce que l'autre nous apporte, c'est une remise en cause de nos schémas personnels. Conflit que l'on pourra conceptualiser ensuite grâce au travail de la pensée.
Oui, on ne peut en fait pas séparer les deux plans de l'amitié que j'avais posés. Le dialogue n'est pas simplement celui de la parole philosophique, mais de la parole en général, voire du corps. Il y a cette logique de dialogue dans la vie de tous les jours, qui nourrit la pensée quotidienne. Se laisser pénétrer de la parole d'autrui permet d'entrer dans des sphères de discours qui nous seraient inaccessibles.
Ainsi, le fait d'avoir dialogué avec des amis catholiques m'a permis d'accéder à une compréhension de textes religieux que je n'aurais jamais pu acquérir seul. J'aime l'idée de "traduction": avoir intériorisé la pensée d'un croyant permet d'avoir une sorte de traduction immédiate d'un texte mystique, tout comme quelqu'un qui a appris une langue lira dans le texte. Cela rejoint le thème de la traduction dans l'oeuvre de Goethe, mais je ne vais pas développer ici ce problème. L'idée de traduction est intéressante car elle permet de comprendre que l'on puisse entendre parfaitement le discours d'autrui, comme on comprend une langue étrangère, mais toujours avec le substrat de notre propre langue maternelle; tout comme l'anglais d'Arendt avait conservé des consonnances germaniques! L'appropriation d'une langue étrangère nous fait entrer dans la civilisation qui lui correspond, mais cela n'est possible que par rapport à ma propre langue et ma propre civilisation. C'est peut-être pour cela que depuis le XIXsiècle, la philosophie s'intéresse autant à la question de la langue. Il y a donc un phénomène de traduction dans l'amitié: entendre son ami, c'est s'imprégner de sa vie pour la comprendre et en même temps de questionner la nôtre. Cette vie ne nous est plus étrangère, on ne met pas un voile dessus.
Pour en revenir à la philosophie, ce processus d'intégration de la parole et de la pensée de l'autre semble nécessaire pour forger sa propre pensée; tout comme le partage de l'existence de ses amis permet de faire ses propres choix existentiels.
Effectivement, c'est intéressant. Le modèle de l'amitié permet de faire comprendre à ceux qui ne connaissent pas la philosophie ce que signifie le dialogue philosophique. Il s'agit là de la logique de la transmission et de la question de la culture.
Un des gros dangers de notre époque est d'avoir pensé la culture comme quelque chose qui détermine notre mode de vie, qui imprègne notre société. Ce qui n'est pas faux en tant que tel, mais il ne faut pas oublier que fondamentalement la culture est un processus d'appropriation, et pas seulement de détermination! A partir du moment où lon considère que la culture n'est qu'un phénomène de détermination, cela ne peut que créer du conflit dans une société qui se dit "multiculturelle". Bizarrement, cette logique de culture au sens moderne, posée comme valorisation des différentes cultures contre un schéma colonialiste, reste dans un schéma colonialiste. L'enseignement subit une crise, car la culture n'est pas seulement un déterminisme subi par l'élève, mais un parcours qu'il doit s'approprier. Cette appropriation permet de tracer son propre chemin, mais cela ne peut se faire que si l'on connait le chemin des autres. La liberté est le moment où l'on s'approprie l'expérience d'autrui avec laquelle on peut entrer en conflit.
C'est aussi le problème de l'art contemporain qui a voulu rompre avec la tradition et ne veut se fonder que sur lui-même. Les grands génies - Shakespeare, Mozart... - s'inspirent du passé, se rattachent à une tradition, tout en la dépassant. Ils montrent bien que la tradition ne détruit pas la créativité, n'empêche pas l'émergence de la personnalité. Dépasser, mettre de côté le maître après l'avoir entendu: c'est l'attitude que l'on doit avoir envers la tradition.
Cela implique un dialogue d'amitié avec les créateurs qui nous ont précédés, dans toute démarche créative.
Oui, tout à fait. Pour Arendt, l'homme édifie un monde; le monde est cette chose qui dure, qui traverse le mouvement destructeur de la nature. On peut montrer que l'animal a une conscience, mais le propre de l'homme est d'édifier un monde qui dure. L'homme est lié à un passé, et meurt en sachant que le monde lui survit - ce qui s'oppose à la logique de la nature qui est cyclique, mouvement de génération et de corruption. L'homme s'inscrit dans une linéarité et apparaît comme un petit élément de cette histoire. Penser la mort amène donc à penser la question de la création d'un monde humain, et la permanence de la parole des morts qui ont constitué ce monde.
On entretient donc nécessairement un dialogue avec cette "parole des morts", et le rejet de la tradition s'apparente à un rejet du monde. La recherche d'une création "ex nihilo" constitue une sorte de retour à l'animalité. Si penser est uniquement penser à partir de soi-même, ma parole n'a pas d'autre destination que moi-même et ne vise pas à l'immortalité. Viser à l'immortalité, c'est désirer participer à l'édification du monde - et donc avoir conscience de sa propre mortalité dans un monde qui va continuer après moi. La rupture moderne avec la tradtion est une rupture avec l'idée de dialogue, idée d'entendre la parole de l'autre qui n'est pas la mienne, et que ma propre parole peut nourrir autrui. La perte de l'idée d'immortalité, la peur de la maladie et de la vieillesse, est liée à cette conception de la tradition et par suite de l'amitié. Mais également à la perte du "garde-fou" religieux. On a fait sauter tous les gardes-fous qui permettaient de penser l'édification d'un monde! Ainsi, le rite de l'enterrement, avec l'idée que les morts restent présents. L'homme devient de plus en plus responsable de ce qui lui permet d'édifier le monde et d'être en tant qu'homme. C'est que voulait dire Hannah Arendt en citant la phrase de René Char en introduction de La Crise de la Culture, "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament": nous sommes dans une logique de liberté absolue dans laquelle l'homme a un devoir démesuré, à la fois beau et problématique.
Pour conclure, on pourrait donc dire que l'amitié est le lieu de la construction, à la fois de notre vie personnelle, mais aussi du corps social, tant sur le plan politique que sur le plan "mystique" (dans une perspective qui peut être tout autant athée que religieuse): c'est à dire qu'elle représente ce lien entre les vivants et les morts qui permet aux hommes d'humaniser le collectif animal?
C'est une phrase synthétique tout à fait juste. L'amitié telle que nous l'avons abordée touche autant aux rapports de soi-même à soi-même, à l'enjeu de l'amour de soi, qu'aux relations entre les hommes. Je pensais à Teilhard de Chardin qui parle de l'homme comme "flèche de l'évolution": l'homme structure pour lui l'évolution du cosmos. Il veut lier religion, nature, et humanité: il fait de l'homme le responsable de l'édification du cosmos. Mais je ne peux m'étendre sur cette pensée que je maîtrise mal. Teilhard constitue néanmoins probablement un auteur clef pour comprendre la place de l'homme dans la nature, le monde.
Pour en revenir à ta remarque, il y a certainement une continuité entre la vie intérieure et la vie politique, et je pense effectivement que l'amitié constitue le lien politique.
Merci.

19 commentaires:

Didier Goux a dit…

L'amitié, c'est juste se souvenir qu'on a été jeunes en même temps...

Sémiramis a dit…

C'est probablement ce que disent tous les vieux.

Didier Goux a dit…

Ah, non au contraire : c'est une "vérité" que la plupart acceptent mal. Ils veulent avoir des "valeurs" communes, des tas de choses indicibles qui les grandissent à leurs propres yeux. Alors que, en fait, ce n'est tout de même rien d'autre.

Anonyme a dit…

La notion de conflit en amitié me gène. L'ami n'est jamais source de conflit, j'entends de conflit avec l'ami.

Et c'est justement parce que la notion de conflit disparait du cadre relationel que l'on peut parler d'amitié plutôt que d'amour.

Fusion ? Non plus, car il ne s'agit pas de "devenir l'un qui est supérieur à ceux qui le créèrent", mais d'être bien à deux, tout simplement.

C'est seulement en amour que l'on recherche la fusion, que l'on DOIT rechercher la fusion, et c'est pour cela sans doute que trop d'histoires d'amour se termine par la dé-fusion, la rupture.

A-t'on jamais entendu parler de "rupture" amicale ?

- Ça va ?
- Ça va.

Voici un bon exemple de vraie conversation amicale après six mois d'absence Pas besoin d'en rajouter, de se raconter, de convaincre.

Ça va, bien même ; lorsque l'on a un ami.

Anonyme a dit…

Intéressant ...

Sémiramis a dit…

Merci Tietie, et bienvenue.

Sémiramis a dit…

Didier, oui, vous avez peut-être raison, mais pour le moment nous on en est au stade "jeunes en même temps" alors on peut pas trop juger... ;-)

Sémiramis a dit…

Halio,

Il s'agit de "conflit" au sens de débat, de différence qui s'impose et ne veut pas se nier. Je persiste à penser qu'il y a conflit dans l'amitié! Au moins, l'amitié fait surgir un conflit interne en moi, en me proposant d'autres façons de voir et de faire que la mienne propre!

Il peut très bien y avoir des ruptures amicales, en particulier quand on recherche la fusion qui n'a pas lieu d'être dans une relation amicale.
Après cela ne veut pas dire qu'on soit toujours en train de discutailler. Cela signifie que la conscience de l'importance de l'autre dans ma vie est déjà une source de débat interne...

Je ne pense pas non plus qu'on DOIT rechercher la fusion dans la relation amoureuse. On ne la recherche que trop naturellement. L'enjeu serait plus à mon sens de circonscrire cette fusion au seul domaine où elle se justifie (le sexe) et de la bannir le plus possible du reste!

Bonne soirée

Anonyme a dit…

Douce Elise,

J'avais bien compris la notion de conflit pris dans son sens de débat, tout particulièrement de débat interne, d'où le "j'entends de conflit avec l'ami", mais je n'adhère toujours pas à cette notion dans le cadre de l'amitié.

Ou alors, nous ne parlons pas de la même amitié et j'entends ce dont tu parles au sens de "relation amicale", c'est-à-dire qui se voudrait amicale. L'ami au sens strict du terme, et j'en possède au moins deux dans ce sens depuis ma préadolescence, est d'abord un refuge, un point d'équilibre, une zone de stabilité personnelle.

Non, pas de fusion, effectivement, et nous sommes d'accord au moins sur ce point solitaire.

Mon cœur et mon esprit sursautent en revanche lorsque je te lis sur le débat interne qui naîtrait d'une "conscience de l'importance de l'autre". Si ce débat existe, je te jure qu'il ne s'agit plus d'amitié, mais de relation. On ne se pose pas la question de l'ami : il est, cela suffit. C'est dans cette plénitude et dans cette plénitude seule que l'on définit l'ami vrai, qui n'a d'ailleurs pas de définition. (Je dédie cette dernière phrase à mon ami Garwin…)

Un dernier point : en ce qui concerne la fusion sexuelle du débat amoureux, je ne suis pas loin d'être d'accord avec toi, c'est lorsque tu tentes de limiter cette fusion à la seule dimension sexuelle que je m'étonne. Pourquoi une telle limite ?

Bonne soirée à toi.

Didier Goux a dit…

Il peut y avoir rupture amicale, lorsque les deux personnes concernées se sont progressivement éloignées l'une de l'autre à un degré tel que tout échange devient impossible.

Pour ce qui est est des "amitiés anciennes", je conseille l'écoute d'une des ultimes chansons de Léo Ferré : "Les Vieux Copains". À la fois déchirante et très vraie.

Anonyme a dit…

AH !!! On parle de Férré enfin ici! J'en enfonce ma touche caps-lock! Oui en effet Férré en savait un rayon sur l'amitié, n'est-ce pas cher monsieur Goux! Sachez que je prend votre partit, on se souviendra notament des larmes du grand Leo a la seule evocation du nom illustre de Jean-Roger Caussimon. Ah, Didier, que de nostalgie!

Pour autant ce fameux Jean Batiste Bourgoin nous livre une reflexion passionante, j'apprecie notement le passage sur A. Arendt.

Amicalement

Alexis

Sémiramis a dit…

Cher Halio,

L'idée que l'ami soit un centre de stabilité n'empêche pas l'idée de conflit. Ce n'est pas parce qu'on sait être aimé de façon fidèle et sans remise en cause que les paroles et les réflexions de notre ami ne nous remmettent pas personnellement en cause... Cela me semble important pour avancer, cette alliance entre attachement pur qui réunit et différence qui fait avancer chacun. En ce sens l'amitié est une plénitude, mais qui est aussi un dynamisme.

Pour ce qui concerne la fusion amoureuse, je pense que si elle s'exprime dans la relation elle commence a détruire la relation qui devient trop passionnelle. On aura toujours ce besoin de fusion avec celui que l'on aime, mais il faut rester dans les limites du vivable quotidiennement pour chacun sur le long terme.

Le sexe est le lieu où on peut s'en donner à coeur joie dans les pulsions fusionnelles, ça ne prête pas à confusion car au moins... on est là pour ça ;-) !

Bonne journée!

Sémiramis a dit…

Didier, oui sur l'idée de rupture amicale, mais il peut aussi y avoir clash quand on était dans la fusion et dans une image fantasmée de l'autre qui se brise à un moment donné...

Léo Ferré, cela ne m'étonne pas que celà exalte Alexis ;-)
Bon, je n'ai rien contre les chanteurs de gauche (si si je vous assure) mais je n'ai pas ça dans mes stocks de musique. Ca traîne peut-être dans les 33 tours de Mamie... allez, je suis méchante mais qui bene amat bene castigat.

Bonne journée à tous!

Anonyme a dit…

Jean-Baptiste et chère Elise,
J’arrive enfin à trouver le temps de lire la fin de ce long article et de le commenter.
En premier lieu, je ne comprends pas pourquoi le dialogue serait le privilège des amis. Vous placez la relation d'amitié comme une relation de laquelle on attend quelque chose, une relation qui doit permettre de progresser. Vous donnez donc un "but" à l'amitié. Et j'avoue que cela me gène.
Pour moi, il y a plusieurs formes d'affection "amicale" notamment l'amitié, la sympathie, la relation amicale (ainsi que la nommait Halio), la camaraderie. Ainsi je ne nommerais pas « amitié » mais « sympathie » le « sentiment » envers le genre humain que traduit le fait de penser ou plus exactement de se questionner.
D’autre part, l’idée de conflit me trouble. L’amitié pleine ne connaît pas de conflit, à mon avis, mais plutôt des confrontations d’idées ou des mises face à face. L’ami n’est pas pour moi celui qui cherche à convaincre ou à argumenter mais plutôt celui qui écoute, raconte et accompagne. Que cette confrontation d’idées fasse progresser est un plus mais pas une nécessité.
Pour ce qui est de l’idée de traduction, je dirai qu’elle doit s’effectuer systématiquement dans toute communication et que de la réussite de cette traduction dépend la qualité de la relation, son intensité et le degré de fusion.
Enfin, je ne vois pas en quoi la recherche de la fusion mettrait en danger le rapport d’amitié. La recherche d’une fusion amicale (ou amoureuse) n’est pas négation de la réalité ou sublimation de l’autre mais la recherche d’une harmonisation de deux personnalités jusqu’à obtenir l’accord le plus proche possible de la perfection. Cette recherche de fusion sous-tend donc une dynamique constante et la nécessité d’être conscient de la différence de l’autre, de son existence distincte.
Pour conclure, je pense que vous auriez du inclure dans le titre la mention de philosophie car vous ne discutez pas ici à proprement parler « d’amitié » mais d’amitié en philosophie…

Sémiramis a dit…

Chère Raph,

Merci pour ce long commentaire qui méritait que je prenne le temps de la réflexion pour y répondre... C'est chose faite et les dernières heures ont été chargées émotionnellement, mais j'en reparlerai.

"le dialogue serait le privilège des amis", parce que les amis se connaissent assez pour avoir un échange régulier et profond (qui n'est pas la conversation intéressante que l'on peut avoir avec des relations amicales par exemple, au milieu d'un torrent de banalités)

Le dialogue n'est pas forcément conversation. On peut entretenir un dialogue de gestes et d'attentions. Avec ses amis qui sont partout en France ou ailleurs et que l'on voir peu, auxquels on envoie une carte postale par an, et surtout auxquels on pense.

Penser à son ami n'est-ce pas déjà nourrir ce dialogue?

"Vous placez la relation d'amitié comme une relation de laquelle on attend quelque chose, une relation qui doit permettre de progresser. Vous donnez donc un "but" à l'amitié"

Attention, il y a une différence entre constater que l'amitié fait progresser et dire que l'amitié a un but! Jamais n'a été évoquée l'idée d'un but de l'amitié. Mais je crois profondément que la qualité de toute chose s'éprouve dans ses fruits, et s'ils sont positifs, la chose est bonne. Au moment où j'ai constaté que la présence d'un autre m'avait fait avancer de façon significative, j'ai compris que j'avais un ami. Bon, c'est personnel. Mais bon, je n'ai pas envie de passer du temps dans des relations qui ne m'apportent rien (c'est mon côté furieuement pragmatique).

Il n'y a donc pas de but à l'amitié; je le dis quand je parle du don inconditionnel, c'est une pure gratuité. Mais comme toute gratuité, elle porte de beaux fruits. C'est d'ailleurs au moment où l'on recherche quelque chose dans la compagnie de l'autre que la relation se fausse. On est alors à l'opposé de l'amitié et on s'éloigne de l'autre.

Le problème c'est que tu as une vision réductrice du dialogue comme "penser ou se questionner". Ce sont d'ailleurs des activités très intimes que l'on ne peut pas partager avec n'importe qui! Mais c'est surtout un partage de parole et la parole n'est pas faite uniquement de mots... En archè en o logos...

L'idée de conflit est présente dans toute relation humaine car l'homme est intimement divisé par le péché originel. Il éprouve donc profondément un conflit entre lui-même et lui-même. "Je est un autre"... L'ami affirme sa différence et se pose en autre: cela suffit à créer un conflit.

Le conflit n'est pas à conçevoir comme négatif mais comme facteur de progrès: c'est tout simplement le mécanisme de notre vie.

Au sujet enfin de la fusion, je pense que nous avons une différence de principe: tu parles de "rechercher la fusion": moi je pense qu'elle s'impose et qu'elle est la tendance première, primitive de notre désir de rencontrer l'autre. Le rencontrer pour l'intégrer, l'approprier, et se consommer en lui. Il me semble ici qu'il y a quelque chose à dépasser pour vivre "la nécessité d’être conscient de la différence de l’autre" comme tu dis. Mais bon, c'est personnel!

En tous cas merci de ta lecture et bonne soirée!

Anonyme a dit…

Merci Élise, j'ai bien fait d'attendre un peu avant de répondre !

Je n'ai pas grand chose à ajouter à cela. Ce que je remarque c'est que la plupart des intervenants sont en réalités gênés par ce terme de "conflit". J'aime ce terme car sa racine latine, confligere, signifie lutter avec, lutter ensemble ("con", avec, fligere, "luter"). Il y a bien l'idée d'une prise en considération de l'autre dans l'action, de nécessité même de l'autre dans cette action.

Élise a très bien répondu sur la postivité du conflit.

J'aime beaucoup cette phrase d'Héraclite : le conflit est mère de toutes choses. Élise a tout à fait raison de faire référence au "en arke en o logos", je supposais dans ce texte que la parole n'est pas uniquement le parlé avec une langue, mais aussi les gestes, les actions du corps etc.

C'est ici qu'une notion comme camaraderie est utile. La personne avec laquelle nous allons faire une partie de basket et de jeu vidéo, et uniquement cela, n'est pas un ami, mais un camarade. L'idée d'échange n'est pas présente dans cette relation, ce qui importe ici c'est uniquement de passer du temps ensemble.

L'ami est celui que l'on va prendre comme autre, parce qu'il est autre etc. Vouloir se fondre dans ses amis, ne pas vouloir distinguer ses amis de soi-même, ne pas accepter cette distinction, c'est entretenir une relation assez étrange avec eux. Est-ce un passage de l'amitié à l'amour ? Je ne sais, il faudrait que je travaille sur cette question.

Ce qui amène à la question de la fusion. Bon, je ne sais pas vraiment quoi répondre à ce sujet. J'ai commencé à gribouiller quelques idées au sujet de l'amour, mais rien de très clair. La fusion est certainement un mouvement naturel de l'amour. Vouloir fusionner est naturel, mais n'est surement pas le meilleur moyen d'entretenir une relation amoureuse. En effet la fusion n'est pas possible, car l'autre est toujours autre, même l'être aimé. L'amour est une sorte de "vivre ensemble" perpétuel, de continuel présence de l'autre, même lorsqu'il n'est pas là. Ce n'est pas une référence à l'autre ponctuel, comme nous le faisons avec nos amis, mais une présence toujours actualisé. En ce sens il peut sembler y avoir fusion, confusion même, est-ce moi ou l'être aimé qui parle ? En amour il faut savoir vouloir toujours l'autre, le rendre continuellement présent, sans pour autant se perdre en lui. Chose difficile. C'est pour cela qu'aimer n'est pas un terme limité à la seule relation amoureuse. Je puis reconnaitre la présence d'un ami dans telle ou telle parole, action, je puis même la vouloir, et je lui témoigne ainsi ponctuellement mon amour. Mais vouloir la présence continuelle de la parole d'un ami, c'est peut-être glisser de l'amitié à l'amour.

À réfléchir. Je planche là-dessus et vous propose un petit article dès que les choses seront un peu plus claires ;)

Sur ce, je vais en cours.

Sémiramis a dit…

J'attends avec impatience tes réflexions sur la fusion JB... On pourra ainsi reparler de l'euchristie et de la communion!

Anonyme a dit…

J'ai devant les yeux un ouvrage étonnant de Heidegger : Acheminement vers la parole (Unterwegs zur sprache). Et voici, ma chère Élise, ce que cet homme nous dit :

«L'intimité où monde et chose sont l'un pour l'autre n'est pas une fusion où tous deux se perdent. Il ne règne d'intimité que là où ce qui est à l'unisson, monde et chose, devient distinction pure et demeure distinct. Au milieu des deux, dans l'entre-deux où monde et chose diffèrent, dans leur inter, règne le Dis de leur jonction».

je ne vais pas m'aventurer à interpréter ce texte, j'avoue n'y avoir pas compris grand chose ! Mais peut-être n'est il pas le texte le plus adapté à une entrée en Heidegger.

En revanche, j'entend ici quelque chose qui semble rejoindre ce dont on parle : les deux qui se rejoignent dans l'intime, qui sont à l'unisson, demeurent distinct. L'intimité se déploie dans cette distinction. Il ne peut y avoir accueil de l'autre dans l'intimité que parce qu'il est autre, et donc pas moi.

Pour ce qui est de l'article, ça n'est pas pour tout de suite ;) En plus le serveur sur lequel est hébergé mon blog semble avoir quelque soucis en ce moment, c'est fort ennuyeux !

Sémiramis a dit…

Tiens, cela me réconcilie avec ce vieil Heidegger. A creuser et revoir ensemble!