15 février 2008

La lente mise au jour d'une blessure



J'ai découvert Pascal Quignard par le biais de l'enthousiasme de mon amie Chloé, qui m'avait offert le fameux Tous les matins du monde après m'avoir permis de visionner le très beau film qui avait été adapté à partir de ce petit ouvrage. Si le film est particulièrement fidèle à l'esprit du texte, il ne dispense pas de le lire tant la densité émotionnelle très intense qui se dégage de ce livre qui se lit en quelques dizaines de minutes est particulière. Peut-être parce que Quignard excelle à faire jaillir en écriture les musiques dans lesquelles s'incrustent les personnages, interprètée dans le film par un mythe de mon enfance, le catalan Jordi Savall.
Dans Terrasse à Rome, même procédé romanesque, court et compact, mais le vecteur de l'action n'est plus la musique: le héros défiguré vit par le médium de la gravure. Dans tous les cas, les personnages sont en extrême souffrance, en incapacité de mettre au jour leur être et leurs désirs; la viole si déchirante, la gravure si pénétrante, viennent soutenir leurs vies et en dessiner les contours qui restent un langage personnel, impropre à la sociabilité. Musique, gravure: le motif de la vie des personnages, qui les isole et les contruit, est aussi ce qui dessine la structure de l'action romanesque à travers l'écriture de Quignard.
Dans les escaliers de Chambord, l'action est plus complexe et plus longue, le personnage principal moins esquissé et moins énigmatique. Mais la souffrance reste, tenace, lancinante, et elle se diffuse dans tout le roman, éclabousse tous les personnages - plongeant le lecteur dans un marasme assez terrible. Contrairement aux deux autres textes évoqués, où la raison, la source originelle de la souffrance du personnage est exposée d'emblée, les escaliers de Chambord racontent l'histoire d'une délivrance. Les 400 pages du roman sont le récit de la lente mise à jour de la blessure du héros: d'où une action plus agissante, moins contemplative que dans les matins et la terrasse; inscrite dans une structure différente, celle du monde des jouets anciens dont le héros est marchand et adorateur.
Plus construit, il ne m'a pas laissé la saveur fulgurante, qui va droit au coeur, que donne dans les matins en particulier, la brève exposition d'une intense tragédie. Fastidieux, le roman progresse entre des personnages névrosés et douloureux, bizares et incapables de vivre des relations supportables avec les autres. Le dénouement un peu positif ne vient pas vraiment soulever une brise plus légère sur ce lourd tableau, lourd de nostalgie et de solitude. Reste une écriture singulière, parfois fulgurante, mais à la longue, pesante.

"Nous nous aimions. Quel est le nom de qui j'aime?" Ils burent. Laurence s'était éprise de la bière à la cerise. Elle évoquait cette rencontre rue de Lille, sous l'averse, la banquette de velours jaune, l'ascenseur ancien. Elle évoquait un moment qui avait été d'une certitude et d'une fusion totales, injustifiables. C'avait été une union, une harmonie aussi aisées et aussi naturelles que l'était la rencontre éternelle de la mer et du sable. Une union aussi aisée et naturelle que la rencontre de l'enfant avec la détresse. Une harmonie aussi aisée et naturelle que la rencontre du soleil et de la vision dans les yeux des mammifères. Une harmonie aussi aisée et naturelle que la rencontre des dents et d'une proie déchirée et qui hurle"
p. 359, éd. Folio.





13 commentaires:

Anonyme a dit…

La délicieuse Chloé t'a donné envie de lire Pascal ?

Anonyme a dit…

Ca m'étonne pas, tiens.

Vive Chloé !

Sémiramis a dit…

Oui, et elle est en train de me convaincre aussi malgré elle que Belle de Seigneur va me terrifier!

Didier Goux a dit…

Avez-vous lu Le Sexe et l'effroi, du même Quignard ?

(Et dispensez-vous de Belle du Seigneur, je vous prie...)

Anonyme a dit…

Oh oui, pas de Belle du Seigneur, quel ennui !

Léopold a dit…

Je pose ici une voix en faveur de Belle du Seigneur, même si évidemment ça ne donne pas dans le style "court et compact": pas facile, certes, avec des passages à vide, peut-être, mais ô combien de splendeurs et de plaisirs en compensation. Sinon, pour recentrer le débat, je garde plutôt un bon souvenir de Terrasse à Rome, mais je ne saurai, hélas, en dire autant de tous les textes de Quignard que j'ai eu entre les mains; pour aujourd'hui, je retiens donc que ces Escaliers de Chambord ne sont pas à intégrer en priorité dans ma liste de lecture. A bientôt!

Sémiramis a dit…

Mes enfants,

je suis de plus en plus convaincue que la lecture de Belle du Seigneur non seulement me dépitera totalement, mais en plus risque de me brouiller avec certains de mes amis chers qui vouent un culte et une admiration folle à ce livre... Je ne cite pas de noms... ;-)

Quant au sexe et l'effroi, pas lu, mais ça peut se négocier (gai lulu me le prêtera bien si je le supplie et le flatte...

Bonne semaine de travail parisien Léopold!
Bonne semaine à tous! Amitiés

Anonyme a dit…

Je lis l'ouvrage de Quignard et reviens ici ;)

Pour ce qui est de Belle du Seigneur, la lecture d'une interview de Cohen m'a presque définitivement coupé toute envie de le lire.

Anonyme a dit…

Oui, il ne faut pas trop creuser le personnage... ni lire le fameux "livre de ma mère", une chose horrible matriolâtre...

J'attends ton avis sur Quignard, et sur Huguenin!

Bonne semaine et good night...

Anonyme a dit…

Et voilà ; bravo Tatianus ! Je suis sûr que dans le livre de Tatianus il est conseillé de ne pas aimer Cohen...

Ben moi je dis et redis que ce livre [belle du seigneur] est un absolu chef d'oeuvre, d'une richesse textuelle extraordinaire, pleine de tragique et de passion violente. C'est magnifique !

Sémiramis a dit…

En publiant, cher Coincoin, sur ton blog, une interview immonde de vulgarité de ce même Cohen, tu m'en as dégoûté plus que quiconque au monde!

De toutes façons ma décision est prise, je ne lirai pas Cohen pour ne pas me disputer ni avec toi ni avec C. (on est déja à couteaux tirés à cause de Quignard...)

Ceci dit, le livre offert par le bon Tatianus n'est pas didactique: il constate des faits, les snob'litt' détestent Belle du Seigneur (entre autres: je publierai cette liste très amusante)

Bonne nuit!

Anonyme a dit…

Tsss, cette interview était si belle, si subtile, si drôle ! Un génie a le droit de faire preuve d'une aussi immonde mauvaise foi !
Tiens prends les deux génies de notre temps : Johnny Hallyday et Eddy Mitchell ; ils sont membres fondateurs du parti "mauvaise foi évidente" ; c'est bien la preuve, non ? Non ? NOn... Hum..

Sémiramis a dit…

Si si si, Cohen est dieu, et Coincoin est son prophète (amiiiiiiiiiiiiiin!)