01 novembre 2006

Philia, Philosophia et communion des saints

En ce jour de Toussaint, dans ma magnanimité et ma catholicité je me devais de vous offrir une petite homélie recette maison. Cependant, n'étant jusqu'aux dernières nouvelles pas plus susceptible d'accéder un jour aux cours d'homélies du séminaire qu'à la chaire d'une église, je n'en fais qu'à ma tête, et vais vous parler de la Toussaint en divaguant sur un de mes amis philosophes (ça change un peu de st Jean).


Petite liturgie philosophique
.
"[...] par le moyen de la Raison j'ai, ou je puis avoir quelque société avec Dieu, et avec tout ce qu'il y a d'intelligences; puisque tous les esprits ont avec moi un bien commun ou une même loi, la Raison.
IV. Cette société spirituelle consiste dans une participation de la même substance intelligible du Verbe, de laquelle tous les esprits peuvent se nourrir [...]"
Malebranche, Traité de Morale, I, I, III et IV.


"Dieu est amour"; certes, mais je partage avec certains d'entre vous un regret: celui de voir si peu évoqué dans la doctrine catholique le thème de la
Philia. Benoît XVI, déclinant la polysémie amoureuse dans Deus est Caritas, s'est longuement arrêté sur la distinction éros agapè - mise au point nécessaire, ô combien, pour notre temps si érotique. Quid du troisième sens grec de l'amour, celui dont Aristote a si bien défini les contours, celui de la Philia?
Il me semble qu'il serait urgent de s'attarder sur cette question sur le plan doctrinal; et en parlant d'urgence, je pense spécialement à l'importance pour l'Eglise de rappeller et défendre une vocation spirituelle de la politique. La philia est effectivement un concept politique. Aristote la définit comme telle, et je me souviens d'un cours magistral de Catherine Chevalley, où elle mettait en valeur la reprise par Descartes de ce thème dans la réponse qu'il écrivit lorsqu'il fut odieusement calomnié. Reprise à travers l'Evangile de Matthieu, le concept de charité... Tiens tiens. La Philia: concept du lien social, forme de charité évangélique.
Finalement, en cette fête de Toussaint, me vient une idée - ou bien devrais-je la qualifier de grâce spirituelle (une de plus). Si l'Eglise peine à s'approprier, à "digérer" en quelque sorte le concept de la philia, c'est peut-être à cause de celui, si fondamental, de "Communion des saints". Qu'est ce que la communion des saints sinon l'identification d'une société amicale? L'ami est bien celui qui accompagne, qui forme et déforme notre monde social. Mes amis, comme tel ou tel saint, me ressemblent et me renvoient ma propre identité en plein visage. Ils sont aussi bien différents de moi, et m'arrachent de mon ego étroit.
Mais ce qui est véritablement surnaturel dans l'amitié, c'est le fait qu'avec mon ami - ou le saint qui le devient - la relation se déploie par delà espace et temps, dans un espace intime qui dilate la temporalité et ne connaît plus de lieux
. Une philia pure doit avoir cette caractéristique: je ne suis pas lié à mon ami par un sentiment passionnel, mais par cette communion spirituelle et affective qui me le rend présent librement. Même sans la présence physique de mon ami, il me fait grandir! On voit que la philia est liée moins à un sentiment de "concupiscence" pour reprendre le vocabulaire de Malebranche, qu'à une "délectation prévenante de Dieu" (expression exaltante!)...
La Philia, dans la communion: c'est bien là l'expérience étonnante de l'Eglise, terrestre et mystique. Ceux qui comme moi connaissent la grâce de vivre de belles amitiés en Christ ne me contrediront pas. Je ne saurai que trop suggérer aux sceptiques de pousser la porte blindée de leurs préjugés. Il est vrai que l'aspect "tout le monde est frère, on aime les pauvres et les moches... mais seulement en théorie" qui règne parfois au coeur des églises peut rebuter... Quant à l'amitié spirituelle avec les saints, elle est bien loin de l'attrait morbide pour la communication avec l'au-delà, telle que peut la concevoir le vulgaire. Il s'agit bien moins de nouer un dialogue avec des morts que de reconnaître une relation d'amitié qui transcende les contraintes spatio-temporelles qui font le lit de notre finitude. La communion des saints manifeste l'éternité de l'amour de Dieu, à travers des visages incarnés, proches de nous dans la splendeur et la décadence de leur humanité.
Si l'amour ne passe pas et fait exploser les dimensions esthétiques de notre monde, Malebranche nous rappelle de façon magistrale que Dieu nous est présent avant tout dans cette "société spirituelle" issue du Verbe. La philia de la sophia... je faisais remarquer récemment à (mon ami) Jean-Baptiste Bourgoin que la philosophie était bien proche de la communion des saints. C'est ce qui m'a frappée tout de suite lorque j'ai commencé mes études philosophie, il y a quatre ans: cette présence actuelle de l'autre qui suscite ma pensée, force mon esprit au travail, et m'aide à rconstruire le réel. Il y a une réelle rencontre et une réelle relation dans l'acte philosophique. C'est sûrement pour cela que la philosophie est lourde d'enjeux politiques... mais je ne m'étendrai pas là-dessus, sauf si vous me suppliez bien entendu.
De tout cela, je veux pour preuve cet échange avec Malebranche, et tous les autres, et ces discussions avec vous, qui me font grandir au jour le jour dans l'intelligence de la foi et l'action de grâce. Et dans l'amitié. Pourvu qu'il en soit ainsi pour vous! Amen (et toc).

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Il est beau, ce texte, Elise. Très sympa. Je ne sais pas si je conçois la philo comme cela, mais il y a des intuitions tout à fait justes, et donc un peu "dérangeantes" dans ce que tu dis sur l'espace intemporel ouvert par l'amitié... J'ai tendance à penser que la même chose se dirait avec l'amour fou porté à certaine fille longtemps aimée il y a des années (désolé pour le côté sentimental)...
Je disais: je ne sais pas si je vois la philo comme cela; je la vis parfois comme, au contraire, l'expression d'une immense solitude, comme quelque chose de très solitaire. Parce que pour aimer autrui, il faut d'abord être soi-même quelqu'un, et cela ne saurait être le cas si l'on n'était que pur éclatement affectif/sentimental vers autrui. Sans parler de tout ce qui est incommunicable/intouchable d'une personne à l'autre... Cette solitude ne devant pas être trop vite rabattue sur une forme d'égoïsme, ni de tristesse de ne pas être entouré...
Bon, ce n'est pas très clair, tout ça, mais ça demanderait réflexion. J'avais déjà écrit des textes dans mon Systar signifiant à quel point la marche solitaire m'était essentielle, mais sur ces sujets, tout est toujours à repenser, à redire, à réécrire.

Sois assurée de ma plus respectueuse philia, très chère,

Bruno

Sémiramis a dit…

Cher Bruno,

Effectivement ce que tu dis mérite réflexion, et surtout méditation au regard de la "caritas" qui nous travaille tant...

Je t'invite à aller lire, sur le sujet de la philosophie comme communion, un article sur le blog de mon ami M. Camille, qui bien souvent anticipe et reprend mes propres intuitions sans concertation (philia, philia, quand tu nous tiens...): il s'intitule "philosopher, un acte solitaire?"

Nous reviendrons sur ce blog sur le concept de solitude qui est assurément très riche et très problématique quand on se situe dans une perspective de "communio"... Intéressantes perspectives.

Bonne journée dans la JOIE!