06 décembre 2006

2 – Une Europe sans qualités ?

Pour terminer en beauté, voici qui vient couronner de façon magistrale la réflexion développée en compagnie de Valadier dans la première partie de cet article, et la géniale intuition de Laurent sur une « Europe sans qualités » !
L’Homme sans qualités s’attache à dépeindre l’Autriche-Hongrie, rebaptisée « Cacanie », contraction de « Kaiserlich-Königlich », dans une perspective éminemment symbolique évidemment (pourquoi faire simple quand on s’appelle Musil ?). Ce passage m’a sauté aux yeux au cours de ma sempiternelle et passionnée lecture du roman, dans son rapport extrêmement étroit à la question que nous posions : soit celle de l’identité complexe de l’Europe.

Le génie de Musil cristallise dans le personnage d’Ulrich, l’homme sans qualités, qui est aussi l’homme du possible, toutes les crises latentes dans l’Europe d’avant la première guerre mondiale. Cet extrait manifeste l’unité entre la construction du personnage d’Ulrich et celle de sa patrie. L’identité d’Ulrich semble n’être que le miroir de celle de sa ville natale honnie, B…, qui, à trop vouloir se qualifier, est devenue inqualifiable. Voulant afficher ses richesses héritées, baroques, renaissantes etc… elle ne ressemble plus à rien !
Elle n’est « ni ceci, ni cela » : tout comme le principe de gouvernement de la Cacanie n’est « ni ceci, ni cela »… Je vous laisse faire le lien avec les réflexions de Valadier sur l’Europe ! Car il est évident qu’il faille rapporter la description de la ville de B… et de ses alentours à l’Europe. En témoigne la description des trois paysages entourant la ville de B… : la plaine nostalgique, les collines qui semblent être allemandes quoique ne l’étant pas, et la terre de Judée… Pas plus explicite.

Je suis fascinée par la façon dont Musil exprime, par la description architecturale, les tensions internes de l’identité. Ce passage vient répondre, à mes yeux, au chapitre du tout début du tome I qui décrit l’appartement d’Ulrich (je vous en fais grâce pour cette fois, mais vous n’y couperez pas, qu’on se le dise !). Avec une malice digne du Flaubert de Bouvard et Pécuchet, Musil brosse le portrait d’Ulrich à travers l’aventure que constitua l’aménagement de son intérieur… Mais je vous laisse découvrir cet inimitable portrait de ville cacanienne.

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« […] de grandes expériences historiques avaient enseigné à la Cacanie la méfiance à l’égard de tous les choix absolus : on n’y oubliait jamais que le monde devait contenir plus de contradictions encore, contradictions qui ont fini d’ailleurs par la perdre. Le principe de gouvernement de la Cacanie était « aussi bien ceci que cela » ou plutôt encore, avec une modération pleine de sagesse, « ni ceci ni cela ». […]
Quand on se promenait dans les rues de B…, on le reconnaissait au fait que quelques beaux témoignages de l’architecture ancienne qui avaient été conservés s’élevaient, pour la plus grande fierté des riches bourgeois, au milieu d’un grand nombre de témoignages des temps modernes qui ne se contentaient pas d’être gothiques, Renaissance ou baroques, mais ne reculaient pas devant la possibilité d’être tout cela à la fois. Parmi les grandes villes de Cacanie, B… était l’une des plus riches et le proclamait aussi par son architecture : même les environs, du moins les environs boisés et romantiques, eurent ainsi droit aux tourelles rouges, aux toitures dentelées bleu ardoise et aux créneaux des villes opulentes. « Et quels environs ! » dit Ulrich dans un élan d’hostilité envers sa patrie. Cette ville de B… était sise à la fourche de deux rivières, mais cette fourche était très largement ouverte et ces rivières n’étaient pas vraiment des rivières ; c’étaient en plusieurs endroits des ruisseaux endigués, à d’autres des eaux stagnantes qui n’en coulaient pas moins à la dérobée. Le paysage lui non plus n’était pas simple ; il se composait, si l’on faisait abstraction de la région rurale déjà mentionnée, de trois éléments plus développés : d’un côté, une vaste plaine ouverte avec nostalgie vers le lointain, qui, certains soirs, se colorait délicatement d’argent et d’orange ; de l’autre un pays de collines boisées, avec taillis et cimes de forêts, loyalement allemand (mais ce n’était justement pas le côté allemand), menant l’œil des proches verdures au lointain bleutés ; enfin, d’un troisième côté, un paysage héroïque, aride comme la Judée, d’une monotonie quasi grandiose, avec des collines rondes, vert-de-grisées, où paissaient des moutons, et des champs bruns au-dessus desquels flottait comme le marmonnement du bénédicité par les fenêtres basses d’une ferme.
On pourrait donc proclamer que cette région intimement cacanienne au milieu de laquelle B… s’élevait était à la fois montagneuse et plate, forestière et ensoleillée, héroïque et modestement grandiose ; pourtant, il s’en fallait chaque fois d’un rien ; de sorte que, dans l’ensemble, elle n’était ni ceci, ni cela. […] »[1]


"Ni ceci, ni cela"… Est-ce là le propre de l’Europe ?
La question peut légitimement se poser…
[1]
L’homme sans qualités, II, Chapitre 68 : Description d’une ville cacanienne, p. 662. 663 : c’est moi qui souligne.

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