17 mai 2008

Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck


« De grâce, souvenez-vous » : c’est sur cette injonction que Brodeck, parvenu au terme du « rapport » que lui ont demandé de rédiger les hommes de son village - mais aussi arrivé à la fin d’un travail d’écriture voué à recueillir sa propre angoisse, achève le long récit du rapport de Brodeck. Ce texte à la première personne qui se déroule dans un obscur village rural dans la période tangente de l’après-guerre, est un roman délicat, où tout est dit à demi-mot. Nul n’y prononce jamais le mot « juif », encore moins « extermination » ; et depuis ce thème sous-jacent s’articule celui de la haine de l’autre. Non-dit élevé au statut de forme romanesque et relayé avec insistance par l’écriture – l’intrigue se noue autour de « l’Evénement », formulé en patois « Ereigniës » - procédé qui veut manifester la puissance morbide du silence, né de la peur, de l’ignorance et de la bêtise.

Il faut reconnaître à Philippe Claudel le talent de la sensibilité. Tout est à fleur de peau autour du héros qui ne l’est pas moins. Ambiances glauques, regards torves, silences lourds de sous entendus : l’écriture restitue un climat lourd de haine sous-jacente qui évoque certain Christ aux outrages flammand. Il y a quelque chose de l’innocent immolé sur l’autel de la furie collective en Brodeck, bouc émissaire voué au sacrifice revenu - par la seule folie de son innocence - sur le lieu de sa condamnation à l’abattoir. Le récit du roman se tisse autour de celui de l’épreuve, qui s’impose à cet innocent, de devoir justifier – contraint par la terreur exercée par ses voisins - la mise à mort d’un autre innocent, l’Anderer, l’Autre, l’étranger. Arrivé on ne sait pourquoi et on ne sait d’où au village, il se distingue par ses mœurs étranges, différentes de celles des gens d’ici, et par une curieuse faculté de faire ressurgir du placard des squelettes que l’on voudrait bien y laisser enfermer.

Brodeck scrutant les mécanismes implacables du mal et de son emprise sur l’homme, pris en communauté, ausculte son drame personnel, tâtonne. Quelles sont les limites de l’humanité ? Quelle est-elle, la ligne rouge, celle qui fait que d’un homme il ne reste rien, ce rien qui tient une place si marquante dans les dédicaces et l’incipit du roman ? Autant de flash-back, toujours à demi-mots, reconstituant son histoire, et progressivement la responsabilité de la communauté qui l’entoure et des lâches qui la composent dans l’anéantissement infligé à son être.



Oui, Brodeck peut dire « je n’y suis pour rien ». Il reste que l’extrême sensibilité du roman et ce système de non-dits le rendent d’une lecture pénible, lourdement pathétique – au sens propre du terme. Phlippe Claudel va un peu trop loin dans le pathos narratif et dans la caricature pour que son propos reste digeste. Peut-être à cause d’une volonté excessive de tirer de belles leçons humanistes de son récit? Brodeck pourrait le dire lui-même, l’enfer est pavé de bonnes intentions.


Paris, éd. Stock, 401 p., 21,50 €. Prix Goncourt des lycéens.

9 commentaires:

Guillaume R. a dit…

C'est un livre magnifique. A la fin, j'avais les larmes aux yeux.
La phrase précédente vaut aussi pour tout les livres de Claudel.
As tu vu le film? Si oui, qu'en penses tu?

Sémiramis a dit…

En fait, de mon côté je n'ai pas aimé du tout ce livre, je l'ai trouvé lourdingue, pathétique et long........ et je n'aime pas du tout son écriture (désolée!! je préfère être franche!)

Je n'ai pas vu le film de Claudel. En fait, pour être honnête, tous ces thèmes un peu morbides me plombent!

Bonne soirée (et que cette diatribe ne vous vexe pas!) à bientôt

Didier Goux a dit…

Et comme disait ce même Claudel lorsqu'il était enfant, et accroché au sein maternel : qui tète dort.

(Wouarf ! trop le fun, ce Didier !)

Didier Goux a dit…

À part cela, la lecture de votre billet, puis du commentaire de French Wanderer, puis du vôtre, produit un effet comique hautement réjouissant.

Anonyme a dit…

personnellement, c'est précisément ce système de non-dit que j'ai aimé dans ce livre. Et puis long... hé, ça se lit en quatre heures maximum ;-)

Sémiramis a dit…

Euh, Didier, il faudra me faire un dessin pour le coup du sein maternel.

Heureuse de vous réjouir!

Sémiramis a dit…

Camille, pas de mauvaise foi: 4 HEURES ça peut être super rapide (quand on est avec ses amis, son chéri, quand on planche sur sa disserte, quand on profite de la plage au soleil, etc..) et aussi INTERMINABLE (quand on attend de retrouver les sus-nommés, quand on n'a pas d'idées, quand on rêve de vacances ou lieu de travailler...)

Donc pareil avec bon livre et livre chiant, expérience de l'infinie dilatation du temps humain...

Anonyme a dit…

J'ai eu dernièrement ce même sentiment de "plomberie" (arf arf) et d'infinie dilatation du temps avec les plombantes et glauquissimes "Bienveillantes" de Littel.
Et une plomberie qui se dilate infiniment sur 894 grandes pages bien tassées, c'est douloureux !

Sémiramis a dit…

Ah oui, le grand évènement littéraire de l'année passée... Je n'ai pas osé m'y frotter (d'ailleurs, j'ai lu Claudel pour le travail de recension, de mon plein gré je n'aurai pas osé...)