19 novembre 2006

Europe, la voie romaine - Rémi Brague

Voici la présentation que j'avais rédigée pour présenter, en présence de l'auteur, le livre de Rémi Brague Europe, la voie romaine, lors des journées du livre chrétien de Tours (novembre 2006).


A en croire l’expérience socratique, le travail philosophique est un travail de définition. Tout l’intérêt de ce travail, il faut le soutenir, est de nous aider à vivre, et à bien vivre. Ainsi, lorsque Rémi Brague se penche sur la question de l’Europe, ce n’est pas uniquement pour apporter de l’eau au moulin de la pensée, mais bien pour nous aider à clarifier nos idées – en vue d’un bon positionnement de notre jugement face au problème européen qui envahit notre espace politique. Avant de nous prononcer sur un oui ou un non, un pour ou un contre, nous sommes nous posé la question de savoir de quoi parlions nous quand nous parlons d’Europe ? Dans le contexte maastrichtien dans lequel apparut initialement la réflexion, qui reste le nôtre, il faut revenir à la question d’une problématique unité de l’Europe, qui justifierait la construction de l’Union que l’on connaît. Quelle unité de l’Europe ?
La question est complexe. Tout comme la définition géographique de l’Europe n’est pas très claire et nécessite plusieurs angles de vue, établir celle de l’identité culturelle européenne va constituer un défi pour le philosophe. Celui-ci va résoudre le problème par une révolution du regard : il ne s’agira pas tant de chercher à définir l’unité d’un CONTENU que l’on pourrait rapporter selon divers critères discriminatoires à une identité européenne par opposition aux autres continents. Ce que Rémi Brague propose, c’est de faire évoluer notre regard du contenu vers le CONTENANT, du fond vers la FORME.

On ne définira donc pas l’Europe en tant qu’elle constitue une unité de sens, un contenu culturel ; il est sûrement impossible de mettre au jour une telle unité sous le nom d’ « Europe ». Il faudra montrer, et c’est l’enjeu du livre, que l’Europe se définit avant tout comme une FORME, un certain rapport à la culture.
D’emblée, Rémi Brague affirme que cette identité européenne constitue un héritage ROMAIN. Pourquoi ? Les romains ont été les « héritiers » des deux géants de l’antiquité : les grecs (Athènes) et les juifs (Jérusalem). Ils n’ont rien inventé ; ils ont tout transmis. L’identité européenne se définirait donc dans les termes d’une « secondarité culturelle ». Parler de secondarité, c’est mettre en avant une capacité réceptive et soucieuse du transmettre des apports incroyablement riches des « pionniers », et cela sur deux dimensions : celle d’un rapport dynamique au passé (transmission d’un héritage reçu) et celle d’une attitude ouverte sur l’étranger (appropriation de la culture des autres comme attitude spécifiquement européenne).
En ce sens, on ne peut définir l’Europe autrement que par un effort sur soi constant. Etre européen, ce n’est pas chercher à sauvegarder un contenu, mais bien à se maintenir dans cette attitude dynamique par rapport à la culture. On pourrait dire en quelque sorte que l’Europe constitue une culture au sens propre du terme : acte de faire croître et d’entretenir une matière vivante, reçue en héritage de ses parents, en cherchant toujours à en accroître la fertilité par de bonnes pratiques.

Comme il existe une « agriculture raisonnée », il existerait donc un rapport raisonné à la culture. Malheureusement, force est de constater que la secondarité culturelle caractérise de moins en moins l’attitude contemporaine. Poursuivons notre métaphore agricole et penchons nous sur la passion de nos contemporains pour le « bio » : n’est-elle pas symptomatique d’une attitude de rupture, typiquement marcioniste ? Je parle pour moi, mais le propos de Rémi Brague dénonce bien une nouvelle forme de marcionisme assise sur l’idée ravageuse de progrès. C’est-à-dire, une attitude de rejet du passé au profit d’une nouveauté qui serait radicalement autre – l’hérésie de Marcion constituant originellement un rejet de l’ancien testament et d’un Dieu créateur au profit du Dieu bon révélé par l’Evangile. Ainsi, la matière vivante que nous nous devons de cultiver devient de plus en plus morte – ce qui apparaît manifestement dans le recul de l’apprentissage des langues « mortes », pourtant matrices de notre européanité !
Au moment où il nous faut tirer la sonnette d’alarme quant à la perte de l’attitude de secondarité, voici que se révèle à nous un fait troublant, et peut-être gênant pour certains… Si l’Eglise catholique est dite romaine, si l’Europe est dite romaine, ne peut-on pas alors tirer certaines conclusions sur une possible européanité de l’Eglise, ou d’une probable catholicité de l’Europe ? On parle ici, bien sûr, toujours d’une forme, et non d’un contenu. Le bât va sûrement en blesser plus d’un, mais Rémi Brague est formel : ce ne sont pas les racines de l’Europe qui sont chrétiennes – expression qui a d’ailleurs bien dû le faire rigoler ! C’est la structure même de l’Europe, le fait européen, qui peuvent être dits chrétiens, en tant que romains et marqués par l’attitude de secondarité.
L’Eglise romaine, outre le fait qu’elle se pose comme l’héritière de l’empire romain sur le plan historique, reproduit la secondarité propre à la romanité dans son rapport à l’ancien testament et à la première révélation. S’il faut inventer de nouvelles attitudes de secondarité, notamment, comme le suggère Rémi Brague, quant à la relation entre l’homme et la création, la nature, la voie romaine pourrait bien passer par la voix de l’Eglise… et je force volontairement le trait, afin de vous laisser sur une note polémique en vue de susciter le débat, mais peut-être ne serait-ce pas trop exagérer que d’affirmer que le salut de l’Europe passera par l’Eglise…
Ill: Rémi Brague et moi, subitement saisie d'un profond sentiment d'imposture...

20 commentaires:

Anonyme a dit…

Si je comprends bien ce résumé / analyse, Brague se situe aux antipodes de Husserl, par exemple, pour lequel l'Europe est précisément ce télos commun accompli dans l'unité du sens. Il y a donc chez Brague, semble-t-il, une recherche de la définition (de l'essence) de l'Europe, au détriment de la construction volontariste de l'Europe au sens politique du terme.
Mieux, il semblerait que l'avenir de l'Europe soit son passé, puisque comme le notait Hegel, toute essence est recherche du passé, le Wesen est gewesen.

J'ai un peu l'impression, à te lire, que Brague ne cherche pas finalement à savoir quelle Europe nous voulons, mais il cherche à définir ce qu'est l'Europe ; mais je me demande s'il ne commet pas quelque chose de l'ordre du sophisme : il est vrai que selon Tocqueville, si l'esprit n'est pas éclairé par le passé, il marche dans les ténèbres ; mais je me demande si Brague ne transforme pas cette magnifique formule en "si l'esprit n'est pas dirigé vers le passé, il marche dans le volontarisme"...

Il y a, me semble-t-il, une confiance assez hallucinante dans la culture antique, (romaine) au détriment d'une défiance énorme à l'égard du politique ; est-ce un programme si raisonnable que cela ?

Sémiramis a dit…

Hum, il faudrait que tu lises le bouquin Gai Luron, il est passionant, et en plus ça se lit très bien! Je ne suis pas vraiment d'accord avec ta conclusion car il n'est pas question de volontarisme dans la réflexion de Brague.

Je ne résiste pas au plaisir de reproduire le laconique mail que ce dernier m'envoya, en réponse à cet article:

"Bravo, merci, à samedi!"

Un bel exemple de concision philosophique!! Vivement ce week-end!

Anonyme a dit…

Chère Agathe,

Je n'ai jamais mis en doute que tu reproduisais correctement la pensée de Brague ; c'est la pensée de Brague elle-même qui me laissait sceptique, car il me semble que Brague cherche un projet dans la tradition, dans le passé, pour ne pas dire qu'il fait du projet européen une quête du passé, et ce au détriment d'une décision volontariste authentiquement politique. Mais peut-être extrapolé-je ses intentions.

Par ailleurs j'avoue avoir du même à comprendre ce que désigne réellement l'idée de "forme". Si tu pouvais m'éclairer sur ce point...

Anonyme a dit…

Ok Elise, j'ai bien lu ton compte-rendu du livre de Brague. Gai Lulu tape plutôt juste, et Brague le reconnaît lui-même: il cherche l'essence de l'Europe, et on est donc assez stupéfait de voir qu'il fait fort peu de cas de toute la construction européenne politico-économique du dernier demi-siècle.
Ce que dit Brague sur la romanité excède largement la catholicité, englobée elle-même dans cette fameuse "secondarité culturelle" (= c'est un autre qui a fait de nous ce que nous sommes, autre que nous ne saurions définitivement ingérer et dépasser, ce qui fonde la pertinence du "classique" comme étant ce qui peut toujours être réinterprété, relu, pour en tirer de nouvelles leçons). Synthèse de la traditionalité et de la critique, en somme.
La "voix" de l'Eglise, dis-tu: oui, à condition de voir que là encore, Brague ne se soucie pas tellement dans le livre de l'Eglise comme pôle de pouvoir. Il définit l'incarnation comme ce qui rend la personne digne d'être aimée comme on aime Dieu, et finalement démontre que cela prépare la séparation du religieux et du politique. (avec désenchantement du monde, séparation du sacré et du politique...)
Autrement dit: l'Eglise romaine est celle qui n'a pas besoin du pouvoir, elle n'est pas un pouvoir temporel, par essence, mais seulement lors de périodes historiques exceptionnelles.

ASsurément, la méditation sur la romanité est belle et riche, mais on reste sur sa fin quant aux conséquences pratiques à en tirer: mis à part savoir que nous devons lutter contre la barbarie (intérieure et/ou extérieure), sur le mode de la double conscience de notre dignité et de notre indignité, Brague ne dit pas beaucoup plus que ça.
Bon, on va mettre tout ça en forme pour le Systar, et on en reparle!

Sémiramis a dit…

@ Gai Luron: ah oui, ça y est, j'ai compris précisément ce que tu voulais dire. Oui effectivement, tu as raison, d'ailleurs Bruno le souligne bien. Mais je ne suis pas sûre - et en cela je réponds aussi à Bruno - que Brague se méfie de la politique (cela sera une question qu'il faudra lui poser). Comme tout bon catholique, et c'est ce que bruno précise bien une fois de plus, Brague laisse le discernement politique dans le domaine de l'intime décision.

Hum je finirais cette réponse ensuite car je dois filer. Bon aprèm***

Anonyme a dit…

D'une certaine manière, j'ai l'impression -peut-être fausse - que l'histoire de l'Europe, à travers laquelle se donnerait l'essence de l'Europe, s'arrête au Traité de Rome, moment où l'Europe perdrait presque son essence, en perdant sa forme pour devenir une visée volontariste d'accomplissement économique ou politique. Telle me semble être la pensée de Brague.

Cela est éminement discutable. Mais, et surtout, là où il me semble que se situe le véritable point de désaccord, c'est dans l'idée qu'une essence serait formelle, ou historique. Quand Husserl fait de l'Europe un certain telos il me semble bien plus proche de l'essence réelle de l'Europe, alors que Brague, comme le souligne avec justesse Bruno, semble penser quelque chose de l'ordre d'une Europe incarnée, comme s'il y avait identité de l'essence et de l'incarnation formelle. Bref l'Europe comme incarnation christique. Seulement, il pense à l'envers car l'incarnation c'est justement le passage de l'Idée divine à la réalité charnelle, tandis que Brague voudrait remonter de la réalité charnelle de l'Europe à l'Idée, si bien qu'il propose au fond une dés-incarnation.

Anonyme a dit…

Les remarques sur le désintérêt de Brague quant au traité de Rome et à la constitution volontariste d’une Union me semblent justes.

Il n’apparaît pas qu’il y soit favorable ou opposé, mais l’architecture institutionnelle, le mode d’organisation économique et politique n’est pas un caractère spécifique de l’Europe, qui a pu être au cours des siècles une marqueterie de principautés, une coexistence d’Etats-Nations, sous une domination impériale, ou plus souvent un composé des régimes précédents.
Aussi, il n’y a pas de lien nécessaire entre une « unité » de la civilisation européenne et la construction d’une « Union politique ».

Brague cherche bien une définition de l’Europe, de ce qui est propre à la réalité historique appelée Europe, son être… Et le projet le plus ambitieux que l’on puisse formuler, si l’on est catholique et quelque peu sceptique sur les réalisations politiques humaines (cf. la discussion sur Babel), c’est d’abord de persévérer dans l’être, de rester vivant. C'est-à-dire de ne pas considérer comme acquise, possédée son identité.

Chez des auteurs comme Leo Strauss, l’identité de la civilisation européenne est problématique, dynamique, parce que due à la tension irréductible entre Athènes et Jérusalem, tension qui fait que l’identité n’est jamais close sur elle-même mais toujours remise en question.

Agathe a bien résumé la thèse de Brague ; le caractère propre de l’Europe est une attitude, un rapport formel à la culture reçue… Effort sur soi, travail de recherche de la vérité, jamais possédée, c’est l’interrogation philosophique et religieuse telle que la présente Benoît XVI à une Europe autosatisfaite.

Pour Husserl, j’avoue ne pas avoir lu la crise de la conscience européenne… quel est le telos de l’Europe ?

Sémiramis a dit…

Quel dommage que vous ne puissiez assister au débat Léo...
Tant pis, ce sera pour la prochaine fois!

Pas le temps de répondre à tout ça, j'enrage! Bonne soirée à tous je vais filer prendre mon bus dans la noire nuit nordiquement froide (admirez les jeux de sonorités sortis de ce cerveau épuisé par une matinée de réunion de développement commercial et une après midi de boulot!)

Anonyme a dit…

Je n'aurai pas eu le temps d'écrire de texte sur le livre; ça n'avait d'ailleurs pas grand sens puisque tu avais déjà écrit un texte d'excellente facture sur le sujet. On se voit donc samedi à 15 heures à Tours (et rassure-toi, je me remettrai bien vite de n'avoir pu manger avec Rémi Brague!).

Bruno

Anonyme a dit…

Je regrette bien de n'avoir pu venir à Tours...
Mais j'ai quand même vu Rémi Brague, à la télé ce soir, sur KTO (via internet); il y a une émission spéciale sur Foi et Raison, où il est invité.
On peut voir l'émission sur cette page : http://www.ktotv.com/video_data.php3?numero=1361

Anonyme a dit…

J'ai enfin pris le temps de lire tes textes sur Jacob, tout à fait passionnants. J'ai commenté l'un d'eux d'un peu plus près... pour le meilleur comme pour le pire.

Bon, c'était très bien, cet entretien avec notre philosophe chrétien, non? Je t'ai découverte peu rompue à l'art de philosopher avec un aplomb sans faille; tu aurais tendance, un peu comme moi, à croire que ce que tu dis n'a pas de valeur, et donc à manquer de conviction, non? En tout cas, l'intro était bien, l'essentiel y était, d'ailleurs Rémi Brague l'a explicitement dit ensuite...

Merci encore pour le café viennois au Café de l'Univers, et salutations à ceux de tes habituels lecteurs qui étaient présents! (Franck, etc.)

Bruno

Anonyme a dit…

Je mets ma casquette d'étudiant en Histoire et je m'interroge: Qui peut donc prétendre aujourd'hui à l'héritage romain, dont je ne nie pas les particularités que M. Brague a énoncées (du moins ce que notre chère Elise nous en a résumé)?

En effet, le premier héritier proclamé d'Athènes et de Jérusalem s'appelle Constantin (comment ça, "Flavius Josephe"? Ne dévions pas du sujet.) et il a fondé sa propre ville en contrepoids à Rome, ne l'oublions pas. Pour chipoter encore plus, je rappelle la Tétrarchie pour l'Empire et la Pentarchie pour l'Eglise antérieure à la séparation Orient-Occident. Je ne pense pas que nos amis et associés Grecs ne soient de si tôt d'accord avec une Europe "romaine" au sens ecclésial du terme.

Deuxième problème historique, la partie sud de l'Empire Romain s'est à partir du VIIIème siècle réclamée d'Athènes, de Jérusalem ET de La Mecque, voire même de l'empire "Roum" lui-même (cf. Ibn Khaldoun) développant une civilisation qui, jusqu'au XVème siècle, ressemblait plus à l'Empire Romain que l'Europe occidentale qui n'entendait plus le grec. L'Empire Romain est euro-méditerranéen, lisez donc le "bréviaire méditerranéen" de Predrag Matvejević.

Renouveler le sens de la secondarité intellectuelle...
Il me semble que ce doit se faire dans le cadre de ce programme euro-méditerranéen, oecuménique et inter-monothéiste que je viens d'esquisser. Cela dit, tel que je suis lorsque j'écris ces lignes, je me sens bien incapable de m'attaquer à ce travail de Romain.

Sémiramis a dit…

Eh eh eh, moi j'aimais bien quand Brague disait "comme Elise Pellerin l'a souligné", ça me donne l'illusion d'une légitimité. La vie d'un amoureux de la sophia est un continuel sentiment d'imposture. Quand je l'ai fait remarquer à Brague, il m'a dit que pour lui, cela durait depuis 59 ans. Il est vrai que je suis peu rompue à ce genre d'exercices. Mais c'était vraiment très chouette, et la conférence à six heures aussi. Par contre je suis allée écouter Valadier de lendemain, c'était pas génial, je pense que j'y reviendrai sur ce blog. En tous cas merci d'être venu, et aussi d'avoir lu mon texte sur Musil. J'ai répondu à ton commentaire qui m'a laissée bien perplexe d'ailleurs. A bientôt!

Anonyme a dit…

Bonjour à tous.
Sympathique ce week-end braguien - Bruno, j'ai été ravi de faire ta connaissance - et puis c'était intéressant cette façon originale de penser l'Europe même s'il y a un je-ne-sais-quoi qui me chiffonne. Agathe, j'attends avec gourmandise ton post sur la difficulté qu'a l'Europe à assumer le christianisme qui la travaille.
En attendant valete à tous.

Anonyme a dit…

Tertius a, me semble-t-il entièrement raison. Mais au fond c'est là le problème majeur de la démarche de Brague : rechercher une essence à partir d'une pseudo quête historique. Mais c'est une démarche assez surréaliste. L'ontique, le réel n'a jamais engendré d'essence.

Par ailleurs, Léo a raison à 100 %. L'Europe est tension entre Athènes et Jérusalem, on ne peut faire l'économie de l'un ni synthétiser les deux en Rome.

Anonyme a dit…

Je t'en prie, Elise, c'était normal que je prenne enfin le temps de te lire un peu...
Pour mes commentaires sur l'amour: ne te pose pas trop de questions à ce sujet, ou plutôt ne t'en pose pas plus que je ne m'en pose moi-même...
Rosenzweig, ça s'est bien passé... le prof était content, il m'a dit que ça se voyait que je défendais un type en qui je croyais. Je dois dire que j'ai pris ça comme un compliment... on a toujours peur d'être un imposteur, je dirai que c'est sur ce sentiment que commence l'honnêteté intellectuelle.
Chez Rosenzweig, j'ai compris ça cette nuit, les religions sont décrites comme si elles avaient une essence, cette essence étant grosso modo le type de rapport au monde et au temps historique qu'elles permettent et commandent. Tout ça m'a donné envie de lire la Kabbale et Schelling, et Hermann Cohen, de faire des recherches sur les origines intellectuelles de l'Etoile de la Rédemption... Sacré grand livre!

A Tatianus: qu'est-ce qui te chiffonne dans la réflexion de Rémi Brague sur l'Europe? Ton avis m'intéresse, fieffé sokalien!!!

Anonyme a dit…

Cher zélateur du deleuzo-rosenzweigisme, malheureusement je peine un peu à mettre des mots sur ce qui me braque chez Brague ( ah ah ). Je sais que je m’expose ainsi aux foudres de notre ami suppôt de Hegel ( pas de pensée sans langage ) mais baste : je vais tâcher de m’expliquer. J’ai cru comprendre que Brague distinguait entre la Rome historique et Rome comme paradigme de la secondarité. Sa thèse serait donc que l’Europe est romaine en ce qu’elle est avant tout un creuset, un passeur. Mais cela l’amène à poser l’européanité du monde gréco-orthodoxe comme problématique ( p. 29 ). Sur la foi de quoi s’appuie-t-il pour récuser cette appartenance ? Il dit que les Grecs n’ont pas conscience d’être européens. Mais d’une part je ne suis que moyennement convaincu de cela ( je dirais plutôt qu’ils n’ont pas conscience d’être occidentaux ). D’autre part si cela était, ce ne serait que pour des raisons géographiques contingentes ( la durable inclusion dans l’empire ottoman ) dont précisément il a récusé la valeur ( pp. 11-12 ). Enfin, si l’on accepte la définition par la conscience, quid de nos amis de la perfide Albion ? Ne doit-on pas alors leur dénier leur caractère européen ? Cette définition a en outre l’inconvénient de nous entraîner vers la voie de l’éclatement : les basques, les bretons, les corses, etc. doivent-ils encore être dits Français ?

Ainsi, cette mise de la Grèce hors de l’Europe l’amène à dire que l’Europe a pour spécificité de se penser comme ayant ses fondements ( Athènes et Jérusalem ) hors d’elle. Cela suppose d’une part que les Européens récusent leur romanité historique ( qu’ils aient peur de la grande méchante louve comme il l’écrit joliment ) et d’autre part que pour les Européens, Athènes et Jérusalem soient hors de l’Europe. Mais premièrement je ne suis pas sûr que les Européens ne se considèrent pas comme enfants de Rome en tant que celle-ci est bien Rome et non l’héritière de la Grèce ( je pense au droit notamment ) et du coup l’Europe aurait un de ses fondements en elle. Il parle d’ailleurs lui-même ( p. 158 ) de l’Antiquité gréco-latine comme source de l’Europe. Deuxièmement si comme il le pense ( ce que j’ai contesté dans mon premier paragraphe ) les Grecs ne se pensent pas comme Européens, il reste à démontrer que les Européens ne considèrent pas la Grèce comme européenne. En d’autres termes, il y a une dissymétrie entre Athènes et Jérusalem dans la mesure où les Européens considèrent l’une comme européenne et pas l’autre. C’est sans doute cette partie de mon raisonnement qui est la plus fragile car on peut m’objecter que là n’est pas le problème, que ce qui compte, ce n’est pas qu’Athènes et Jérusalem soient annexées par les Européens mais que ceux-ci se sentent leurs descendants.

Bref, j’avoue que je suis séduit mais jusqu’à preuve du contraire, je continuerai à faire de la géographie.

Valete everybody

Anonyme a dit…

Héhé, comme quoi c'est utile de faire un peu de géographie!
C'est amusant, la réception de ce livre: tout le monde s'est accordé pour trouver ça brillant, mais dans le détail on est tous prêts à chipoter Brague sur tel ou tel aspect (une réduction à l'essence d'une réalité qui n'en a peut-être pas, les problèmes d'appartenance géographique que tu soulignes, etc.).
Bon, je retourne dans mes livres, et dans mes confections d'articles pour Systar...
Bien à toi Tatianus,

Bruno

Didier Goux a dit…

Le moins que l'on puisse dire est que j'arrive sur ce "fil" longtemps après la bagarre ! N'étant qu'au quart du livre dont tout le monde ici discute fort doctement, je me garderai d'émettre le moindre avis (sauf sur le talent du photographe qui ne vous a pas ratée !).

Et le plaisir nostalgique de relire Gai Luron dont je regrette beaucoup la blogo-disparition...

Sémiramis a dit…

Oui, c'était un beau débat! J'avoue qu'il m'a moi même dépassée, n'ayant que peu d'énergie à consacrer à toutes ces questions.

Vous pouvez encore lire Gai Luron sur Actu philosophia et Jusmurmurandi. Mais pour le moment, il prépare ses oraux studieusement!

Vous êtes magnanime avec ma photo, je ne me trouve pas terrible (je devais être en train d'essayer d'avoir un air intelligent et intellectuel)!

Bonne lecture de Rémi Brague! Il y a aussi d'autres articles sur la question de l'Europe sur ce site (cf. onglet "lectures philosophiques")

Bonne soirée, amitiés