04 juillet 2007

Anna Karénine, décadence et conversion

"N'ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner à ma vie une raison d'être? [...] Mais j'en suis venue au point de ne plus pouvoir m'illusionner. Suis-je donc coupable, si Dieu m'a créée avec le besoin d'aimer et de vivre? Et maintenant?" [1]
Je viens de terminer avec exaltation Anna Karénine. Depuis longtemps, je contemplais avec gourmandise ce gros volume avantageusement exposé sur le rayon russe de ma bibliothèque, et soupirais en attendant le moment propice, le fameux moment où l'on sent qu'il est temps d'ouvrir ce livre, là, maintenant, tout de suite, et de se mettre à lire avec bonheur et frénésie.
Premier constat, étonnant: Anna, contre toute attente, n'est pas l'héroïne du roman. Le point de départ, voulu par Tolstoï, était bien avec elle le personnage d'une femme adultère - d'ailleurs pensé originellement comme une cocotte, bien loin de la conscience morale et de la délicatesse d'Anna. Mais il est clair que le projet d'écriture fut vite débordé par le génie littéraire de Tolstoï, et ce qui devait être un roman moral et même moralisateur se transforme en une merveilleuse fresque familiale, portant une réflexion infiniment riche sur le statut du couple dans la communauté sociale.

Car les véritables héros du roman, ce sont les couples, à travers un jeu de chassé-croisé et d'échanges entre Anna, son mari (Karénine) et son amant (Vronski) - tous deux prénommés Alexis, comme par hasard; Kitty, son mari Kostia Lévine, et son amour de jeunesse Alexis (Vronski); Dolly (soeur de Kitty), affublée du pitoyable Stepan Oblonski (frère d'Anna): le triangle du couple Oblonski étant complété par les maîtresses de ce dernier... Ajoutons à cet imbroglio dont, je vous assure, on se sort parfaitement bien au fil des pages (et encore, je vous ai épargné les noms patronymique!), l'étrange et désincarné couple formé par le mari Karénine abandonné et la comtesse Lydie.
Anna ne représente finalement que la monade qui permet au lecteur d'entrer dans un univers passionnant, dont les traits, bassesses et grandeurs, sont rendus avec magie par la plume tolstoienne, mordante et impitoyable mais pleine de tendresse. Au tissu formé par les couples, il faut ajouter, indispensables dans la construction du roman, les enfants de chaque union. On pourrait passer une vie entière à disséquer et analyser cette magistrale leçon de littérature. Je me contenterai pour ma part de rassembler quelques idées pour vous proposer quelques pistes de lecture.
La trame de fond qui sous-tend les rapports des personnages est celle de la comédie sociale, du théâtre mondain - et, de façon plus spécifique, urbain. Cette idée directrice dans l'écriture de Tolstoi est rendue manifeste par la scène si fameuse où Anna, toujours mariée, vivant avec son amant, prend la décision d'aller au théâtre et doit subir l'opprobe de tous. Le jeu entre les différents couples est passionnant, jeu de miroir et d'oppositions.
Tolstoï peint avec complaisance le personnage de Lévine, qui incarne son propre personnage: le gentilhomme rural, inapte à la vie mondaine avilissante. D'une manière générale, le roman est construit sur une opposition ville/campagne au bénéfice évidemment de cette dernière. D'une grande rigueur morale, Lévine n'échappera pas aux sirènes de la corruption sociale - dès qu'il s'installe en ville, pendant les couches de sa femme Kitty. Malgré tout il incarne l'homme moral, l'homme vrai, à l'extrême inverse de son meilleur ami Stepan Oblonski, homme de plaisirs et d'indignités.
Au couple "idéal", sincère et vrai, que forment Kitty et Lévine à la campagne, s'oppose le mensonge permanent du couple de Dolly Oblonski. Stepan Oblonski trompe sa femme au su de tous, et le roman s'ouvre sur la découverte par la pauvre Kitty de l'infidélité de son époux. Malgré cela, le couple Oblonski n'est pas socialement remis en cause - il est normal qu'un homme trompe sa femme, devenue bien trop mère, et trop peu maîtresse. Il ne reste à Dolly que l'amour maternel.
Il en va bien autrement du couple Karénine. L'apparition de Vronski dans la vie d'Anna correspond à une libération, à une révélation de la vraie nature de l'amour, par rapport au mensonge permanent que représente son mariage avec Karénine. Tout comme Dolly, Anna Karénine ne vit que par et pour son enfant, Serioja. Emportée par sa passion pour Vronski, elle abandonne son fils et perd toute notion de l'amour maternel - elle sera incapable d'aimer sa fille, enfant de son adoré Vronski! Mise au ban de la société, Anna n'a plus au monde que son amant, et elle s'enferme dans un jeu constant de séduction qui n'est qu'un mensonge de plus - et qui rend finalement le personnage bien peu sympathique. Même sa vie campagnarde sonne faux, aux yeux de Dolly venue la visiter:
"[...] la jeune femme, après s'être un peu reposée, retourna au jeu et feignit de s'y amuser. Durant toute cette journée, elle se donnait l'impression de jouer la comédie avec d'autres acteurs, qui tous lui étaient supérieurs, et de gâter le spectacle par sa mauvaise interprétation" [2]
Anna construit un mensonge autour de sa relation avec Vronski, et elle cherche à l'enfermer avec elle - ce pour quoi il ne se laisse guère manier, et la seule issue sera ce suicide spectaculaire à la gare. Le discours moralisateur que laissait présupposer l'épigraphe [3] gît-il dans une apologie ironique de l'ordre social? Finalement, Anna a voulu fuir un mariage qui était une comédie, et une vie baillonnée, un renoncement à l'amour autre que maternel. Se donnant corps et âme à Vronski, elle entre dans une autre mise en scène de soi, obsédée par la peur de l'abandon qui réduirait sa vie à néant. Dolly, quant à elle, se maudit de sa lâcheté envers son minable époux, mais n'ose rien décider.
A mon sens, le roman va plus loin. On pourrait croire - c'était du moins ce que je croyais - qu'il allait s'achever avec la mort d'Anna, tragique apothéose de la passion destrucrice. Mais il n'en est rien; Tolstoï choisit de mettre un point final au récit avec la surprenante et émouvante confession de foi de Lévine, le gentleman paysan philosophe, athée et sceptique. Au couple passionnel voué à l'échec, allant contre les conventions, répond le beau et simple mariage d'amour de Lévine et Kitty [4]. Une demande en mariage muette inoubliable, à l'image de cet amour silencieux qui porte du fruit [5].
Ainsi, le sens moral du roman siège bien ici: dans cette description des mécanismes qui vont pousser un être vers le péché et la déchéance, coupé des autres et de Dieu, ou bien vers la foi et l'épanouissement au sein de la communauté humaine. Ce que Tolstoï veut montrer, et ce qu'il réussit parfaitement, c'est le rôle écrasant des convenances sociales dans ces processus... La lectrice contemporaine d'Anna Karénine peut imaginer ce qu'aurait vécu Anna aujourd'hui: un banal divorce, famille recomposée. Aurait-elle été plus heureuse? Elle se serait probalement moins culpabilisée...

Au fil du roman s'entremêlent les deux parcours d'Anna et de Kostia Lévine. Pendant qu'Anna se replie sur sa souffrance, sur le désir de retenir Vronski, et s'enfonce bien magré elle dans le mensonge - jusqu'au péché absolu du suicide, Lévine entre patiemment dans le mystère de la vie et de la mort, cotoyant son frère mourant et la venue au monde de son fils Mitia.
Patiemment, enseigné par sa femme dont il reconnait qu'elle a, comme toutes les femmes dit Tolstoï, une conscience innée de la vie et de la mort - qui lui font si peur, Lévine s'ouvre à l'existence des autres: le souffrant, le nouveau né, chair de sa chair. Au terme d'un parcours artificiellement décrit [6] mais néanmoins très expressif, Lévine découvre le vrai sens du mot Foi. Avec beaucoup de délicatesse, Tolstoï laisse son avatar conserver dans son intimité cette révélation. Sa confession de foi sera pour le lecteur, formidable conclusion d'une grande réflexion sur la décadence et la conversion.
[1] Anna Karénine, Classiques de Poche, p. 366
[2] Ibid. p. 772
[3] Issue de l'épître au Romains XII, 19: "c'est à moi que la vengeance appartient dit le Seigneur, c'est moi qui rétribuerai"
[4] Alors que Kitty avait d'abord éconduit Lévine, amoureuse du léger Vronski!
[5] Cf. p. 500 et sq.
[6] Cf. p. 953 et sq.
Ill: Ingres, portrait de Mme de Broglie.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

on m'avait toujours décrit ce bouquin comme un monument. Monument d'ennui, mais un monument. Bon, voilà que tu m'as donné envie de le lire. Ma thèse ne te remercie pas!

Sémiramis a dit…

Un monument d'ennui? Les gens aujourd'hui, ils ne savent plus de quoi ils parlent ma pauvre dame.
Monument de littérature, de psychologie, de descriptions fines, de portraits que l'on croirait tracés souplement d'un trait de pinceau génial... De spiritualité romanesque aussi...
Je suis désolée pour ta thèse, mais chacun ses priorités, éh éh éh!

Anonyme a dit…

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre interprétation; sur quoi vous fondez-vous pour déclarer que l'épigraphe serait une "apologie ironique de l'ordre social" ? Bien au contraire !

Sémiramis a dit…

Bonsoir,

Si vous relisez attentivement ma phrase vous constaterez que c'est une question que je pose. Que je pose à mes lecteurs! Et à ce titre, j'aimerais avoir votre avis...

Dans cette attente! Bonne soirée

Amenic a dit…

Une nouvelle adaptation cinématographique réactualise bien le roman. Ca s'appelle Chouga, de D. Omirbaev et vous pourrez le voir au Festival des 3 Continents à Nantes en novembre. Les convenances sociales dont vous parlez sont traduites sous l'angle de l'omniprésences des images, comme obstruction à la transformation du désir en réel amour. Glaçant.

Sémiramis a dit…

Ah c'est très intéressant ce que vous me dites là! Je ne pense pas avoir l'occasion d'aller à Nantes pour y voir ce film mais je le note dans ma wish-to-do-list.

Je n'avais pas pensé à cette idée de la transformation du désir en amour... c'est un angle nouveau.

Merci de votre visite et à bientôt.

Anonyme a dit…

Me revoilà (l'ex anonyme)!
Pour moi,la question ne se pose pas. L'intention de l'auteur est claire dès la première page du livre (cf Saint-Paul).
A part ça, avez-vous lu Guerre et Paix ?
En tout cas, bravo pour votre blog, très agréable à parcourir, et qui distille au fil des pages réflexions et pensées intéressantes !

Sémiramis a dit…

Bonjour ex-anonyme!

Je trouve que cette citation est un peu à double tranchant (surtout au vue de l'intrigue!)
Dans Guerre et paix c'est encore l'ordre social qui est questionné, dans le chaos provoqué par les guerres napoléoniennes et la "décadence" d'une certaine idée de la noblesse, que représente très bien le personnage de Pierre, le batard qui porte des lunettes, et devient franc maçon!
J'aime beaucoup Guerre et paix également, je l'ai relu récemment mais n'ai pas pris le temps d'écrire quelque chose dessus! Je suis amoureuse depuis longtemps du prince André (cf le film avec Audrey Hepburn!)

Merci pour vos compliments, vos visites et vos commentaires! Bonne soirée!