20 février 2007

Jacob, 3 ter : La lutte avec l’ange ; l’angoisse et le grand passage

Prologue – A droite, en entrant directement, soleil hivernal : s’asseoir

Dans la lumière hésitante, qui semble suspendue entre aube et crépuscule, deux hommes presqu’enlacés se détachent. A leurs pieds gisent, abandonnés dans le désordre, des armes et des vêtements, voluptueuses étoffes et lance virile, dont le volume et l’agencement dirigent le regard vers le corps à corps, excentré, des combattants.
Dans une tension sauvage, un homme se jette à corps perdu contre la poitrine d’un ange. Celui-ci, concentré sur son adversaire, est étrangement détendu. Il semble échapper à toutes les lois de la pesanteur ; sont-ce ses ailes qui lui confèrent cet improbable équilibre, ou son corps manifeste-t-il par là sa nature spirituelle ? Ses bras ouverts, son corps dynamique, ne laissent apparaître aucune autre tension que celle de l’accueil. La résistance qu’il oppose à l’attaque de son adversaire échappe à toute définition physique de la force : le combat est univoque…

Dans la poussière rayonnante, cavaliers et troupeaux se pressent tumultueusement ; dans l’ombre fraîche de puissants arbres se déploient.

A elle seule, la fresque est une mystagogie.

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« Et Jacob resta seul. Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore »[1]

Avant de commencer à écrire, s’impose une nécessité : celle de libérer l’esprit d’une masse d’émotions. Impossible de parler de Jacob sans que vienne à l’âme, dans toute sa puissance affective, esthétique, la fresque de Delacroix[2]. Peinture mystérieuse dont la densité exprime ce qui fait, à la fois, la force et la faiblesse de l’épisode de la lutte de Jacob avec l’ange : sa puissance symbolique et son pouvoir de fascination. L’incompréhensibilité de ce qui se joue dans ces quelques lignes de la Genèse marque profondément l’imagination collective occidentale, ainsi que l’âme de celui qui s’y trouve confronté. Car cet épisode place de façon abrupte devant le mystère de la rencontre entre l’homme et Dieu, mise en scène de façon bouleversante comme un combat. De fait, le caractère mystérieusement paradoxal – lutte, et victoire de l’homme sur Dieu ( ?!) - qui se dégage de cette scène brève et haletante constitue un obstacle à l’intelligence. Peut-être la force de l’œuvre de Delacroix se situe-t-elle ici : dans ce qu’elle donne avec justesse à voir et à ressentir ce que l’intelligence ne parvient pas à appréhender rationnellement. Les images, la scène s’imposent à l’esprit définitivement ; on est alors fasciné, tenté de chercher à comprendre cette scène en elle-même, comme une unité organique qui ne se tiendrait que par sa propre substance[3].
Si riche cette substance soit-elle, le parti pris de notre propre réflexion récuse une telle interprétation : c’est pourquoi il nous aura fallu passer par les méandres de la vie de Jacob pour, enfin, contempler cette scène magnifique à la lumière de la raison et du cœur, enfin éclairés par un lent travail de révélation par l’écriture. Travail long et troublant[4], partant de cette scène qui représente un véritable défi[5], et reposant sur le pari qu’elle ne se pourrait comprendre qu’à partir de l’organisme entier de l’histoire de Jacob. Pari tenu ?
J’ai tenté de thématiser l’histoire de Jacob comme celle d’un homme en tension, en guerre contre lui-même – tension pleinement exprimée par l’échec de la relation avec sa famille, qui accède peu à peu à son unité par un processus de réconciliation qui se fait à travers la rencontre avec Dieu et l’entrée dans la filiation divine. Il me semble difficile de contester la justesse de cette interprétation – tout simplement, oserais-je dire, parce qu’il s’agit là du parcours de nombreux personnages bibliques. Et aussi, de l’histoire de nombre d’entre nous. Dans ce cadre, le passage du Yabboq[6] représente l’acmé d’un processus de « vérification », ainsi que nous l’avons désigné : processus qui est révélation de la vérité de soi, mais aussi épreuve de sa force de sa puissance vitale. Le combat, qui semblait si paradoxal, prend alors tout son sens : un sens sacramentel, baptismal, celui de la « crucifixion »[7] de Jacob, le vieil homme pécheur, et de la naissance d’un homme renouvelé : Israël[8]. Et ce « grand passage » ne peut se faire, évidemment, que par l’œuvre de Dieu… du chemin catéchuménal à la grâce sacramentelle en plénitude.

A partir de là se dénoue le problème du combat opposant prétendument l’homme Jacob au Dieu incarné par l’ange. Dieu serait-il vaincu, terrassé par l’homme, implorant sa clémence ? C’est bien plutôt Jacob le menteur, le mystificateur, qui gît sur la berge du Yabboq, tandis qu’Israël franchit le gué pour enfin retrouver son frère jumeau. Dans cette lutte qui ressemble à un accouchement de soi par soi, Dieu joue à la fois le rôle du forceps et celui du Père, qui donne au nouvel homme son nom et lui donne de participer à sa force paternelle.

« Comme Jacob poursuivait son chemin, des anges de Dieu l'affrontèrent. En les voyant, Jacob dit: "C'est le camp de Dieu!" et il donna à ce lieu le nom de Mahanayim. Jacob envoya au-devant de lui des messagers à son frère Esaü, au pays de Séïr, la steppe d'Edom. Il leur donna cet ordre: "Ainsi parlerez-vous à Monseigneur Esaü: Voici le message de ton serviteur Jacob: J'ai séjourné chez Laban et je m'y suis attardé jusqu'à maintenant. J'ai acquis boeufs et ânes, petit bétail, serviteurs et servantes. Je veux en faire porter la nouvelle à Monseigneur, pour trouver grâce à ses yeux." Les messagers revinrent auprès de Jacob en disant: "Nous sommes allés vers ton frère Esaü. Lui-même vient maintenant à ta rencontre et il a 400 hommes avec lui." Jacob eut grand peur et se sentit angoissé. Alors il divisa en deux camps les gens qui étaient avec lui, le petit et le gros bétail. Il se dit: "Si Esaü se dirige vers l'un des camps et l'attaque, le camp qui reste pourra se sauver."[9]


L’angoisse catéchuménale : Jacob, se préparant à rencontrer son frère jumeau et à retrouver sa patrie, est éprouvé par l’angoisse. Impossible d’évoquer ce thème sans verser dans l’aposteriorisme : comment ne pas rapporter ce crépuscule solitaire du Yabboq à une autre nuit, celle du jardin des oliviers ? La présence de l’angoisse, tout comme l’apparition des « anges de Dieu », est révélatrice de l’intensification du combat spirituel. A ce moment où il va retrouver son jumeau, Jacob est tout simplement conscient de son indignité et de son péché. Sa peur n’a pas d’autre source : il mesure maintenant le tort causé à son frère et n’ose espérer son pardon et « trouver grâce à ses yeux ». La conscience de son indignité est capitale pour comprendre le combat et la « victoire » de Jacob. C’est véritablement son péché qui sera vaincu avec l’aide de Dieu qui révèle les fautes et libère[10]. En attendant la rencontre avec Esaü qui sera révélatrice, Jacob est seul face à sa conscience. Comme le Christ à Gethsémani, il prie et exprime son angoisse :

Jacob dit: "Dieu de mon père Abraham et Dieu de mon père Isaac, Yahvé, qui m'as commandé: Retourne dans ton pays et dans ta patrie et je te ferai du bien, je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la bonté que tu as eues pour ton serviteur. Je n'avais que mon bâton pour passer le Jourdain que voici, et maintenant je puis former deux camps. Veuille me sauver de la main de mon frère Esaü, car j'ai peur de lui, qu'il ne vienne et ne nous frappe, la mère avec les enfants. Pourtant, c'est toi qui as dit: Je te comblerai de bienfaits et je rendrai ta descendance comme le sable de la mer, qu'on ne peut pas compter, tant il y en a."


Vocation et indignité : Jacob expose devant Dieu le déchirement de son être. Il lui manifeste son obéissance, quand bien même l’appelle-t-il à se confronter aux fantômes de son passé en revenant vers sa « patrie », vers sa famille. Par cette prière, Jacob exprime sa confiance absolue dans les volontés du Seigneur : de cet apparent mal, de cette épreuve, doit découler un plus grand bien. L’homme pécheur se sait, malgré son indignité, comblé de bienfaits, appelé à la paternité par Yahvé : « pourtant, c'est toi qui as dit: Je te comblerai de bienfaits et je rendrai ta descendance comme le sable de la mer ». Il ne fait pas montre d’un esprit orgueilleux[11] mais avoue simplement sa peur : « Veuille me sauver de la main de mon frère Esaü, car j'ai peur de lui, qu'il ne vienne et ne nous frappe, la mère avec les enfants ». Jacob s’en remet à la grâce de Dieu…


Et Jacob passa la nuit en cet endroit. De ce qu'il avait en mains, il prit de quoi faire un présent à son frère Esaü: deux chèvres et vingt boucs, 200 brebis et vingt béliers, 30 chamelles qui allaitaient, avec leurs petits, 40 vaches et dix taureaux, vingt ânesses et dix ânons. Il les confia à ses serviteurs, chaque troupeau à part, et il dit à ses serviteurs: "Passez devant moi et laissez du champ entre les troupeaux." Au premier il donna cet ordre: "Lorsque mon frère Esaü te rencontrera et te demandera: A qui es-tu? Où vas-tu? A qui appartient ce qui est devant toi? Tu répondras: C'est à ton serviteur Jacob, c'est un présent envoyé à Monseigneur Esaü, et lui-même arrive derrière nous." Il donna le même ordre au second et au troisième et à tous ceux qui marchaient derrière les troupeaux: "Voilà, leur dit-il, comment vous parlerez à Esaü quand vous le trouverez, et vous direz: Et même, ton serviteur Jacob arrive derrière nous." Il s'était dit en effet: "Je me le concilierai par un présent qui me précédera, ensuite je me présenterai à lui, peut-être me fera-t-il grâce." Le présent passa en avant et lui-même demeura cette nuit-là au camp. Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait.

Et Jacob resta seul.

Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui.

Il dit: "Lâche-moi, car l'aurore est levée", mais Jacob répondit: "Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni." Il lui demanda: "Quel est ton nom" - "Jacob", répondit-il. Il reprit: "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l'as emporté." Jacob fit cette demande: "Révèle-moi ton nom, je te prie", mais il répondit: "Et pourquoi me demandes-tu mon nom?" Et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, "car, dit-il j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve." Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour, le nerf sciatique qui est à l'emboîture de la hanche, parce qu'il avait frappé Jacob à l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique


Comment voir dans ce texte une victoire de Jacob sur Dieu?Une défaite de Dieu face à l’homme ? On ne peut nier que soit mise en valeur la pugnacité de Jacob et sa volonté. Quant à y voir une victoire… Ce serait ignorer la blessure irréparable que lui inflige son adversaire. Quoique celui ci ne parvienne pas « à le maîtriser », Jacob sort du combat blessé et boiteux.

Si l’attitude de Dieu est difficile à comprendre, c’est bien parce que l’on ne doit pas se situer ici dans une perspective naturelle de la force, mais dans le cadre de la grâce.
Le combat ne doit pas s’envisager en termes de vainqueur et vaincu mais bien sous l’angle d’un accouchement, d’une venue à la vie. En ce sens, la demande "Lâche-moi, car l'aurore est levée" doit-elle être comprise comme une demande de grâce de la part de l’ange ? Il me semble qu’il faille plutôt y voir la conclusion d’un combat qui n’était qu’une propédeutique à la rencontre avec le jumeau, le réel adversaire. La demande de bénédiction formulée par Jacob l’usurpateur vient réparer l’offense faite au père Isaac lors de l’odieuse tromperie de sa jeunesse. A la question « Qui es tu ? » de son père, Jacob le mystificateur avait répondu par un mensonge. Devant l’ange il se tient avec force, en vérité : recevant la bénédiction légitimement cette fois ci, Israël peut aller à la rencontre de son frère pour accueillir enfin son pardon.


Jacob levant les yeux, vit qu'Esaü arrivait accompagné de 400 hommes. Alors, il répartit les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes, il mit en tête les servantes et leurs enfants, plus loin Léa et ses enfants, plus loin Rachel et Joseph. Cependant, lui-même passa devant eux et se prosterna sept fois à terre avant d'aborder son frère. Mais Esaü, courant à sa rencontre, le prit dans ses bras, se jeta à son cou et l'embrassa en pleurant. Lorsqu'il leva les yeux et qu'il vit les femmes et les enfants, il demanda: "Qui sont ceux que tu as là?" Jacob répondit: "Ce sont les enfants dont Dieu a gratifié ton serviteur." Les servantes s'approchèrent, elles et leurs enfants, et se prosternèrent. Léa s'approcha elle aussi avec ses enfants et ils se prosternèrent; enfin Rachel et Joseph s'approchèrent et se prosternèrent.

Esaü demanda: "Que veux-tu faire de tout ce camp que j'ai rencontré" - "C'est, répondit-il, pour trouver grâce aux yeux de Monseigneur." Esaü reprit: "J'ai suffisamment, mon frère, garde ce qui est à toi." Mais Jacob dit: "Non, je t'en prie! Si j'ai trouvé grâce à tes yeux, reçois de ma main mon présent. En effet, j'ai affronté ta présence comme on affronte celle de Dieu, et tu m'as bien reçu. Accepte donc le présent qui t'est apporté, car Dieu m'a favorisé et j'ai tout ce qu'il me faut" et, sur ses instances, Esaü accepta. »



Réconcilié avec son jumeau, Jacob accède enfin à l’unité poursuivie depuis sa jeunesse. La « guerre contre soi-même » s’achève et culmine dans cet ultime affrontement qui est « grand passage » vers la patrie en deux sens : Jacob retrouve effectivement la maison de son père terrestre dans la réconciliation avec son jumeau. Mais il entre également dans la maison du Père des Cieux par cet acte baptismal, où Dieu, par une bénédiction sacramentelle, le consacre comme père de son peuple. Loin d’être un combat entre l’homme et Dieu, c’est un combat pour la vie qui est mis en scène dans cet extrait…




« Où est-elle, ô mort, ta victoire? Où est-il, ô mort, ton aiguillon? »[12]




[1] Gn 32, 25.
[2] Chapelle des Saint Anges (première sur la droite), église St Sulpice, Paris.

[3] C’est, en toute bienveillance et avec tout le respect qui leur est dû, le « reproche » que j’adresse aux textes de Thibaut sur la question. Chercher à expliquer des épisodes bibliques sans les replacer dans une « saga », c’est un peu comme chercher à comprendre un épisode des « Feux de l’Amour » ou de « Plus Belle la Vie » sans en avoir vu aucun autre : improbable et trompeur…

[4] Bien souvent l’écriture m’est apparue elle aussi, sous le paradigme de la lutte avec l’ange !

[5] C’est une commune reconnaissance de notre incompréhension, devant la fresque de Delacroix, qui fut, je me plais à le penser, la source de la proposition par Thibaut de ce travail d’écriture.

[6] Je ne sépare pas l’épisode de la lutte avec l’ange de tout ceux qui l’entourent autour du passage du gué du Yabboq : c’est pourquoi je choisis de désigner ainsi le passage dans sa globalité.

[7] On peut facilement récuser cette interprétation « a posteriori » : entendons « crucifixion » comme un paradigme de la grande épreuve, du grand passage…

[8] Cf. Col 3, 9-10 : « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son Créateur ».

[9] Pour toutes les citations de la Genèse, c’est moi qui souligne.

[10] Cf . Ps 51.

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