02 février 2007

Le révizor : comédie humaine et jugement divin


Après le mince Oncle Vania de Tchekov1, investissement n°2 pour 2007 : le Théatre complet2 de Nikolaï Gogol, récemment publié par le fameux traducteur André Marcowicz3 chez Actes Sud. Investissement pour le moins rentable : moyennant une somme modique de douze euros cinquante, je me la pète ; j’ai le théatre complet, la traduction new wave de Marcowicz, les différentes versions, mais aussi les dialogues composés par Gogol suite aux représentations du fameux Révizor4, et enfin, cerise sur le gâteau déjà somptueux, les lettres échangées par l’auteur avec ses amis, acteurs et auteurs – dont Pouchkine.

La lecture de ces lettres constitue à elle seule un motif impératif de se procurer cette édition, dont le réel intérêt est de faire entrer le lecteur au plus profond de l’âme de l’écrivain, dans ses doutes et ses exaltations d’homme romantique...


« […] je n’ai plus la force de m’agiter et de discuter. Je suis fatigué d’âme et de corps. Je le jure, personne ne me connaît et ne comprend mes souffrances. Qu’ils aillent au diable, tous ; ma pièce me dégoûte. Je voudrais m’enfuir Dieu sait où, et le voyage qui m’attend, le bateau à vapeur, la mer, et les cieux lointains peuvent seuls me ranimer. Je les attends avidement, comme Dieu seul sait quoi. Au nom du Ciel, revenez vite. Je ne partirai pas sans vous avoir fait mes adieux. J’ai besoin de vous dire tant de choses que ne peut dire une lettre détestable et froide… »5

Car ce qui nous est donné à voir dans ce dossier providentiel, ce sont les retouches et les réécritures, les réflexions a posteriori et les justifications du créateur sur son œuvre ; et pour ainsi dire, son désespoir, face à l’imbécilité humaine, devant le tollé suscité par la pièce. A travers les épreuves que constituent le travail de l’écriture et de la réécriture, la défense de la liberté de rire devant ses l’esprit de sérieux, la douleur de voir ses intensions mésinterprètées, ce qui apparaît de façon émouvante c’est le réconfort que trouve Gogol dans l’amitié de ses proches.


« […] Adieu. Je pars distraire mon angoisse, réfléchir en pronfondeur à mes devoirs d’auteur, à mes œuvres futures, et je te reviendrai, vraiment, renouvelé et rafraîchi. Tout ce qui est arrivé a toujours été salvateur. Toutes les insultes, tous les ennuis m’ont été envoyés par la haute Providence pour mon instruction. Et en ce moment aussi, je sens que ce n’est pas une volonté terrestre qui dirige mon chemin. Il m’en sans doute indispensable.


Je t’embrasse un nombre incalculable de fois. Ecris-mois. Tu as encore le temps.


Ton Gogol. »6


Le ton grinçant et franchement drôle des comédies se colore tragiquement à la lecture de ces écrits et de ces lettres splendides. Depuis le sain éclat de rire provoqué par le Révizor, on entre dans une réflexion presque philosophique sur le statut de la comédie, la représentation des vices et des vertus, sur le caractère tragique de la satire sociale, sur le caractère sacré de l’Etat… Insensiblement, le propos trivial, le grotesque et la langue truculente de la pièce laissent se dessiner une intention quasi mystique, explicitée dans la courte oeuvre Dénouement du Révizor, et dans sa deuxième version.

Dans ce texte fascinant, Gogol met en abîme son travail théatral : la pièce jouée devient véritablement une cristallisation du theatrum mundi, de la comédie humaine, au sein de laquelle le fameux « révizor » intervient comme l’ultime juge. A la bourgade de province répond une « ville intérieure » qui sera révisée au dernier jour, ce qui n’est pas sans évoquer un fameux « château de l’âme »...


« […] ce n’est pas de notre beauté dont il faut parler, mais de ce qu’il faut faire, réellement, pour que notre vie, que nous avons coutume de prendre pour une comédie, ne se termine pas par une tragédie bien pire que celle que nous venons de jouer. Quoiqu’on dise, il est terrible, le révizor qui nous attend aux portes de la tombe. Comme si vous ne saviez pas qui est ce révizor ? A quoi bon faire semblant ? […] Mieux vaut soumettre à révision tout ce qui est en nous au début de la vie, et non pas à la fin. Au lieu des vains verbiages sur nous mêmes, visitons aujourd’hui notre ville intérieure monstrueuse, qui est cent fois pire que n’importe quelle autre ville, - une ville dans laquelle règnent nos passions, comme des fonctionnaires monstrueux, volant la caisse de notre âme ! »7

Quel est le fouet qui permet de chasser ces passions ? Le rire, bien entendu.


« Ce rire, il est bon, il est honnête. Il est donné justement pour apprendre à rire de soi-même, et non des autres. Qui n’a pas le courage de rire de ses propres défauts devrait plutôt ne jamais rire du tout ! … Sinon, son rire serait une calomnie, et, comme d’un crime, il aurait à en rendre raison ! »8

En bref, et sans m’attarder : un lecture surprenante, réjouissante et féconde, que je vous recommande !

Valete !



1 Traduction André Marcowicz et Françoise Morvan, éd. Actes Sud, coll. Babel
2 Le volume présente les trois pièces de Gogol : Le Mariage, Les Joueurs et Le Révizor, ainsi que des extraits de dialogues, un dossier complet sur le Révizor rassemblant les écrits de Gogol et plusieurs lettres.
3 Traducteur des romans de Dostoïevski, du théatre de Tchekov et de l’Eugène Onéguine de Pouchkine aux mêmes éditions.
4 La pièce est une satire sociale présentant les péripéties d’une petite ville de province, dont les fonctionnaires sont tous corrompus, qui attend l’inspection d’un révizor, fonctionnaire envoyé par l’état. Je n’en dis pas plus…
5 Fin de la lettre du 25 mai 1836 à Pouchkine, p. 616.
6 Fin de la lettre à Mikaïl Pogodine du 15 mai 1836, p. 671.
7 Dénouement du Révizor, p. 645.
8 Conclusion de la Seconde version du Dénouement du Révizor, p. 638.
Ill: et en plus, le brushing mis à part, il était plutôt beau gosse!

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Elise,

C'est funnytude ce post?

Aheuh...

Tschok

Anonyme a dit…

Ah, chère Elise!
Que de saines lectures, décidément!
Je ne peux qu'admirer ton sérieux, lorsque tu te penches sur une grande oeuvre, à t'occuper aussi de l'homme qu'il y a derrière.
Et les grands écrivains russes sont fascinants aussi par la profondeur de leur personnalité.

Une petite pierre musilienne, maintenant: "Der Mann ohne Eigenschaften", titre ô combien philosophique, se traduit en Russe "Человек без свойств", Tchelovyek (l'homme, "das Mensch" comme "der Mann" donc même problème qu'avec le Français "l'Homme") bez (sans) svoïstv' (свой "à soi" quand "Eigen" veut dire "en propre", et ство "-schaft" -ité, et là c'est plus fidèle à l'Allemand. "L'homme sans propriétés" ça dirait autre chose!)
Mais je suis encore loin d'être assez bon en Russe pour lire le livre en entier comme ça !!!

Sémiramis a dit…

Retard de réponse et publication: plus d'accès internet au boulot, cause filtrage acéré, et toujours pas branchée à la maison... excusez donc ma lenteur...et merci toujours de vos com...

Cher Tschok,

Lisez donc le révizor, et vous vous pairez de bonnes tranches de funntyude, rien à voir avec Kafka! Mais cela n'élimine en rien le tragique de la vie... Il s'agit, plutôt que de jouer une grossière comédie, d'assumer le tragique de l'existence... en riant!
Bien à vous...

Cher Tertius,

Tu auras bientôt de quoi rassasier ton appétit musilien, car on m'a confiée une recension d'un ouvrage sur l'HSQ... j'en prépare une version longue pour le blog...
Pour la lecture de Gogol, je te recommande vraiment l'édition de Marcowicz, c'est elle qui permet d'accéder à cette dimension: elle est excellente!
Je vais investir dans la dernière publication des notes de Grossman...
Bons progrès en russe et merci!

Anonyme a dit…

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas pris le temps de te lire, chère toi, et cette pause pellerinesque juste après la messe tombe à pique : extase devant l'oeuvre de Gogol terriblement romantique, donnant une profondeur à nos vies... Je crois bien que je, que nous, mettions en pratique les prescriptions de Nicolaï sur le rire avant de les connaître... Grand !
Sinon voyant Tertius presque bilingue, je n'en finis pas de récriminer contre la Fac et sa si mauvaise organisation qui ne m'a pas permis de suivre les cours de Mme Agofonov, grrrrrrrrrrrrr !!

Enfin grrrrrr, non, plutôt, hihihihihihihihihihihi !!

"Je t’embrasse un nombre incalculable de fois. Ecris-mois. Tu as encore le temps."

Ton Funny Friend.

Anonyme a dit…

Han ! Je ne puis aimer Gogol, il a trop moqué les fonctionnaires dans ses nouvelles. Je me sens atteint dans la dignité même de mon corps étatique...