17 février 2008

Questions (pédantes) sur la modernité

Jean-Baptiste, je voulais m’entretenir avec toi sur un sujet qui revient souvent dans nos conversations : celui de la modernité. Je sais que c’est un thème sur lequel tu te poses bien des questions ; mais je voudrais mettre à plat les choses en te demandant ce soir comment définis-tu ce concept de modernité?
Cela va être compliqué ! On pourrait essayer de donner une date de naissance à la modernité, mais le problème, c’est que chaque retour sur un événement renvoie à un événement qui l’a précédé. Si l’on veut situer la naissance de la modernité au XIXème avec l’explosion des techniques, on se rend vite compte que les racines sont plus éloignées dans le temps ! Je vais limiter la modernité au monde qui apparaît en gros au XIXème siècle, c’est-à-dire qu’elle correspond à toutes les périodes post-ancien régime…
Cela m’intéresse : ne crois-tu pas que la « révolution française », formule que je place à desseins entre guillemets, constitue le socle fondateur de cette modernité ? Je veux parler non seulement de l’événement, mais surtout d’un phénomène qui cristallise un long processus, et qui engendre une structure idéologique inédite dans laquelle nous baignons toujours.

Oui, évidemment, il y a certains éléments fondamentaux de la modernité qui sont largement antérieurs à la révolution française, mais sur le plan politique celle-ci représente un moment de rupture, en tous cas pour l’occident : il y a quelque chose qui commence, très nouveau. La révolution française représente une rupture avec l’idée même de tradition.
Tu rejoins ce que je voulais dire en parlant d’un long processus qui aboutirait à cet événement, et modifierait profondément les structures de la civilisation occidentale. Je pense que tu évoques Hannah Arendt en parlant de la faillite de l’idée de tradition ?

Oui, et pas seulement, même si elle représente ma principale référence sur ce plan. Mais pour en parler judicieusement il faut avoir comme elle des compétences d’historien que je n’ai pas. Je vais clarifier mon idée sur la modernité en résumant mon propos en une seule phrase : « nous avons mangé les fruits du passé sans faire advenir de nouveaux printemps ».
Tu veux dire que nous sommes en position d’être des héritiers…

… mais nous ne préparons aucun héritage ! Nous n’avons rien à transmettre. Ou plutôt, nous ne voulons pas transmettre. Pour tenter une première définition, la modernité serait l’attitude d’une civilisation qui vit sur ses acquis et ne prépare pas un terreau favorable pour les générations futures.
Pourtant, nous vivons dans les sociétés occidentales un moment où les préoccupations « écologiques » et de « développement durable » n’ont jamais autant pesé sur l’ « économie » et la vie des états. Finalement, on voit que le monde, en tant que patrimoine, est surtout conçu comme un écosystème naturel à préserver, plus que comme un système humain de relations et de pensée que l’on devrait habiter et poursuivre ?

Oui ! D’autant plus qu’avec ces préoccupations écologiques, on a vu apparaître des conceptions de l’homme comme plus grand prédateur, animal dangereux pour la vie, et finalement, on jugerait préférable qu’il disparaisse en tant qu’homme. L’idéal de vie que propose la modernité est un mode de vie « animal », c’est-à-dire centré sur le cycle vital de consommation et de procréation, de génération et de corruption, de satisfaction des désirs. L’homme n’est plus appellé à construire un monde qui va durer, et donc à habiter une terre dans laquelle il prend conscience de sa dimension de mortel et s’inscrit dans une histoire : il est appellé à s’occuper de sa vie biologique, de ses pulsions et de ses désirs : le monde humain est réduit à la sphére du monde animal, la sphère immédiate de la satisfaction des instincts désirants.
Ce qui explique le fait que nous ne pouvons plus préparer l’avenir, puisque l’homme n’est plus inscrit dans une histoire, appelé à poursuivre un monde qui existerait après lui : « après moi, le déluge ! » - ce qui était finalement le cri de guerre plus ou moins avoué de mai 68. Dans ce cadre, l’idée de tradition n’a plus de sens, pas plus que celle d’immortalité qui implique un désir de transmettre et un sentiment de responsabilité envers le monde qui va durer au-delà de nous.
Je voudrais que l’on en revienne à la révolution française, et peut-être, à l’idée même de révolution. Il me semble que ce concept renferme en lui la clef d’un basculement décisif, que pour ma part, je place à la source de ce que j’appelle « modernité ». C’est le moment où la structure du temps collectif se déplace depuis un schéma chrétien, avec une tension de progrès vers une eschatologie et une résolution finale - qui est le fruit de la grâce du salut, vers un schéma paganisé où le messianisme est politique, et où la révolution, le « grand soir » représente un mythe fondateur.

La modernité rompt avec la tradition médiévale, dont le travail de sape commence dès le XIVème siècle : ce long processus philosophique aboutit à mes yeux à la fin du XVIIIème siècle, avec Kant et Hegel qui à mon sens révolutionnent la conception du « monde » pour l’un sur le plan de l’individu – avec les questions de la connaissance et de la morale, pour l’autre, sur le plan du collectif avec une grande pensée de l’histoire dont je pense qu’elle marque encore profondément notre espace politique. Avec ces deux pensées, l’homme n’a plus besoin de Dieu ni du secours de la tradition principalement supportée par l’Eglise romaine.

Il me semble que notre pensée politique reste hégélienne, et ce aussi par le biais de Marx et des idéologies qui en découlent, dans le sens où elle aspire à la réconciliation, passant par une phase négative de « révolution ». Toute l’idée de la gauche politique est dans cette conviction qui nie la présence intrinsèque, dans la nature humaine, du mal et de la mauvaise intention. La gauche procède par bonne volonté vers une réconciliation temporelle. Mais ça ne marche pas. L’idée que la politique pourrait résoudre les conflits est absurde, elle en est plutôt le grand chef d’orchestre !

J’ai lu récemment un livre d’entretien d’un philosophe bien oublié, Julien Freund, et j’ai été frappée par sa pensée du conflit. Julien Freund explique que l’hégélien, socialiste, pacifiste Jean Hyppolite avait refusé de diriger sa thèse car l’idée centrale en était qu’il n’y a « de politique que là où il y a un ennemi ». Julien Freund critique très justement les droits de l’homme qui sont l’héritage le plus lourd de la révolution française. Il développe une pensée du conflit comme nécessaire et essentiel. Mais cela demanderait des heures de développer tous ces points. Il faudrait aussi parler des effets pervers de la morale kantienne, mais je ne suis pas assez qualifiée pour cela.

En définitive, la gauche nait avec la modernité. Mais en porte-t-elle tous les maux pour autant ? Question provocante sur laquelle nous réfléchirons peut-être bientôt.

33 commentaires:

Anonyme a dit…

Là, franchement, on est totalement morts de rire (à nos dépens évidemment)

Anonyme a dit…

vous avez surchargé la mule, là, tous les deux.
Mais c'est assez rigolo!

Bises,

Bruno (de passage, qui s'en retourne demain à Paris...)

Didier Goux a dit…

Hé bé ! Il reste des glaçons ou je viens avec les miens ?

Catherine a dit…

Je ne dis rien, j'écoute votre conversation ...

Anonyme a dit…

"Le Moderne, c'est celui à qui le passé pèse. Le survivant, c'est celui à qui le passé manque."

Alain Fikelkraut in "Nous autres, modernes" (Quatre leçons données à Polytechnique), ellipses, 2005.

Anonyme a dit…

Le survivant ? C'est intéressant...

Anonyme a dit…

Bruno, chargé la mule? Mais qui est la mule?

Merci de ta visite! Bisous

Anonyme a dit…

Didier, apportez donc de quoi piler la glace... au shaker, pas à la cuiller!

Anonyme a dit…

Catherine, vous avez le droit de causer c'est open bar ;-)

Good night!

Anonyme a dit…

Survivante? J'espère être à la fois moderne et porteuse de tradition... Dans le fond, l'avenir me manque plus que le passé ;-))))))...

Anonyme a dit…

Ayant eu un aperçu de ce que Finkielkraut a subit pour avoir eu le courage de tenir les propos que nous connaissons, je comprends pourquoi il parle ici de survivant ;)

Sémiramis a dit…

Hé hé hé, effectivement, vu sous cet angle...

Anonyme a dit…

Un peu plus bas, sur la même page 30:

"Le Moderne se réjouit de dépasser le passé, le survivant est inconsolable. Car le passé, pour lui, n'est pas mortifère, mais mortel; n'est pas oppressif, mais précaire. Être moderne, c'est se séparer, c'est surmonter, progreser, avancer, dépasser, transcender: mouvement actif, conquérant, volontaire. Survivre, c'est être quitté. Le Moderne va de l'avant, le survivant regarde vers l'arrière. L'un est projet; l'autre regret. "Mon coeur appartenait aux morts" écrit Hölderlin"

Hum, de quoi réflechir pour la nuit...
Bonne soirée !
D.

Sémiramis a dit…

Pour moi D c'est tout réfléchi: cette dichotomie me déplaît. Ou bien, suis-je inexorablement moderne? Je ne supporte pas de regarder en arrière si ce n'est pour nourrir une action qui surmonte, qui va de l'avant! Pour avancer, capitaliser sur le passé est nécessaire. Mais il faut toujours vouloir avancer!

Bonne nuit!

Anonyme a dit…

Je suis d'accord avec toi Élise. Je ne vois pas très bien où vous en venir Finkielkraut dans ce texte. Pense-t-il réellement que l'on ne peut pas regarder le passé sans regretter, sans rester figé ? C'est assez morbide comme pensée !

Sémiramis a dit…

Nous sommes bien d'accord. Mais peut-être Finkie décrit-il deux attitudes opposées sans forcément prendre parti!

Anonyme a dit…

Je veux voir des photos de votre entretien ! La main sous le menton, le regard par en-dessous, la pipe, le verre de cognac, les micros !!!

Cet échange est intéressant en tout cas ; surtout la partie sur l'écologie. Je suis tout à fait d'accord avec cette idée de la fin de l'homme en tant que sujet, en tant précisément qu'instance dominant la nature, en tant que sujet au fond. Le problème est que ce projet heideggerien que je trouve personnellement abominable, à savoir mettre fin à ce méchant sujet trop dominateur fait que l'home n'est plus que cette passivité, soumise aux rythmes biologiques, ouvert à l'Etre dans le meilleur des cas. La réalité est que Finkie adhère à ce programme heideggerien et qu'il est tout à fait inapte à penser le drame de l'écologie totalitaire.

Finkielkraut a raison dans son constat, mais sa haine de l'humanisme métaphysique est absurde ; c'est l'humanisme métaphysique qui a créé la culture qu'il adule et qui constitue l'héritage qu'il souhaiterait voir transmis.

La grande différence entre Heidegger et Finkie est que Heidegger était inculte à mort ; la haine de Heidegger pour la culture métaphysique se comprend par son inculture ; la haine de la culture métaphysique par Finkie se comprend, hélas..., par son idéologie heideggerienne...

Anonyme a dit…

Je ne savais pas que Finkielkraut haïssait l'humanisme métaphysique.

Mais cette fois-ci il n'y avait ni pipe, ni cognac. Je dis "cette fois-ci" car dans le précédent entretien, il y avait pipe et alcool, ainsi que musique. Le tout filmé, bien entendu.

Sémiramis a dit…

Franchement, je ris en repensant que tu as failli t'étrangler avec du whisky durant ce moment mémorable! C'était beaucoup plus long et beaucoup plus entretien. Là nous nous sommes posé mutuellement des questions volontairement ronflantes, pour plus de mégalomanie.

Moi je ne connais pas grand chose à Finkie et me prosterne devant l'érudition de notre palmipède favori. ce que j'en sais, c'est que je suis à la fois d'accord avec lui et à la fois pas sur la même longueur d'onde... d'ailleur la citation de D semble le confirmer!

En ce qui concerne l'écologie, j'aurais vraiment beaucoup de choses à dire là dessus puisque ce sujet touche ma pratique professionnelle! Et plus généralement j'aimerais mener une réflexion construite sur le concept de "développement durable". Mais peut-être serait-il bon que je mette avant cela un point d'honneur à mon travail sur Simone Weil :-)

Pour m'accorder avec toi coincoin je dirais que le drame n'est pas seulement l'évologie totalitaire, c'est l'idéologie en toute chose (qui débouche sur des logiques totalitaires).

Bonne nuit et merci!

Anonyme a dit…

L'écologie en philosophie est un sujet à creuser; tout à fait d'accord avec toi darling ! Le grand Luc Ferry avait labouré le terrain avec "le nouvel ordre écologique", qui donne des pistes interprétatives intéressantes !

Bisous ma darling

Sémiramis a dit…

Merci mon darling de me donner comme sectatrice du philosophe à cheveux longs. Cela me rappelle que j'ai son bouquin quelque part mais ne l'ai jamais lu. Une chose de plus sur ma to do list!

Anonyme a dit…

Oui ! En plus ça se lit vite et c'est facile et bien écrit.

Je crois que Ferry a un peu évolué néanmoins, en admettant la pertinence d'un souci écologique, sans pour autant changer le sens de son inquiétud à l'égard de cette idéologie anti-humaniste.

Anonyme a dit…

Le Ferry est bien, je l'avais lu en hypo-khâgne pour traiter le sujet: "La nature a-t-elle des droits?".

Finkie, dans la citation d'Inactuel, semble jouer la figure du Juif (l'éternel arraché, le regret, l'errance, la coupure originelle par rapport à la terre originaire, etc) contre Sartre, c'est-à-dire le plus con de tous les philosophes du 20ème siècle.

Mais entre les deux, il y a peut-être place pour des positions un peu plus "vivables"...

Enfin, moi, ça fait longtemps que je préfère le conservatisme raisonné, inspiré du "catastrophisme éclairé", de Taguieff, aux gueulantes rigolotes mais pas tellement constructives de Finkie...

Coincoin, j'aime quand tu vomis sur Heidegger. Quand tu le fais, je sais que c'est que tu vas bien.

Didier Goux a dit…

Pipe, alcool, musique... Et dire que j'étais pas là !

Sémiramis a dit…

Effectivement, l'organisation d'un colloque Gousien s'impose: nous pourrions vous interroger sur R. Camus tout en picolant et fumant (la musique ce sera Tharaud évidemment, son nouvel enregistrement de Chopin par exemple, que je lutte pour ne pas aller acheter!)

Anonyme a dit…

"développement durable": la mise au point commencerait par le rappel de l'erreur de traduction...
en anglais, l'expression signifie "développement endurable" ou "soutenable", c'est-à-dire la façon dont on peut continuer à polluer (gnark gnark, moi je ne trie pas!!!) de telle sorte que ça soit supportable pour les petits copains qui passeront après...

Y a une mise au point sur les machins écolos totalitarisants dans le Taguieff de l'an dernier: les Contre-Réactionnaires (Denoël).

Sémiramis a dit…

Cher Bruno

Oui, je crois que tu as raison concernant Finkie. On peut s'opposer à Sartre et à ses postures sans tomber dans l'excès inverse. Et as tu déjà entendu parler de Julien Freund? Je me disais que tu aurais peut-être connaissance du livre que lui a consacré le même Taguieff? JB est en train de le lire.

Bisous!

Sémiramis a dit…

Ah, je n'avais pas vu ton second commentaire: effectivement, l'idée du développement durable est une chose assez hypocrite. Comme le disait un haut fonctionnaire que j'ai vu cette semaine sur ce thème: "on ne se soucie de pollution et de la faim et soif des pauvres que depuis qu'on s'est rendus compte que tout cela allait nous empêcher de continuer à rouler en 4x4!!"

Lumineux!

Sémiramis a dit…

Coincoin,

La position de Ferry me semble raisonnable: s'occuper d'écologie est une préoccupation de bon sens, en faire une idéologie est dangereux comme en toute chose d'ailleurs!

Bisous Darling

Didier Goux a dit…

Pour Chopin, on a déjà Arrau, qui n'est tout de même pas de la petite bière...

(Disons que Tharaud sera mon cadeau d'accueil lorsque nous nous verrons. Donc, ne l'achetez pas pas !)

Anonyme a dit…

En effet, cher Bruno, je vais bien ; le blog d'Elise me met en joie (joie joie) !

Sémiramis a dit…

Coincoin, que ta joie demeure et soit parfaite: va mon enfant!

Sémiramis a dit…

Mon cher Didier,

C'est très gentil de votre part (et j'espère que vous viendrez vite alors ;-) !!!

Bonne soirée