17 novembre 2006

La Madone sixtine, ou : le secret du vieux rideau enfin révélé


A ma marraine Anne, source d'émerveillements intenséments partagés...
Dans les conférences sur l'histoire de la peinture, données sur France Culture en 2003, l'historien de l'art Daniel Arasse nous introduit avec beaucoup de pudeur dans l'intimité de la Madone Sixtine de Raphaël, ce tableau aussi énigmatique que fameux. La profonde connaissance de l'oeuvre, manifestée en quelques phrases par cet homme proche de la mort, constitue ce que j'ai envie d'appeller une invitation à la conversion, à une brêche ouverte vers le ciel.
L'art est évidemment une fenêtre ouverte sur le mystère de l'Incarnation, mais nul tableau ne l'exprime peut-être mieux que cette Madone : le contraste frappant entre la transcendance infinie de Dieu et l'incroyable évènement de sa venue à la condition humaine en fait un objet de méditation inépuisablement riche.
Ce qui me touche dans ce tableau, de façon immédiate et profonde, c'est cette vieille tringle, un peu tordue, qui supporte ce rideau vert, qui a l'air bien lourd et épais. Un rideau que j'imagine d'une matière dense, qui étouffe les bruits et qui protège bien ce qu'il cache; un rideau sûrement un peu poussiéreux, qui impose le respect et le silence. Le vieux rideau du salon, celui qui fascine les petits enfants qui veulent toujours se cacher derrière son opaque écran...
Et justement, il y a de petits enfants au bas du tableau. Enfin, de petits anges, des chérubins, qui ont l'air un peu triste et songeur. Peut-être sont-ils troublés d'avoir, avec l'ouverture de ce rideau, perdu le lieu de leurs jeux et de leurs imaginations. Car le rideau est ouvert sur le ciel. Il n'y a plus de mystère, il n'y a plus de cachette. Il y a une mère qui porte son enfant, et qui avance vers nous avec les pieds nus. On dirait qu'il y a du vent dans son vêtement; le rideau n'isole plus cette partie de l'espace. Elle est exposé au froid et aux intempéries...
Le rideau s'est ouvert comme pour une représentation théâtrale. Mais le secret du rideau n'est pas le fantastique spectacle que l'on attendait, et voila une mère qui s'avance vers nous, avec les pieds nus. Elle quitte les nuées, où elle était entourée par les mutitudes des anges et des puissances célestes, et elle s'avance vers nous avec son enfant dans les bras. Le spectacle n'est pas celui qu'on attendait, et le secret du vieux rideau est presque déçevant.
En tous cas, il est mystérieux, comme le visage de cette mère, et celui de son fils. Il a l'air d'un adulte alors qu'il n'est qu'un bébé; un air grave. Le secret du vieux rideau, c'est cet enfant...
Le rideau, le voile du temple, est levé, il se déchire.
Dieu est accessible à chaque homme grâce à ce petit et à sa mère, grâce à Jésus qui se fait homme, et grâce au don de la Madone qui présente et offre à l'humanité la chair de sa chair. C'est Jésus, l'ultime grand-prêtre, qui donne à chacun de glorifier Dieu dans son corps même, dans l'Eglise. Le vieux rideau du Temple, fatigué et mystérieux, n'a plus de raison d'être : les saints, Sixte et Barbe, sont aux pieds de la Vierge, derrière la limite du voile, au ciel. Et les anges qui étaient les gardiens du voile contemplent cet évènement avec nostalgie et perplexité.
Dans l'image de la Madone à l'enfant c'est déjà le Crucifié qui apparaît.
"Et voila que je voyais la vérité de ces visages, Raphaël les avait dessinés il y a quatre siècles: c'est ainsi que l'homme marche à la rencontre de son destin. La chapelle Sixtine... Les chambres à gaz de Treblinka..."

Histoires de peintures, Daniel Arasse, coédition France Culture/Denoël, 2005.

La Madone Sixtine, inédit de Vassili Grossman, éditions Interférences, 2002.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah, la place de la femme en christianisme...
Je voudrais juste te préciser que dans le cas de la conception virginale du Sauveur, on retrouve encore la complémentarité des principes féminins et masculins, la Vierge donnant le corps (la matière), et reçevant en elle l'empreinte de l'Esprit Saint qui porte le principe d'individuation, l'âme. Il faut rappeller que dans le monde grec, l'âme était contenue dans le sperme de l'homme: en terme aristotéliciens, l'âme est la cause finale (d'origine masculine) qui vient informer la cause matérielle (d'origine féminine). La conception virginale de la Vierge fécondée par l'Esprit (pneuma) reste donc dans cette ligne de compréhension chez les pères de l'Eglise.
Je suis en pleine adhésion avec tes réflexions sur l'humanité de ce tableau, et je t'invite à lire Grossman impérieusement! "Parce que ce sont des hommes qui ne peuvent se dépétrer du moment présent, même s'ils ont foi aux moments à venir". C'est très beau. Grossman fait de la Madone Sixtine "la représentation la plus athée qui soit de ce qu'il y a d'humain en l'homme"...
"Au final la Madone sixtine semble nous apparaître comme étant le manifeste d'une "humanisation" de la divinité, ou plutôt, oserais-je ? d'une "féminisation" de la religion ?": Oui certes, évidemment, la Madone Sixtine manifeste l'incarnation donc elle est tout cela. Pour ce qui est de la féminisation, je crois qu'il ne faut pas pousser trop loin. On peut penser néanmoins à la manifestation en la Vierge Marie de la qualité maternelle du Dieu que l'on appelle "Père", dont l'amour est aussi bien maternel que paternel... sans que l'identité de la Vierge se limite à cela.

Anonyme a dit…

Fait étrange, mais l'Esprit souffle où il veut, en préparant mon exposé sur Sénèque, je tombe là dessus:
"Vois quelle différence entre la tendresse d’un père et celle d’une mère ! Le père ordonne qu’on réveille son fils de bonne heure pour qu’il se livre à l’étude, même les jours de fête il ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et quelquefois ses larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein, toujours elle veut le tenir à l’ombre, éloigner de lui les pleurs, le chagrin, le travail. Dieu a pour l’homme de bien les sentiments d’un père, une mâle affection : « Qu’il soit, dit-il, secoué par la fatigue, par la douleur, par les privations, pour acquérir la véritable force. »"
De providentia, II
Nous aurons l'occasion d'en reparler...

Anonyme a dit…

Merci Agathe pour cette contribution sur la maternité divine (qui n'en fini de résonner en moi grâce à Jean Chrysostome)et ces pages esthétiques entre Ligugé et La Madonne Sixtine.... Merci aussi pour cette image de la Vierge que je vois comme une pauvre, "une va-nu-pied" ayant pour seul bien son Fils à présenter au monde... Que de belles méditations encore ! Il faudra écrire un jour sur la pauvreté.... Je ne m'attarde pas plus JC et Capes me rappelle à l'ordre.
Pax et Veritas.

Anonyme a dit…

Le rideau voile et dévoile à la
fois la majesté de Marie, comme il voilait et dévoilait les apparitions de l'Empereur byzantin
(voir le rituel décrit par Constantin Porphyrogénète), comme il "obturait" les portes du Temple qui abritait le Saint des Saints, l'Arche sacrée.
Oui Marie est une "va-nu-pied" pour reprendre les propos de mon prédécesseur mais elle est Reine Mère et Eglise. Le rideau contribue à théatraliser sa mise en majesté.
J'ai travaillé sur les tentures, voiles, rideaux et draps honrifiques dans l'iconographie de Marie.
C'est un plaisir d'échanger.
Amicalement

Sémiramis a dit…

A Virginia:
Merci pour cette petite contribution qui ouvre sur la possibilté de passionnants échanges. A bientôt j'espère - j'aimerai en savoir plus sur l'iconographie de la Toute Pure et Sainte Reine des Cieux.
Amicalement!
Agathe

Anonyme a dit…

Vaste sujet qui m'a valu maîtrise et D.E.A. Je serai plus prolixe la prochaine fois (le temps me manque!). Autre piste intéressante : les soieries et voiles dits miraculeux type "maphorion" qui se soulèvent au-dessus des icônes ou statues de la Vierge (miracle de l'église des Blachernes par exemple).
Amicalement et mariologiquement!
Virginia

Sémiramis a dit…

Je recycle ce post datant du mois de mars, comme l'indiquent les commentaires, parce que je l'aime beaucoup.

Quel bonheur, Raphaël + Grossman: extase garantie. Joie!

Anonyme a dit…

Chère Agathe,

Je suis tout tourneboulé à l'idée de le faire, mais je dois le faire : la Madone ne s'avance pas vers nous pour un poil : Raphaël a peint le moment exact où la Madone monte au ciel, où elle quitte le monde, avec un regard plein d'inquiétude et de lourdeur, en effet rendu par la pesanteur du voile que tu as parfaitement décrite, car elle sait le destin que connaîtra son fils.

Le génie de Raphaël réside, non seulement dans cette magnifique dialectique de la pesanteur et de l'élévation, dialectique incroyablement bien rendue dans les deux putti (les deux anges) à la fois d'une grâce et d'une légèreté exquises et pleins d'une lourdeur mélancolique, à l'idée du drame qui est en train de se jouer.

En somme, ce tableau de Dresde est inouï à tous égards car la Madone s'efface comme pour mieux nous donner son fils, qu'elle sait condamné. Drame absolu. Don ultime d'une mère.

Sémiramis a dit…

Je ne suis pas convaincue Gai Luron. C'est sûrement un entêtement de ma part, ou une déformation de la perspective dûe à la lecture d'Arasse + celle de Grossman, mais le mouvement ne me semble pas être du tout une élévation.
D'ailleurs, le tableau n'illustre pas à mon sens l'épisode de l'Assomption, qui correspond à cette élévation de la Vierge! Pourquoi tiendrait-elle alors son fils enfant dans les bras? Ca ne colle pas, dans ma logique.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je rejoins Agathe et Ulrich, la Madone Sixtine, comme toutes les représentations de la Vierge à l'Enfant nous parle de la naissance de Jésus. Dans les assomptions de la Vierge, elle est représentée seule ou alors avec le Christ adulte.
Il y a en effet un jeu avec la pesanteur et la légèreté dans ce tableau. La légèreté nous indique la présence du divin dans les personnages, et qui est absent des objets matériels: rideaux, tringle, mitre.
La mine craintive de l'enfant Jésus s'explique aussi par le fait, qu'avant d'être le fils de Marie, il était dans les cieux derrières les rideaux, représentées par des têtes d'angelots. Il était un être immatériel qui s'est incarné grâce à Marie. Son visage exprime son expérience de la matérialité, du monde terrestre.

Chaleureusement

Borislav

Sémiramis a dit…

Bienvenue Borislav!

Et merci pour cette belle contribution à notre contemplation du tableau de Raphaël, qui nous oriente vers celle du mystère de l'Incarnation. Effectivement, je pense que l'interprétation que nous donne Gai Luron est fortement inspirée par son gnosticisme assumé...

Avez vous lu le texte de Grossman? Il est désormais plus facile à trouver en librairie (il faut investir dans l'édition des oeuvres parue récemment...)

Merci de votre visite et à bientôt!