14 octobre 2007

Sur l'amitié, suite

C'est à mon tour de parler d'amitié avec Jean-Baptiste.


Dans un article de novembre 2006 sur ton journal de l'homme sans qualités, tu faisais un rapprochement entre la communion des saints, le dialogue pĥilosophique et la philia.

Ce que j'avais essayé de mettre en valeur dans cet article c'était le fait que les relations humaines transcendaient les dimensions esthétiques (espace et temps) kantiennes. Le lien est plus fort que les structures de notre vie sensible. Ce qui implique qu'on puisse entretenir des rapports d'amitié avec les saints, au même titre qu'avec ses amis dans la vraie vie. Cela permet de comprendre le sens de l'Église, aussi bien au sens qu'elle est une (terre et ciel) mais aussi au sens d'une Église composée des citoyens de la société de Dieu que l'on ne peut identifier comme tel au cours du "pèlerinage sur la terre": ce qu'Augustin souligne dans le fameux passage de la Cité de Dieu. L'Église est un réseau de relation pures qui constituent le corps du Christ, et qui apparaîtra en pleine lumière à la fin des temps. Cette définition de l'Eglise comme relation permet d'y inclure tous les hommes capables d'accueillir l'autre et d'avoir des relations d'amitié vraie, et pas seulement les confessants ou les baptisés.

Peux-tu parler un peu plus de cette amitié qui transcende l'espace et le temps ?

Cela relève de l'expérience. Dans les relations amicales que j'ai pu vivre, j'ai eu cette expérience d'avoir senti la présence de mes amis même lorsqu'ils ne sont pas avec moi. Tu en parlais toi-même dans notre précedent entretien, mais cette idée était au fondement du texte de 2006. C'est quelque chose que j'ai compris lorsque j'ai commencé mes études de philosophie: j'ai tout de suite conçu l'étude des philosophes comme un dialogue avec des gens vivants. Étudier la pensée d'un auteur, s'imprégner de son mode de raisonnement, c'est comme entendre parler un ami, partager ses ressentis, ses expériences. On retrouve les mêmes mécanismes d'accueil de la parole de l'autre, pour nourrir sa vie intérieure. C'est probablement cela qui fait que j'ai une conception peu technique de la philosophie.

En ce sens l'amitié est quelque chose qui fait éclater le temps et l'espace: ce qui prime c'est le don, don du trésor de chacun qui peut se transmettre dans l'art, la philosophie, la littérature etc. On reçoit un patrimoine humain qui nous est transmis, et reçevoir implique d'avoir les dispositions d'un ami qui écoute son ami.

Tu viens d'évoquer la question du patrimoine. Pourrais-tu en dire plus à ce sujet ?

Ici il s'agit de penser un capital humain que nous devons faire fructifier. Le patrimoine c'est ce qui nous est légué et auquel nous nous sentons rattaché par une identité commune. Il vient de nos pères, et nous en héritons. Le patrimoine est quelque chose que nous avons vocation à déployer selon nos qualités et nos vocations propres, un capital humain qui est du ressort de l'intelligence du monde. Nous avons tous vocation à comprendre le monde, et au-delà à connaître ce Dieu qui se cache dans le monde. Les siècles de littérature et de philosophie nous apportent des outils pour construire une grille d'intelligibilité, à nous de nous les approprier. Le patrimoine est ici à prendre au sens de la Culture humaine.

Pour en revenir au rapprochement que tu établissais entre philosophie, amitié et communion des saints, je voudrais savoir comment tu peux justifier ce primat accordé à l'amitié? Comment peut-elle primer sur la charité, qui constitue la définition traditionnelle de l'amour chrétien depuis st Paul et st Augustin?

Quand Benoît XVI a écrit l'encyclique Dieu est amour, le titre renvoyait directement à ce concept spécifique de caritas (agapè) défini par Augustin. Le travail philosophique du Saint Père a été de montrer que l'amour est un mot polysémique et de redéfinir cette notion dans le champ chrétien à partir des trois sens grecs de l'amour (eros, philia et agapè). Mais, par souci d'économie probablement il s'est limité à la confrontation d'eros et d'agapè. C'est dommage. Ce qu'il a fait, et cela était bienvenu, par rapport au cadre intellectuel chrétien, c'est montrer que l'agapè (caritas) englobait toutes les sortes d'amour, en particulier l'eros. Il a eu raison de souligner cela car l'Église a longtemps diabolisé l'éros, alors qu'il est un élément fondamental de l'expérience humaine. D'autant plus qu'il y a une dimension érotique difficilement surmontable dans la relation au Christ, la consommation de son corps. Si les pendules ont été remises à l'heure quant à la relation éros agapè, le grand absent de son discours était la philia.

Pour en revenir à mon propos, on peut penser que j'assimile la philia à l'agapè en disant que l'amitié tisse le corps du Christ. En fait, il s'agit de deux formes d'amour complémentaires. Pour moi l'agapè est quelque chose d'inconditionnel, c'est ce que S. Weil appelle un amour "impersonnel", qui imite l'amour de Dieu pour sa création. Dieu aime de façon impersonnelle la Création, selon la conception de la providence chez St Matthieu :"le père des cieux fait tomber la pluie sur les justes et les injustes, briller le soleil sur les bons et les mauvais". L'amour de charité est celui qui va être le plus proche de celui du Père: un amour impersonnel, une attitude gratuite envers ce qui nous entoure, une ouverture bienveillante à autrui qui s'exerce sans condition. Cette agapè s'adresse à tout être vivant, aux animaux, aux plantes, tout ce qui est porteur de vie, et pas seulement à la personne humaine.

Dans l'amitié c'est au niveau personnel des relations que tout se joue. Elle s'adresse à une personne en particulier. Elle se construit dans la durée, contrairement à la charité qui est présence d'amour immédiate. S'il y a un sentiment initial, c'est avant tout dans le dialogue et la réciprocité que l'amitié existe et se déploie; contexte que n'exige pas la charité. L'amour de la charité est celui que l'on peut donner à tout être au nom de Dieu. Dans l'amitié l'amour est personnel, ce qu'exprime cette phrase si touchante de Montaigne que l'on ne peut s'empêcher d'évoquer "Parce que c'était lui, parce que c'était moi". Il y a une sorte d'alchimie qui fait que l'amitié est hyper-personnelle. Et, comme les hommes sont en perpétuel devenir, la relation d'amitié ne peut qu'être elle aussi en devenir.

De la même façon, il y a une amitié avec les Saints; je dis amitié car cela ne relève pas uniquement de la charité. On développe effectivement une relation avec un saint car on a pu découvrir sa personnalité, qui nous touche car elle nous rappelle des amis, ou soi-même. Comme des amis, leur parole peut nous aider, et il n'est pas exclu qu'ils nous choisissent eux-aussi plus particulièrement.

Qu'en est-il de l'amitié avec le Christ ? Et plus loin, avec Dieu?

Il s'agit paradoxalement d'un thème peu développé dans l'Église catholique, malgré le fait que le Christ dit : "je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle mes amis". C'est le modèle mystique des fiancailles qui a prédominé, et on a peu parlé de l'amitié dans la relation avec le Christ, c'est-à-dire avec Dieu. J'ai justement réfléchi à ce problème récemment; à Lourdes, j'ai assisté à une conférence portant sur la pensée du père dominicain Jean-Joseph Lataste actuellement en procès de béatification. Celui-ci a beaucoup utilisé le paradigme de la relation amicale pour parler de la relation avec Dieu. Ce qui m'a frappée c'est le contraste avec une vision "jupitérienne" de Dieu, autoritaire, un Dieu vengeur qui surplombe et fait peur. Vision très vivifiante. Le paradigme de la relation d'amitié peut être très bénéfique pour avancer dans la vie spirituelle, mais comme tout modèle, il connaît ses limites. On ne peut exclure le modèle du Cantique des cantiques et des mystiques, l'idée du Christ époux, qui est réellement un rapport érotique.

Je pense en fait que les trois modes de l'eros, de l'agapé, et de la philia sont nécessaires pour comprendre notre rapport à Dieu. Ces trois dimensions correspondent à des réalités qui ne peuvent être dissociées dans nos vies. Amitié avec Dieu, car on a une forme de dialogue qui aide au discernement : Dieu nous avise, "je l'avise et il m'avise", comme disait le paysan du curé d'Ars; c'est une bonne définition de la prière. Mais Dieu fait éclater toute limite, tout modèle. La relation érotique que nous pouvons entretenir avec Lui est extrêmement profonde, puisque nous sommes appelés à consommer son propre corps. Il y a ce que j'ai pu appeler dans d'autres textes une double incorporation: lorsqu'on reçoit le corps du Christ en nous, nous acceptons nous-mêmes d'être incorporés dans le sien propre. Mais ces deux relations hyper personnelles impliquent que l'on ait aussi besoin de l'agapé au sens d'amour impersonnel. Dans tous les cas ces paradigmes permettent de comprendre ou de faire comprendre l'expérience de la rencontre avec Dieu avec des images qui rappellent notre expérience humaine, même si cette relation ne se limite jamais à ces images.

En revanche je crois que les formes d'amour pures que l'on peut vivre avec les autres, ou dans la contemplation, l'émerveillement, sont des signes de Dieu. C'est une idée que l'on trouve chez Simone Weil et comme elle, je pense qu'il y a probablement quelque chose de sacramentel dans tout relation d'amour pure: entre époux, entre amis, dans le geste de charité pure sans condition. Un sacrement est un signe qui réalise ce qu'il signifie: ces gestes d'amour quand ils sont purs sont autant de signes qui réalisent le royaume de Dieu, qui tissent le corps du Christ.

Mais comment comprendre dans ce cadre ce passage très surprenant de l'Évangile de Matthieu? Je ne l'ai pas bien compris pendant longtemps, et ce n'est que depuis que je lie la question du conflit avec celle de l'amitié qu'il commence à me parler.

"Ne pensez pas que je vienne jeter la paix sur la terre. Je ne viens pas jeter la paix, mais l'épée. Oui, je viens diviser l'homme et son père, la fille et sa mère, la bru et sa belle-mère. Les ennemis de l'homme sont les gens de sa maison." (Matthieu 10,34-36)

Je ferais le lien avec la phrase de l'épître aux hébreux : "elle est tranchante la parole de Dieu..." C'est l'image du Christ venant mettre en avant nos contradictions internes. Le Christ est l'Autre, celui qui vient mettre en valeur les conflits qui nous habitent, afin de faire l'unité en nous.

N'est-ce pas déjà ce que tu évoquais dans ton texte sur Jacob, le conflit et la réconciliation avec soi? Quel rapport avec l'amitié?

Avec Jacob il y a un paradigme non pas de l'amitié, mais de la fraternité. Le frère a le même sang que moi, et est donc un autre moi-même. C'est ce qui me pousse à dire que les couples de frères et sœurs pourraient représenter des figures de la psyché en conflit entre même et autre. Dans l'amitié l'altérité est plus radicale, il n'y a pas de liens a-priori qui vont déterminer nécessairement la relation. Quoique les frères veuillent, il ne peuvent se débarasser de ce lien: même lorsque Caïn tue son frère, le sang de son frère crie depuis la terre! Par opposition à celà on peut penser une pure contingence de l'amitié, les causes en sont purement subjectives, et par suite, gratuites et gracieuses.

Pour ce qui est de la réconciliation avec soi-même, il faut se défier du mythe de la réconciliation parfaite. L'être doit rester en conflit pour avancer; ce qui est en jeu c'est d'accepter ce conflit. Cela revient à ce que tu évoquais toi-même: l'amitié n'est pas une fusion et le conflit et la différence y prennent leur place. Entretenir une amitié avec soi-même c'est accepter nos contradictions et "d'embrasser ses propres limites"; cela permet d'être plus serein face à celles des autres.

L'Église catholique parle à ses frères et à ses sœurs, la fraternité constituerait-elle le corps social dans le catholicisme, la famille ne serait-elle pas ici le modèle du politique ? Dès lors la relation d'amitié serait nécessairement accompagnée d'une relation de fraternité ?

Il y a la réalité humaine et la réalité mystique. La réalité humaine entretient des rapports d'amitié et de charité, mais il y a une réalité mystique qui se réalise dans la communions eucharistique. L'homme est appelé a être frère du Christ, à retrouver le statut d'héritier. Cette fraternité se réalise de façon invisible et mystique dans la communion avec le sang du Christ. Les frères ont le même sang, les frères dans le Christ sont ceux qui ont part au sang du Christ. Il y aurait donc, effectivement, une réalité politique et une réalité mystique.

Merci !

16 commentaires:

Anonyme a dit…

J'attends le troisième texte sur l'amitié avec une certaine impatience ....

Sémiramis a dit…

Euh, j'aurais peut-être dû ajouter "fin" au mot "suite"? Pour le moment, pas d'autre texte prévu: JBB et moi nous séparons demain.

Les vacances sont terminées...

Ceci dit, merci de ton assiduité Halio, je suis flattée!

Didier Goux a dit…

René Girard (oui, je sais, je suis un peu monomaniaque !) fait une belle analyse du passage de Matthieu que vous citez. Là, sur le moment, je ne sais plus dans lequel de ses livres, mais je peux tenter de vous retrouver cela.

Sémiramis a dit…

C'est juste Didier, j'y ai pensé moi aussi (une fois qu'on a lu Girard, on est marqué à vie! vous n'êtes pas le seul...).

Je suis pratiquement sûre que l'on trouve l'analyse de ce texte dans "je vois satan tomber..." A vérifier quand je serai rentrée chez moi.

Merci et bonne soirée!

Didier Goux a dit…

Je pense que vous avez raison. Mais, à vrai dire, que crois qu'il y reviens plusieurs fois, mais plus rapidement.

Sémiramis a dit…

Bingo!

page 208 dans l'édition en livre de poche:

"dans un univers privé de protections sacrificielles, les rivalités mimétiques se font souvent moins violentes mais s'insinuent jusque dans les rapports les plus intimes..."

Il doit probablement en parler ailleurs, mais je suis moins spécialiste que vous...

Anonyme a dit…

Quel beau texte ! Merci encore Élise pour m'avoir consacré un peu de ton temps.

Je suis passé par Décitre à Lyon, mais il n'y avait qu'un seul ouvrage de Girard. Dès que je trouve "je vois Satan tomber" j'achète !

Anonyme a dit…

Nos coms se sont croisés. Je parlais de ton article en disant "quel beau texte". Bon, je me procure l'ouvrage de Girard dès que possible.

Sémiramis a dit…

JB, te consacrer du temps est une évidence pour moi (je dirais même, une nécessité!)

D'ailleurs je te remercie aussi pour l'entretien que tu m'as donné. Je suis fière de nous ;-)

Il faut vraiment que tu lises Girard, effectivement, c'est très intéressant et très éclairant sur les écritures. On pourra aussi discuter des limites de son interprétation... En plus ça se lit vraiment très bien (dans ton bain, par exemple).

Anonyme a dit…

Vous avez tous les deux bien de la chance d'avoir des amis comme vous: intelligents, spirituels, dotés d'un vrai sens de l'humour, humains, raffinés, ouverts sur les choses de l'esprit,...

Anonyme a dit…

@ Élise

Que dire, je suis sans voix !

@ Inactuel

Que dire, mais que dire ! Comment puis-je être encore plus sans voix que sans voix ? Et pourtant !

Sémiramis a dit…

Inactuel: oui, c'est ce que je me dis tous les jours et j'ai l'impression de vivre au pays des bisounours. Joie, joie, joie!

JB: eh oui, on ne le croirait pas, mais même quand tu es sans voix, tu causes quand même.

Anonyme a dit…

Oui. Nous sommes en face du même problème que la dissertation sur la page blanche.

Ou ce mot : le non-être. Comment ces lettres peuvent-elles se suivre sans sombrer dans un délire cosmique ?

Voilà peut-être la grandeur de l'homme ! Celui qui sans voix, parle !

Ah ! Élise, décidemment ce pays des Bisounours est bien merveilleux !

Sémiramis a dit…

Oui! Le pays des bisounours, rien que d'y penser, on est exalté. On pourrait peut-être le proposer comme thème de campagne aux socialistes pour le prochain round?

Anonyme a dit…

Quelle heureuse idée !

Comme objet-symbole je propose la teuteute pour adulte !

Sémiramis a dit…

J'ai mieux: les gadgets Hello Kitty strassés!