05 novembre 2006

En guerre contre soi-même: merci à Bruno


Je vous conseille vraiment de prendre deux heures de votre temps pour aller lire et méditer le texte de Bruno, publié sur le blog de Gai Luron, intitulé "En guerre contre soi-même, un Derridrame en 5 actes".


D'abord, parce que les grands esprits se rencontrent, cette réflexion vient couronner ma méditation sur Babel. Mais au delà du problème de la traduction, Bruno propose une lecture de la pensée derridienne selon cette idée du "Drame", réellement passionnante. Pour la première fois, merci Bruno, je me demande si la notion de "Drame" n'est pas la plus propre pour penser la condition de l'homme - preuve par quatre avec ton texte, et ton interprétation de Derrida, que ce soit la pensée ou l'homme.


Le drame n'est pas la tragédie. La tragédie implique effectivement un destin, et, consécutivement, une impuissance - et donc une passivité essentielle pour ceux qui la vivent, ou plutôt une inutilité de leurs actions: l'aboutissement étant, dans tous les cas, déjà fixé. D'où cette facilité à appliquer le schéma tragique, lorsque l'on pense l'homme comme créature de Dieu, soumis à un schéma providentiel. Par contre, avec la notion de Drame, on quitte cette perspective providentielle, on quitte cette transcendance, et ne reste plus que le vécu présent de la violence: je cite Bruno: "Telle est mon hypothèse: à partir des différents motifs littéraires et linguistiques abordés, il est possible de retrouver, sous une forme explicite ou au contraire concentrée et germinatoire, les différents "actes" d'une pensée qui prendrait tous les traits d'un drame. Il faut parler de drame, et non de tragédie. Si l'on parle de drame, ce n'est pas vraiment de fatalité, d'inéluctabilité, ni de destin allant contre toute volonté individuelle, qu'il sera question, mais de la présence de la mort (et donc de la violence) dans chaque moment de la vie, à l'état latent ou bien comme une réalité constatable".


Je me méfie beaucoup des conceptions quiétistes de la vie spirituelle. Il y a fort à parier que ceux qui considèrent la foi comme un baume sur les blessures, une consolation, un moyen de se rassurer devant leur finitude, n'aillent pas jusqu'au bout de l'exigente démarche impliquée par la présence de Dieu à nos côtés. A prendre la vie chrétienne sous cet angle, on tombe sous le reproche nietzschéen... La foi n'est pas un confort: si on la comprend comme telle, on se déshumanise, car on cherche à se cacher à soi-même les tensions qui nous constituent. Assumer son humanité, c'est accepter cette guerre contre soi-même (je souligne): "la vie d'un être en guerre contre lui-même, la vie comme guerre ininterrompue, ou la guerre intérieure comme condition a priori d'une vie digne d'être vécue".


Je suis convaincue que la parole de Dieu est, comme la pensée de Nietzsche, et d'après ce que Bruno nous en dit, celle de Derrida, une épée, une arme qui nous renvoie à la guerre de nos contradictions internes. Ainsi, à chaque fois que la tentation s'installe de faire de notre vie spirituelle une tour de Babel "totalité auto-suffisante", Dieu vient semer la confusion et nous renvoie à notre propre finitude... En quoi je pense que la philosophie comprise comme ébranlement, comme déconstruction, est essentielle...


L'enjeu de la vie humaine, l'enjeu de la philosophie même, ne sera dès lors pas tant la recherche de la réconciliation, impossible à atteindre, mais le maintien de ce face à face quotidien entre soi et ses contradictions. "Blessé et blessant, vulnérable et tranchant, "mortel" encore, dans les deux sens du terme, l'homme derridien saura donner à cette lutte permanente entre la vie et la mort la dimension d'une intensité et d'une joie de l'instant peu communes": face à face qui est claire acceptation de la vérité de notre condition, et donc source de la joie. "L'idée de réconciliation, qui implique de manière inévitable la messianicité comme modalité de l'avenir, est chez Derrida placée sous le signe, encore une fois, de l'impossible". Dans le "drame" de la condition humaine, "la quête du transcendantal [se fait] sur le mode de l'approche sans contact", comme une tension consubstantielle à la vie terrestre.


Faire face, ne rien fuir: voila l'attitude exigée par notre humanité. Attitude à laquelle nous pousse la lecture de la philosophie de Derrida, de Nietzsche, lecture du combat et de la lutte. Attitude à laquelle nous pousse le compagnonage quotidien du Verbe de Dieu, qui vient comme un glaive tranchant et froid ébranler notre suffisance.



"Elle est vivante,

la parole de Dieu,

énergique et plus coupante qu'une épée à deux tranchants;

elle pénètre au plus profond de l'âme,

jusqu'aux jointures et jusqu'aux moelles;

elle juge des intentions et des pensées du coeur"

Hbx 4, 12

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Drame ? Pourquoi pas ? Pascal parlait de " misère de l'homme sans Dieu " et de " félicité de l'homme avec Dieu." Pascal anticipant Derrida ? Il faut dire que le bougre est fort. Et puisque tu parles de Nietzsche, celui-ci a toujours nourri des sentiments ambigus envers le bon vieux Blaise.

Très chère Agathe, j'espère pouvoir me libérer en novembre, cela fait quelque temps temps déjà que je n'ai pas entendu ton rire réjouissant...

Valete

Sémiramis a dit…

Tiens tiens, tatianus ne me taquine ni ne me contredit... Etrange! je te manquerais donc tant cher ami? Sache pour ta gouverne que je suis à Tours ce week-end, si tu es libre, on peut aller prendre du bon temps au Café Café ou ailleurs. Nous rirons de bon coeur et de concert, ce sera fantastique, un bon gros rire nietzschéen!
Pax, gaudium, etc!

Anonyme a dit…

Chère Agathe,

Je viens de lire ton texte sur le texte de Bruno, et je m'interroge : tirer le texte de Derrida (qui somme toute procède de deux héritages, à savoir celui d'une lutte contre la totalité hégélienne et celui d'une irréductibilité de la différence et du chaos nietzschéen au niveau humain) vers une lecture chrétienne, est-ce là une démarche très honnête eu égard aux intentions de Derrida ?

Par ailleurs, tu opposes avec Bruno la tragédie où la fin est connue d'avance, ce qui entraîne la passivité du sujet ; mais le drame derridien est lui aussi sans issue, il est lui aussi pétri de cette irréductible contradiction et de cette inéluctable fin qu'est la mort.

On retrouve d'ailleurs cette fatalité dans le terme d'acceptation : on n'est humain que si l'on accepte d'être en guerre contre soi-même. Mais, et c'est là où je m'interroge : le Christ nous invite-t-il à rester humain ? Ne nous invite-t-il pas à nous dépasser, à faire toujours mieux, à quitter cette condition humaine, trop humaine, auquel cas il nous faudrait renoncer à cette fatalité de la mort et de la contradiction ? Chercher la résurrection n'est-ce pas déjà avoir dépassé la contradiction de la mort ?

Voilà, juste quelques questions nées un matin après lecture de ton texte...

Bizzzz

Sémiramis a dit…

Cher Gai Luron,

D'emblée, deux précisions:

1) je ne commente pas tant Derrida en soit puisque je n'ai pas lu le texte, que l'interprétation que nous en donne Bruno, dont je ne peut juger si elle est ou non honnête. Il va me falloir désormais lire Derrida au delà de Circonfession, vaste tâche!

2) Si je cherche à tirer Derrida vers une lecture chrétienne, c'est simplement pour faire état de ce qu'une telle lecture peut apporter à la foi chrétienne, à la vie spirituelle etc.

L'idée que je voulais défendre est une idée que je possède depuis longtemps, sur la proximité des démarches entre philosophie et vie spirituelle (Cf une fameuse conversation avec monsieur Camille). Loin de moi l'idée de faire de tous les philosophes et de tous ceux qui m'entourent des chrétiens qui s'ignorent. Si j'ai l'obsession de la foi c'est pour des raisons purement personnelles que je ne souhaite pas imposer de gré ou de force à tout le monde... Il y a à mon sens une éthique du combat et du faire face communes, ainsi qu'une ascèse du Verbe. Je ne crois d'ailleurs pas que les deux héritages dont dépend Derrida s'opposent à ma lecture. Nietzsche particulièrement... Mais j'ai de nombreuses limites... je m'incline volontiers devant tes arguments - si tant est qu'ils ne soient pas gnostiques...

Sur la question du Drame, ce qui était intéressant à mes yeux était surtout l'absence de providence toute puissante, l'issue est bien évidemment la même. En ce sens, la promesse de la résurrection n'apporte pas grand chose sinon une vague consolation... le Christ ne nous promet pas une vie meilleure après cette vie trop humaine violente et soumis à l'étau de la mort; Il nous DONNE dès aujorud'hui de vivre cette vie de ressuscité au coeur de la finitude. la grâce vient au coeur du péché, la vie au coeur de la mort, pour la transfigurer.

La résurrection ne s'espère pas tant qu'elle ne s'actualise... Ainsi elle ne reste pas un baume au coeur rassurant: elle devient source de la joie quotidienne. Chercher la résurrection n'est donc pas pas pour moi dépasser la contradiction de la mort, c'est assumer ce face à face entre la vie et la mort qui fait notre condition, tout en sachant qu'à notre niveau, notre horizon est la mort; la résurrection tient à la grâce de Dieu et à l'ordre surnaturel du monde.

Voila brièvement quelques éléments. Gnostique tu es, gnostique tu resteras mon cher... Merci tout de même pour ces commentaires toujours passionants et stimulants. A très vite***

Sémiramis a dit…

hum, en me relisant, ce n'est vraiment pas très clair. je me comprends, n'espère pas te convaincre, mais vais aller manger.
Bizzzzz!

Anonyme a dit…

"le Christ ne nous promet pas une vie meilleure après cette vie trop humaine violente et soumis à l'étau de la mort; Il nous DONNE dès aujorud'hui de vivre cette vie de ressuscité au coeur de la finitude. la grâce vient au coeur du péché, la vie au coeur de la mort, pour la transfigurer."

Et c'est moi le gnostique ? Coin !

J'espère que tu as bien mangé car somme toute tu as raison : certains repas témoignent de la présence du divin au sein même de la finitude. In vino Veritas !!!

Anonyme a dit…

Chère Elise, écoute, après Transhumain sur mon texte consacré à Dantec, (http://findepartie.hautetfprt.com), me voici à nouveau cité sur un blog ami... Que te dire, sinon t'exprimer ma joie que ce texte t'ait plu et t'ait inspiré de belles réflexions...
Sur le drame: ici je me référais à la définition d'Henri Gouhier sur le drame et la tragédie: ce qui caractérise le drame, c'est la mort. Certaines tragédies ne finissent pas dans un bain de sang (Cinna, si ma mémoire est bonne, finit avec la clémence d'Auguste), alors que le drame, en cela l'ancêtre du grand polar à la Ellroy ou à la Dantec, intègre comme constituant essentiel la mort.
Pour le reste, je te laisse, chère Elise, tirer les conclusions que tu voudras de mon texte... Elles sont intéressantes, d'autant que, selon l'attaque portée par Foucault, il n'est pas sûr que Derrida ait renoncé à l'idée d'une sacralité qui pourrait aussi se définir comme transcendance...
Nous rediscuterons de tout cela lundi, à Blois! (Joie, joie, joie, de t'accueillir en mon fief!)

Gros bisous,

Bruno

Anonyme a dit…

Pour faire le pseudo-érudit de service, je me permets de renvoyer aux textes d'Antoine Faivre, (accès de l'ésotérisme occidental) où il montre clairement comment la grâce immanente se confond très bien avec une visée de type, euh,... ben gnostique quoi. Maître Eckhart en est un exemple frappant.

Bises miss Belle Lurette,

Anonyme a dit…

Oops, un peu tard pour répondre mais un bon gros rire, du bon temps et un Cafe Cafe, il y a pire comme programme. Welcome back dans la cité cartésienne, chère Agathe.

Anonyme a dit…

Chère Elise, ce fut un bien bel après-midi d'automne, Blois sous une lumière de gris tout nuancés...
J'espère que tout cela t'a plu.
A très bientôt pour de nouveaux échanges d'articles, de points de vue, dans la commune détestation des flicaillons champions ès- "procès sans sujet"...
Amitiés systariques,

Bruno