27 septembre 2006

De la tentation de la fuite : Babel comme une tour d’ivoire

J’ai commis une grave antithèse en rendant « triste » notre « Gai » Luron. Ayant commencé une petite exégèse toute personnelle et très réjouissante de la Genèse, j’accède à sa supplique et continue donc, sautant quelques épisodes, pour en arriver à celui qui est l’objet de son attention : Babel. Texte court, archi court, lapidaire ; mais quelle puissance mythologique !

Cf. traduction de la Bible de Jérusalem, Gn 10, 32 - 11, 9 :
« Tels furent les clans des descendants de Noé, selon leurs lignées et d'après leurs nations. Ce fut à partir d'eux que les peuples se dispersèrent sur la terre après le déluge. Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre: "Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent: "Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre!" Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit: "Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres." Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est de là qu'il les dispersa sur toute la face de la terre ».


Je vous avoue que ce texte m’a longtemps intriguée. Il peut paraître contradictoire. Pourquoi Dieu divise-t-il l’homme ? Comme toujours dans l’Ancien Testament, on peine à comprendre les décisions divines ; normal, la Révélation n’en est qu’à ses balbutiements ! Comme toujours, il semble impossible d’expliquer le dessein divin sans passer par le spectre de la Croix. J’annonce d’ores et déjà que je n’y couperai pas ! Mais avant de me lancer, je me situe ; position de la critique.
Pour Bruno, Babel, joie, nostalgie ; chance pour les hommes. J’ai lu le texte qu’il consacre à l’analyse du livre de Steiner, Après Babel, sur Systar. Très, très intéressant ; surtout la fin, magnifique. Dommage qu’il n’aborde le problème que sous l’angle du langage. Pour Thibaut, Babel est le moment crucial où « Dieu refuse que l’homme l’égale » et que « l’Un se réalise sur terre ». En cela, il se situe à mi chemin de l’idée que je voudrais développer.


Il me semble, pour ma part, que Babel est le moment où Dieu va intimer une seconde fois à l’homme l’ordre d’habiter la Création. Il ne faut pas oublier que cet épisode se situe juste après le Déluge, qui n’est autre qu’une re-création de la terre par une préfiguration de l’eau baptismale. En ce sens, il est nécessaire que l’invitation pré-lapsaire : « croissez, multipliez vous, habitez la terre » doive se répéter.

Or, quelle est l’attitude des hommes ? Ils ont un mouvement de repli, au sortir de l’arche : ils se disent « Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre! ». Deux choses ressortent :

(1) Le désir, non d’égaler Dieu, mais chercher à s’en approcher – ce qui peut être, comme le dit Bruno, tant fruit de l’orgueil que fruit de l’amour. Mais aussi, fruit de la peur du monde. En ce sens, les hommes rejettent l’horizontalité de la finitude donnée dans leur condition. Ils cherchent à s’élever, à verticaliser, par leurs propres moyens, dérisoires : « "Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier ». Donc : refus de l’horizontalité, refus de soi comme être fini, mortel.

(2) Peur de la dispersion : volonté de rester entre soi, dans le cadre du connu, du maîtrisé : « Faisons-nous un nom ». Il semble que les hommes, qui se multiplient alors selon la descendance de Noé, veuillent se tasser dans une nouvelle Arche, cocon protecteur face à l’immensité de la terre. Pour résumer, les hommes se ramassent et se serrent les uns contre les autres pour mieux s’élever. D’ailleurs il est significatif, ce thème de la tour, qui isole superbement des bas fonds et de la fange…

(A suivre...)

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Elise, j'ai suivi l'avis de JB Bourgoin et j'ai donc lu attentivement vos textes sur Babel ! En voici un petit commentaire.
J'ai trouvé très originale votre interprétation du mythe de Babel qui serait d'après vous - si j'ai bien compris - injonction faite aux hommes d'"habiter" la création, et donc de s'inscrire dans l'horizontalité plutôt que dans la verticalité.
Elle complète et précise l'interprétation courante selon laquelle la construction de cette tour témoignerait uniquement de l'orgueil des hommes.
Toutefois je me demande si Babel n'est pas aussi une sorte de répétition de la Genèse ("vous serez comme des dieux"). Deux indices semblent le montrer :
- l'expression - "dont le sommet PENETRE les cieux" - que j'interprète comme étant, au mieux, une volonté d'égaler Dieu, au pire, un désir de mainmise des hommes sur Dieu, mainmise brutale, par la force, comme le suggère le verbe "pénétrer". C'est presque un viol.
- quant à l'expression - "faisons-nous un nom" - n'exprime-t-elle pas la volonté de concurrencer LE Nom ?

Enfin, si la dispersion et la confusion des langues sont souvent considérées comme un "châtiment" de Dieu, il me semble que l'on peut aussi les interpréter comme un "salut", dans la mesure où l'entreprise semblait porter en elle le gène d'un totalitarisme assez effrayant.

Anonyme a dit…

"Enfin, si la dispersion et la confusion des langues sont souvent considérées comme un "châtiment" de Dieu, il me semble que l'on peut aussi les interpréter comme un "salut", dans la mesure où l'entreprise semblait porter en elle le gène d'un totalitarisme assez effrayant."

Vous avez entièrement raison. Le totalitarisme, l'idée logique appliquée systématiquement et contre tout respect pour la dignité humaine, c'est précisément le moment où l'homme croit pouvoir réaliser sur terre le dessein divin.

La paix éternelle et absolue est bonne, mais elle n'est pas de notre ressort. Et elle ne doit pas l'être ! Ce n'est pas à l'homme de construire l'homme et de prédire l'avenir etc. Chose qu'un monde qui a oublié Dieu tend assez naturellement à vouloir réaliser.

Et effectivement, Babel semble également vouloir dire cela : le danger du moment où les hommes veulent se faire Dieu en se donnant un seul nom et une seule langue. Le moment ou les hommes veulent réaliser par leur propres moyens l'unité.

C'est une thématique très très très moderne ! Nous avons ici une préfiguration des totalitarismes (danger dans lequel nous baignons encore) qui montre toute la sagesse et la bonté de la Parole de Dieu.

Sémiramis a dit…

Flore,

Je suis vraiment ravie que vous exhumiez ces vieux textes! Il reprennent place dans le cadre d'un débat avec Bruno Gaultier (Systar) et Thibaut Gress (Nez en l'air), mais nous étions bien plus jeunes que maintenant à l'époque et ce thème babélien mériterait que je m'y repenche...

Vous avez très bien compris l'interprétation que je donne de Babel. Et je ne comprends pas trop pourquoi vous opposez l'orgueil à la faute originelle, puisque celle ci consiste en celui là (??). Donc effectivement, je suis tout à fait d'accord avec vous!

Votre analyse de la pénétration est très... pénétrante (pardonnez moi je suis fatiguée!) et très intéressante l'idée de "viol". Babel est une sorte de précipitation à vouloir épouser la Jérusalem Céleste! Mais la fiancée n'est pas encore apprêtée - donc le viol, c'est tout à fait ça!
Tout cela mériterait que j'y revienne. D'ailleurs il est bien tard.

Merci beaucoup de votre lecture si constructive et pointue, et à très vite!
Amitiés

Anonyme a dit…

Elise,
Mea culpa ! Je me suis effectivement mal exprimée. Je n'oppose pas l'orgueil de la faute originelle à celui de Babel. Je les trouve au contraire très semblables.
J'aurai dû écrire : "Toutefois je me demande si Babel n'est pas SURTOUT une sorte de répétition de la Genèse" car je voulais dire que ce qui ressortait principalement - à mes yeux - de l'épisode de Babel c'était le point d'arrêt mis par Dieu à l'orgueil fou (aux conséquences incalculables) des hommes. Le renvoi à l'horizontalité (interprétation à laquelle je souscris tout à fait) vient - me semble-t-il - après. Mais c'est une lecture personnelle !

Je ne suis pas sûre d'être plus claire car je viens de passer deux heures dans les transports parisiens et j'ai la tête comme une pastèque ! :-)
Amitiés.

Sémiramis a dit…

Flore,

Je partage votre absence de clarté si tant est qu'elle soit si effective que cela, après une journée fatiguée + nuit agitée, donc je vais aller au plus simple en m'accordant totalement avec vous!

Mais finalement, la Bible ne raconte-t-elle pas toujours la même histoire de la faiblesse humaine et de la grâce puissante de Dieu (pirouette rhétorique, hop!)

Bonne nuit, et merci de votre lecture!