07 septembre 2007

Le nom qui est au delà de tout nom

"Moïse dit à Dieu: "Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis: Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. Mais s'ils me disent: "Quel est son nom?" que leur dirai-je?"
Dieu dit à Moïse: "Je suis celui qui est."

Et il dit: "Voici ce que tu diras aux Israélites: Je suis m'a envoyé vers vous." Dieu dit encore à Moïse: "Tu parleras ainsi aux Israélites: Yahvé, le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob m'a envoyé vers vous. C'est mon nom pour toujours, c'est ainsi que l'on m'invoquera de génération en génération"
Exode 3, 14 (traduction Bible de Jérusalem)

Halio me demande de m'exprimer sur cet épisode du livre de l'Exode. Autant dire, sur la révélation du nom de Dieu - révélation qui se donne à Moïse, par le biais du buisson ardent, épisode cultissime digne d'un peplum hollywoodien - qui suscita moult réflexions et interrogations philosophiques et théologiques. La tâche est donc rude, je passe après bien des génies, exégètes, saints, érudits, et je vais tenter de m'en acquitter du mieux que je puisse faire... Battons les buissons; que faut-il comprendre dans cette révélation du nom de Dieu comme "celui qui est"?
Tout d'abord, et je ne suis pas experte en hébreu biblique - je ne suis même pas initiée pour dire vrai, mais toute analyse honnête commence par ce biais, il faut souligner les problèmes insondables de traduction qui plombent cette formule. Là où la Bible de Jérusalem propose "Je suis celui qui est", la TOB nous donne effectivement "JE SUIS QUI JE SERAI". La palme de la formule la plus exacte revient probablement, si j'en appelle aux souvenirs lointains mais néanmoins persistants des cours de métaphysique de licence, à la Bible du chanoine Crampon qui traduit "Je suis celui qui suis", fidèlement à la Vulgate "Ego sum qui sum"...
A Moïse qui cache son visage de ses mains "car il craignait de fixer son regard sur Dieu" (Ex 3, 6), Dieu se donne donc comme l'incommunicable, l'intraduisible: Yahvé. Comment l'Invisible pourrait-il être soumis à la préhension du langage, à la vue de l'intelligence? Dieu ne se cache pas, il est là, au coeur du buisson qui brûle sans se consummer. Dieu se manifeste, se révèle et se nomme. Le Très-Haut, Celui qui est au-delà de l'entendement et des concepts humains, prononce son nom qui est au-delà de tout nom. Est-ce à dire qu'il ne faille rien dire de Dieu?
On se souvient qu'aux premiers jours du monde, Dieu avait donné à Adam le pouvoir de nommer les animaux de la terre (Gn 2, 19), premier geste de collaboration de l'homme à la création qui lui était confiée. Geste d'abord politique; la construction de la communauté humaine est contenue dans la possibilité de communiquer, grâce à un langage commun... Langage commun qui subira la dispersion lors de l'épisode de Babel. Bref, l'homme a été voulu par Dieu capable de poser des noms, de conceptualiser ce qui l'entoure, par le biais de l'exercice de son intelligence. Nommer, c'est circonscrire: affirmer un pouvoir, définir. Il n'y a que devant le Créateur que le jugement se suspende... Impossible de juger et de conceptualiser: l'esprit doit se faire obéissant afin d'entrer dans cet état de contemplation amoureuse, d'adoration, qui éclaire l'intelligence d'une lumière nouvelle.
Au cours des textes du Premier et du Nouveau Testament, on constate que c'est Dieu lui même qui donne le nom de ses prêtres, prophètes, et rois. Dieu baptise et rebaptise, appelle ses élus par leurs noms propres, baptise Jacob et lui donne le nom d'Israël, rend Zacharie muet (Luc 1) et baptise Jean-Baptiste en lui rendant la parole (!) - pour ne citer que quelques exemples. En nommant ces petits enfants, en rebaptisant ces hommes, Dieu affirme leur élection et leur vocation à le servir plus particulièrement. Il pourra ainsi se désigner lui-même comme "le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob". En posant un nom sur ces hommes, Dieu pose sa main sur eux: le nom est une onction reçue du Seigneur. On retrouve cette idée lors du baptême de Jésus, onction ultime et définitive, désignation du Fils entre tous les fils (Luc 3, 21).
Par là, on entre déjà dans une dimension profonde du nom qui nous échappe. Par un nom, l'homme donne une coquille creuse dans laquelle vient prendre place plus ou moins justement une réalité qui échappe toujours à son intelligence. Il utilise la nomination comme une technique de lisibilité du monde, comme un moyen de distinguer ce qui doit l'être et de rassembler ce qui est suceptible de l'être. Mais quand c'est Dieu qui nomme, Il accède à la plénitude de ce qu'Il nomme. Dieu exprime toute la singularité de la personne lorsqu'il prononce un nom. Ce sont les mots de l'amour maternel de Dieu qui s'expriment dans le livre d'Isaïe: "tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t'aime" (43, 3). Le nom que nous portons exprime-t-il la vérité de notre être? On pense immédiatement à l'appel du ressuscité à Marie Madeleine: "Marie" (Jn 20, 11)! La résurrection finale sera probablement cela; un appel, par notre nom propre... Celui que seul Dieu peut exprimer, Lui qui a tissé notre être dans le sein de notre mère.
Si Dieu possède la pleine connaissance des noms - celle qui est adéquation totale entre le signifiant et le signifié, c'est bien parce que Lui-même est au-delà de tout nom. C'est parce que c'est de Lui que nous tenons notre être. Nous ne subsistons dans l'être que parce que "celui qui suis" a voulu nous créer et qu'Il nous apporte notre subsistance.
On entre donc dans la dimension ontologique de cette formule: elle désigne Dieu comme l'être même, Celui qui n'existe pas - qui ne tire pas son être d'un autre que lui. Dieu est. Il est "celui qui est", "celui qui suis", "celui qui serai": la plénitude de la vie, hors du temps humain, du langage et de l'espace. Et la beauté hésitante de ces diverses traductions nous introduit dans le mystère de la révélation de Dieu dans l'histoire: celui qui est de toute éternité, qui est parfaitement cohérent à soi-même, celui dont le corps se développe pour atteindre la plénitude de sa révélation... Chose mystérieuse et merveilleuse, l'être pur de Dieu est une vie relationnelle entre les trois personnes consubstantielles! Dans l'évangile de Jean, Jésus se désigne lui-même par le nom qui est au-delà de tout nom lorsqu'il annonce la Passion (13, 19 et surtout 8, 28 : "Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous saurez que Je Suis et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m'a enseigné"). J'aime à conclure que, si son nom est au-delà de toute intelligence, Il a plu à Dieu de révéler par la venue au monde du Christ sa nature trinitaire. Un Dieu caché, un Dieu dont on ne peut parler?

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne suis pas non plus un expert en hébreu (biblique ou pas), toutefois j'ai assisté il y a quelques mois à une conférence d'Armand Abecassis, lors de laquelle ce point fut évoqué. Si je me fonde sur ce qui y fut dit, "Je suis celui qui suis", qui est certes une très bonne traduction du texte de la Vulgate, a fort peu de chance de correspondre à la pensée originale, tout simplement parce que "être" n'existe pas au présent en hébreu. De façon générale, la pensée hébraïque fonctionne dans une perspective beaucoup plus "dynamique" qu'en Occident, et du point de vue verbal cela se traduit, pour le présent, par quelque chose qui ressemblerait plus à la "progressive form" anglaise: pour prendre un exemple hors de la théologie, on peut dire quelque chose qui serait, traduit littéralement, de l'ordre de "je aimant [telle personne]" (là, tout de suite, au moment où je le dis), mais pas "j'aime [telle personne]" (dans l'absolu, pour et de toute éternité, gravé dans le marbre). Je n'en sais pas plus, je ne fais là que reprendre les notes prises lors de la conférence. Ceci dit tout cela ne contredit pas, me semble-t-il, le fond de ton billet et j'espère que cela apporte plutôt un éclairage supplémentaire à tes réflexions.

Celles-ci sont comme toujours passionnantes, et si je mets à commenter en une seule fois toutes les perspectives qui y sont ouvertes (du côté de la théologie négative par exemple), on ne va pas s'en sortir, surtout si mes commentaires en appellent d'autres.

Allez juste une remarque encore, histoire de faire la fine bouche: je ne comprends pas bien le passage du 4e paragraphe, sur la capacité accordée l'homme de nommer ce qui l'entoure, aux paragraphes suivants dans lesquels nommer semble apparaître (sinon exclusivement, mais "pour le mieux") comme une prérogative divine?...

Anonyme a dit…

Ouaip ; le ehyeh asher ehyeh est redoutable. En hébreu, en effet pas de verbe être au présent. Mais on a des équivalents, comme exister. Le drame n'est pas vraiment là, je pense. Le drame est dans ce que Léopold nomme très justement "dynamique", et qui incite à traduire par "je suis celui qui serai". C'est dramatique parce que deux interprétations sont possibles, toutes deux très légitimes mais toutes deux fort différentes :
1) une classique, qui dirait en gros que Dieu signifie son éternité en définissant son existence présente par son devenir, et par conséquent en réconciliant être et devenir au sein même de l'identité éternelle.

2) Une version plus philologique (qu'adopte donc la Kabbale)qui, prenant acte de l'absence d'être au présent en hébreu, reconnaît l'idée qui semble induite par cette réponse, à savoir celle d'évolution divine infinie ; autrement dit, on ne dit, la question est celle de l'objet de l'identité : dans l'interprétation 1), l'idée est de dire qu'aujourd'hui et plus tard, Dieu sera identique à lui-même. Dans l'interprétation 2, on considère au sens fort l'évolution temporelle, on considère que Dieu évolue, tout en restant Dieu formellement mais un Dieu qui s'est enrichi quant à son contenu.

C'est vertigineux.

Anonyme a dit…

Ce qui est également vertigineux, c'est ta gentillesse, Elise : me répondre aussi rapidement et avec autant de qualité mériterait mieux qu'un simple commentaire bloguesque ...

En attendant, et étant donné que les mollusques de mon espèce activent leur neurones beaucoup moins vite que vous ne pouvez le faire, vous, êtres humains si supérieurs, je demande un petit temps de réflexion pour tenter d'apporter un brin de mon insignifiance à ce superbe article.

MERCI !

PS : Le premier qui dit que je ne suis pas aussi insignifiant que ça a le droit à 5 clics gratuits sur son blog (lol).

Sémiramis a dit…

Wahou!

Bon, je file au Crédit Agricole et je réfléchis à tout ça dans un petit coin de ma tête pour répondre à la hauteur de vos remarques... Je pense aussi que M. camille ne sera oas indifférent à cette idée de Dieu toujours le même en devenir ...

Merci beaucoup de votre érudition, de votre bienveillance, et de votre fidélité... Vous êtes précieux!

Bonne journée!

Anonyme a dit…

tout ceci demande réflexion en effet...
Halio,
quand cesseras-tu de jouer les insignifiants ? tu risques de le devenir vraiment ou de passer réellement pour tel...
Ah, les hommes... (soupir)

Anonyme a dit…

"Mais non Halio tu n'es pas aussi insignifiant que ça" !

PS : pourrais-tu envoyer les clicks gratuits par la poste à l'adresse suivante : coincoin, étang de l'Eysée, 75008 Paris

Sémiramis a dit…

Assez abasourdie par les échanges du jour dont j'avoue qu'ils me dépassent totalement... Je promets de me pencher dessus demain (j'ai préféré passer la soirée avec un homme moins philosophe pour rassembler mes idées... Vous le connaissez, il s'appelle Bond...)

Donc, MERCI à tous! Et bonne nuit!

Sémiramis a dit…

Léopold,

Merci beaucoup de ton attention et de tes précisions riches et bien développées. Effectivement, tes apports vont dans le sens de mes réflexions en leur apportant plus de corps!

N'hésite pas à développer les réflexions qui te viennent... Mes pages te sont ouvertes si tu veux prolonger le débat que Monsieur Camille a déjà nourri! C'est bien ces commentaires et des dialogues, on ne s'en sort pas, mais on progresse dans la foi et l'intelligence de celle-ci; et c'est très chouette!
Quand je pense que sur certains blogs c'est de la polémique et des insultes dont on ne se sort pas je suis plutôt contente de ce qui se passe ici...

Quant à ta dernière remarque, je suis d'accord, le passage n'est pas très clair (il faut dire à ma décharge que, contrairement à ce qui est affiché, ce texte a été écrit entre 22H et minuit...).

Je voulais surtout faire sentir que la nomination est une participation au pouvoir divin pour l'homme, dans le sens où nommer les choses, c'est déjà une forme de co-création. Mais que seul Dieu possède la pleine adéquation entre signifiant et signifié.

Sémiramis a dit…

Coincoin, merci... Tu es merveilleusement indispensable à mon équilibre intellectuel sais-tu?

Oui c'est vertigineux! Encore plus quand on se dit que ce Dieu là se donne dans un morceau de pain...

Halio, je t'en prie! C'est un plaisir que de te rendre ce genre de service...

Raph ;-)!