10 janvier 2007

H. Guillemain: "Diriger les consciences..." - une recension par le fr. Laurent Lemoine, op

Hervé GUILLEMAIN, Diriger les consciences. Guérir les âmes. Une histoire comparée des pratique thérapeutiques et religieuses (1830-1939), Paris, La Découverte, 2006, 332 pages, 26€.

M. Hervé Guillemain fournit ici à son lecteur une étude historique à la fois sérieuse et passionnante sur un sujet et une période, en particulier (1830-1939), riche en superpositions, voire en confusions, parfois délibérément assumées, entre pratiques thérapeutiques et religieuses. Si l’histoire permet de comprendre ce que nous vivons aujourd’hui, un tel ouvrage y contribue avec brio, ne serait-ce qu’autour de la vaste question de l’hystérie, telle que le Dr Charcot l’a mise en scène, presque à tous les sens du terme, à la Pitié-Salpêtrière (p.192 sv). Ce point est bien connu, quitte à caricaturer les caricatures de l’hystérie faites par Charcot vis-à-vis desquelles Freud se démarqua. Bien connue aussi l’étroitesse du lien entre hystéro-épilepsie et possession démoniaque. Bien connue encore la tradition de l’asile surtout depuis les remises en cause contemporaines de Michel Foucault. Mais un nombre important de connexions diachroniques et synchroniques n’avaient pas été faites jusqu’à l’étude que nous venons de lire.


L’auteur nous fait entrer dans l’univers de l’asile chrétien1 avec ses caractéristiques propres : du bienfait de la liturgie (messes, processions, offices,…) sur la « pacification »2 psychique des malades mentaux, par exemple, mais aussi d’un « traitement moral » complétant la prise en charge médicale :
Il s’agit de faire dominer la raison sur la déraison, d’éduquer l’esprit en faisant obéir le malade ou de retrouver un sentiment religieux profond d’humilité, d’abnégation et de résignation, afin de combattre le péché à l’origine de la folie.3


Les frères de S. Jean de Dieu sont une des grandes sources de ce travail fournissant de nombreuses illustrations aux nouvelles et étonnantes formes de « direction de conscience » du temps4.
Ce qui se jouait alors relevait d’une collaboration, voire d’un renfort mutuel, au sein de l’asile entre l’institution médicale et l’institution religieuse, chacun apportant sa compétence propre au service de l’équilibre, le moins mauvais possible, des grands souffrants. Les deux partenaires assumaient ainsi, quitte à les superposer ou à les confondre, leur pratique spécifique… Aujourd’hui, surtout après la critique de l’institution asilaire menée par M. Foucault, il n’est pas sûr qu’un tel "mélange" soit encore envisageable…
H. Guillemain prend également le soin de distinguer la pratique catholique de la pratique protestante sur ces sujets5 à une époque où, en effet, les deux confessions tenaient à se démarquer nettement l'une de l'autre.


Lorsque science et croyance ne se distinguent pas, la possession fait retour sous la forme d'une « incorporation des démons »6 décrite dans les mêmes termes par les médecins et les théologiens. Du coup, préférer le vocable d’hystérie à celui de possession est un véritable enjeu : « débaptiser le mal pour le guérir »7 afin d’éviter la prolifération de l’exorcisme… Un prêtre affirme ainsi à son évêque : « cette personne est affectée d’aliénation mentale, en l’exorcisant, vous allez perdre votre réputation et rendre inutiles les prières de l’Eglise »8.
L’ouvrage d’Hervé Guillemain fait également apparaître l’importance du débat autour de la question du magnétisme : s’agissait-il d’une pratique naturelle sans intervention démoniaque ? L’Eglise a pu, en tout cas, s’en servir contre le matérialisme ambiant à travers de « multiples combinaisons »9 plus ou moins réussies… Le magnétisme n’est pas « défendu en soi, seulement au gré des cas exposés »10.


On apprend plein de choses nouvelles sur différents autres terrains. Ainsi, peut-on citer les enquêtes faites par des inspecteurs dans les asiles chrétiens : nette surévaluation de l'onanisme dans les asiles chrétiens considéré comme « cause de folie »11. De même, « orgueil, ambition, colère, jalousie » sont considérés comme « causes de folie »12. De leur côté, les théologiens établissent des corrélations entre psychopathologie et faute morale pour reformuler les typologies médiévales. La classification devient obsédante, les catégories des aliénistes participant d’ « une redéfinition du bien et du mal au XIXè siècle »13. L'équivalence entre passions et péchés est faite dans certains asiles. La folie est présentée comme la source de la déchristianisation. C'est par la religion que s'opère la « normalisation des fous »14, l’aliéné étant considéré comme guéri s’il se comporte en bon chrétien. Dans ce contexte et à cette période (1850-60), l’aumônier d’asile devient « l’incarnation de cette vocation thérapeutique du prêtre »15 dans un environnement où la guérison passait aussi par la conversion…


Les oscillations, voire, carrément, les contradictions, entre une religion qui collabore avec le corps médical et une religion comprise comme génératrice de psychopathologies multiples (délires, visions, hallucinations…) sont abondamment décrites par notre auteur. La présence de l’aumônier près des malades a ainsi été successivement considérée de façon positive par les médecins ou l’administration de l’hôpital et même l’Etat, puis de manière négative, ledit aumônier voyant son rôle de plus en plus réduit à la faveur des régimes politiques et, bien sûr, de la nouvelle sensibilité à la question de la laïcité : la « liberté religieuse »16 ne doit pas être menacée par une trop forte présence de l’aumônier à l’hôpital au moment où la loi de séparation de 1905 est en train d’être votée…


A partir de 1860, l’intérêt des médecins et des prêtres se porte conjointement sur la mystique avec une nette tendance à la pathologisation des états religieux. Ainsi en est-il pour l’inédie (abstinence alimentaire volontaire) et la communion miraculeuse (déplacement de l’hostie vers la malade alitée)17. En ce qui concerne la stigmatisation, la majorité des médecins catholiques est proche des interprétations physiologiques ou psychogénétiques.
Rome s’exprima avec vigueur dans certains cas par peur d’un « nouveau Renan »18 et de l’exploitation rationaliste, le martyre spirituel de Ste Catherine de Sienne ou de Ste Marie-Madeleine de Pazzi donnant toutes les apparences de la clinique hystérique ! La « psychologisation de la sainteté »19 touche ainsi Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux et bien d’autres.


L’hypnotisme fut également matière à débat en tant qu’il ouvrit « une brèche dans le corpus doctrinal du christianisme, en relativisant la conscience et le libre-arbitre »20. Son usage fut finalement toléré dans un but thérapeutique une fois les soupçons levés.
Du point de vue de l’auto-suggestion, le dominicain Coconnier recourt au Docteur angélique : « si toutes choses n’est pas l’évolution d’un vouloir, il y a vouloir en toutes choses »21.
Le succès actuel des neurosciences n’est pas si nouveau que cela. Pour preuves les concordances entre spiritualisme et neurosciences à la fin du XIXème siècle pour lesquelles le « cerveau sensible et moteur est un relais de l’âme »22.
L’idée d’inconscient apparaît par l’hypnotisme, même s’il s’agit encore d’un inconscient « partiel et maîtrisable »23. Cet inconscient cérébral doit pouvoir être compatible avec l’existence de l’âme pour les médecins catholiques.
L’hypnotisme est, bien sûr, largement appliqué aux cas d’hystérie que Charcot a présentés : la grande hystérie et l’hystéro-épilepsie se voient travaillées par la médecine rétrospective. Exorcisme et hypnose se rapprochent pour traiter les simulations de la personnalité hystérique, le diable n’étant que l’incarnation des regrets, terreurs et vices des possédés24. Système nerveux et psychisme sont les armes du démon, tout spécialement chez les hystériques. Sur ce point, bien des théologiens et des pasteurs du temps sont d’accord ! Le point commun entre l’exorcisme et la pratique clinique de Charcot, c’est une certaine « attitude autoritaire »25 revendiquée sur la personne souffrante, ce contre quoi Freud s’élèvera en laissant parler dans le cadre du transfert psychanalytique.


D’une certaine manière, H. Guillemain confirme, par son approche historique, combien Charcot a lui-même hystérisé les hystériques qu’il prétendait soigner en donnant à voir des symptômes qui, ainsi, se nourrissaient d’eux-mêmes… La direction de la cure n’aura plus rien à voir avec de telles pratiques directives. Ceci posé, il faut bien admettre que les progrès de la science permirent, au moins, de ne pas confondre ni entretenir la confusion entre possession véritable et névrose hystérique. Les traitements, eux, pouvaient témoigner de certaines confusions savamment, si l’on peut dire, entretenues dans une visée thérapeutique :
Les pèlerinages et les retraites en communauté permettent l’alliance de deux moyens réputés curatifs : l’isolement et l’apaisement.26
Il est de mieux en mieux accepté, y compris sur le plan théologique des concepts augustino-thomistes accueillis en « psychothérapie »27, que « la possession s’ente quelquefois sur une maladie préexistante »28.
L’exorcisme permet de « nommer le mal » puis de le « bannir »29. En ce sens, il rejoint le projet de la psychothérapie. Ceci vaut pour l’hystérie comme pour l’obsession.
Lourdes enregistre un nombre croissant de guérison nerveuse et hystérique à une époque où le concept clinique d’hystérie se diversifie beaucoup.


L’apport de la psychopathologie, essentiellement les scrupuleux-obsessionnels30, se voit reconnu en théologie morale et pastorale par le biais de manuels à l’usage du clergé invité à mieux distinguer le scrupule nécessaire au chemin de sainteté du scrupule névrotique.
Le modèle de la confession et de la direction de conscience inspire le traitement de certaines troubles mentaux au point que le « dominicain Raymond donne une définition de la psychothérapie qui plonge se racines dans la théologie morale chrétienne »31 :
Rectifier le jeu des fonctions psychiques en s’appliquant à rendre le jugement droit, la volonté énergique et souple, en domptant l’imagination, en contenant les passions dans de justes bornes.32


Freud n’était pas encore au rendez-vous ! Précisément, un des apports les plus originaux de l’ouvrage de M. Guillemain concerne le climat dans lequel les thèses et méthodes de la psychanalyse ont été introduites dans les milieux chrétiens français : certains psychanalystes de la toute première génération en France, loin d’être hostiles à la religion, se sont convertis comme Laforgue ou Parcheminey33.


Inattendus également, mais tellement riches d’enseignements, sont les passages où H. Guillemain explique la connivence entre le néothomisme et les sciences médicales et psychologiques34, par exemple, dans les premières années de la Revue thomiste fondée par la P . Coconnier évoqué plus haut :
Considéré à l’époque comme un scolastique intransigeant, orthodoxe et rigoureux, il ouvre la revue qu’il fonde aux sujets les plus polémiques (…). Le dominicain met en valeur les textes des psychologues et théologiens thomistes.35
Théologiens et intellectuels catholiques, tel J. Maritain, ont braqué leur regard sur psychologie et psychanalyse naissantes avec, certes, quelques réserves, mais aussi un intérêt indiscutable, ne serait-ce que par l’entremise des travaux du catholique R. Dalbiez36.
Le néo-thomisme est apparu comme l’outil conceptuel le plus apte à concilier freudisme et psychanalyse à partir des années vingt du siècle dernier37. Sur ce point et sur bien d’autres, nous ne disposions pas jusqu’à présent d’étude historique aussi précise38 qui confirme ce que des dominicains comme Albert Plé ont tenté de faire à partir, surtout, de la fin des années cinquante. Les passions décrites par S. Thomas servaient bien de jonction possible entre psychanalyse et morale chrétienne.


La recherche menée par H. Guillemain semble donc décisive et prolonge ce que nous avions tenté de mettre en évidence sur un plan plus théologique, y compris les limites de ce genre d’annexion de la psychanalyse par la théologie morale39 dans le sens d’une « suprématie du moi conscient et rationnel »40 et d’une hyper-psychopathologisation qui ne peut que laisser mal à l’aise les analystes. En ce sens, R. Dalbiez avait réalisé un compromis de valeur, lui qui avait bien compris le propos initial de la psychanalyse : une méthode, d’abord, et non une doctrine41 ! L’oscillation entre annexion de la psychanalyse par les thèses néo-thomistes et indépendance de celle-ci continua à nourrir le débat.
C’est là où, pour une fois, certains faits rapportés par H. Guillemain ne semblent plus tout à fait exacts : Marc Oraison n’était pas jésuite42 contrairement à Louis Beirnaert qui fut psychanalyste tout en restant dans la Compagnie de Jésus. Le lancement de La Vie Spirituelle eut lieu en 1919 par le P. Bernadot et non en 192243. Le Supplément (à La Vie Spirituelle) quant à lui, fut fondé en 1947 par le P. Albert Plé.
Si les dates sont approximatives, le contexte, en revanche, paraît très bien présenté, à savoir celui d’une psychiatrisation de l’engagement sacerdotal et/ou religieux dont nous avons la manifestation dans la création de l’AMAR (Association Médico-psychologique d’Aide aux Religieux) créée en 1961 toujours par les P. Plé et Beirnaert.


L’époque était au « dépistage »44 et la psychanalyse devait servir ce projet, ce qui contraignit certains psychanalystes à quitter l’AMAR : pas plus qu’aujourd’hui, la psychanalyse ne peut servir à moraliser quoi que ce soit, et surtout pas la vocation de prêtre ou de religieux !
H. Guillemain fait un constat qui semble juste : seuls quelques dominicains, jésuites45 et carmes se sont enthousiasmés et qualifiés pour le dialogue morale chrétienne/psychanalyse46. Marc Oraison et Maurice Bellet, en France, complètent le tableau.En Belgique, la figure d’Antoine Vergote domine.


En bref, que dire sinon que cet ouvrage manquait sur la période considérée et le sujet ? C’est l’hommage que nous pouvons lui rendre. Cela vaut non seulement pour le XIXème siècle, mais aussi pour la première moitié du XXème plus ou moins bien connue, même si les témoins sont encore parmi nous. Les principaux écueils comme les fruits les plus positifs issus de la mise en tension entre pratiques thérapeutiques et religieuses apparaissent avec force grâce à cet ouvrage.
Laurent LEMOINE
1 p. 15 sv.
2 p. 39.
3 p. 27.
4 Par ex., p. 31.
5 p. 39 sv.
6 p. 49.
7 p. 53.
8 Cité p. 56.
9 p. 73.
10 p. 75.
11 p. 79.
12 Ibid.
13 p. 81.
14 p. 90.
15 p. 95.
16 p. 116.
17 p. 139.
18 p. 156.
19 p. 159.
20 p. 169.
21 Cité p. 178.
22 p. 188.
23 p. 189.
24 Cf., par exemple, p. 206.
25 p. 213.
26 p. 218.
27 Terme apparu « à la fin des années 1880 ». Cf. p. 237.
28 Cité p. 220.
29 p. 222.
30 « crainte excessive du péché qui pousse à confondre les fautes les plus légères avec les fautes graves », p. 242.
31 p. 248.
32 Ibid.
33 p. 275.
34 p. 124 sv.
35 p. 129.
36 p. 269 sv.
37 Cf. p. 265.
38 Hormis les travaux de grande qualité de Michel de Certeau et l’ouvrage plus modeste de Marie ROMANENS, Le divan et le prie-dieu. Psychanalyse et religion, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
39 Cf. L. LEMOINE, « L’apport des thèses et méthodes de la psychanalyse à la relation pastorale en France dans les années 1950-1980 : un exemple, Albert Plé ». Thèse de doctorat en théologie présentée sous la direction de M.-L. Lamau devant la Faculté de Théologie de l’Institut Catholique de Lille, 2002.
40 H. GUILLEMAIN, Diriger les consciences…, op. cit., p. 267.
41 Cité, p. 282.
42 Cf. p. 292.
43 Cf. p. 293.
44 p. 296.
45 Denis Vasse.
46 H. GUILLEMAIN, Diriger les consciences, op. cit., p. 309.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Article intéressant dont bien évidemment je ne maîtrise pas tous les enjeux.
L'illustration qui l'accompagne et très sympa. I have sinned very much, father, am I crazy ??

Biz.
FF.

Anonyme a dit…

A faire lire à Miss Gégé ; ça devrait l'intéresser, supposé-je humblement.