03 décembre 2007

L'article ne donnait pas de nom, mais chacun comprit


Dans le journal mural affiché dans le vestibule de l'Institut de physique, parut un article intitulé: Toujours avec le peuple.
On y racontait que l'Union soviétique, guidée à travers la tempête de la guerre par le grand Staline, accordait une énorme importance à la science, que le parti et le gouvernement entouraient les hommes de sicence, comme nulle part au monde, d'honneurs et de respect, que même durant la difficile période des hostilités, l'Etat soviétique offrait aux savants toutes les conditions d'un travail normal et fructueux.
On évoquait, plus loin, les tâches grandioses qui attendaient l'Institut, les constructions nouvelles, l'agrandissement des anciens laboratoires, le lien entre la théorie et la pratique, et le rôle joué par les chercheurs dans l'industrie de la défense.
On mentionnait l'enthousiasme patriotique, qui soulevait le collectif des chercheurs scientifiques et les poussait à justifier les soins et la confiance, dont les entouraient le parti et le camarade Staline en personne, à ne pas déçevoir l'espoir que le peuple fondait sur cette glorieuse avant-garde de l'intellegentsia soviétique: les hommes de science.
La dernière partie de l'article était consacrée au fait que, malheureusement, on trouvait, dans ce collectif sain et fraternel, des individus isolés qui n'avaient pas le sens de leurs responsabilités à l'égard du peuple et du parti, des gens coupés de la grande famille soviétique. Ils s'opposaient à la collectivité, plaçaient leurs intérêts personnels au-dessus des tâches que le parti confiait aux savants, ils étaient enclins à grossir leurs mérites scientifiques, réels ou illusoires. Volontairement ou non, certains se faisaient les porte-paroles de points de vue et d'opinions non soviétiques, étrangers, se targuaient de leurs liens avec eux, rabaissant, par là même, la fierté nationale des savants russes, et les mérites de la science soviétique.
Il leur arrivait de poser aux défenseurs de la justice bafouée, afin de s'assurer à bon compte la reconnaissance de gens confiants, imprévoyants et naïfs. Mais en réalité ils semaient, dans la science soviétique, des graines de discorde, de méfiance, d'irrespect pour son passé et ses noms les plus glorieux. L'article appellait à liquider toute forme de pourriture, tout ce qui était étranger et hostile, tout ce qui empêchait la réalisation des grandes tâches confiées aux savants, durant la Grande Guerre patriotique, par le parti et le peuple. L'article s'achevait par ces mots: "En avant, vers de nouvelles conquêtes de la science! Suivons la voie glorieuse, brillamment éclairée par le phare de la philosophie marxiste, la voie sur laquelle nous guide le grand parti de Lénine et Staline!"
L'article ne donnait pas de nom, mais chacun comprit, au laboratoire, qu'il s'agissait de Strum
.

Vassili Grossman, Vie et destin, III, 20
(p. 628-629 de l'édition pocket)

9 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est qui Strum?

Petit coucou de passage, j'espere que ton nouveau djob se passe bien.
Appelle moi a la rentrée de Janvier je t'emmene boire un chocolat chez Laduré avec des macarons!
Yours,
Alexis

Jean-Baptiste Bourgoin a dit…

Je ne sais pas pourquoi, mais ces lignes me font penser à un passage des Frères Karamazov de Dostoïveski que citait un article sur le web, et que je recopie ici d'une édition au format pdf du texte :

« – Figure-toi qu’il y a dans la tête, c’est-à-dire dans
le cerveau, des nerfs... Ces nerfs ont des fibres, et dès
qu’elles vibrent... Tu vois, je regarde quelque chose,
comme ça, et elles vibrent, ces fibres... et aussitôt
qu’elles vibrent, il se forme une image, pas tout de
suite, mais au bout d’un instant, d’une seconde, et il se
forme un moment... non pas un moment, je radote...
mais un objet ou une action ; voilà comment s’effectue
la perception. La pensée vient ensuite... parce que j’ai
des fibres, et nullement parce que j’ai une âme et que je
suis créé à l’image de Dieu ; quelle sottise ! Mikhaïl
m’expliquait ça, hier encore, ça me brûlait. Quelle belle
chose que la science, Aliocha ! L’homme se transforme,
je le comprends... Pourtant, je regrette Dieu !
– C’est déjà bien, dit Aliocha.
– Que je regrette Dieu ? La chimie, frère, la chimie !
Mille excuses, votre Révérence, écartez-vous un peu,
c’est la chimie qui passe ! Il n’aime pas Dieu, Rakitine ;
oh ! non, il ne l’aime pas ! C’est leur point faible à tous,
mais ils le cachent, ils mentent. « Eh bien, exposeras-tu
ces idées dans tes articles ? » lui ai-je demandé. « Non,
on ne me laissera pas faire », reprit-il en riant. « Mais
alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans
immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est
licite ? – Ne le savais-tu pas ? Tout est permis à un
homme d’esprit, il se tire toujours d’affaire. Mais toi, tu
as tué, tu t’es fait pincer, et maintenant tu pourris sur la
paille. » Voilà ce qu’il me dit, le salaud. Autrefois, des
cochons pareils, je les flanquais à la porte ; à présent, je
les écoute. D’ailleurs, il dit des choses sensées, et il
écrit bien. Il a commencé, il y a huit jours, à me lire un
article ; j’ai noté trois lignes, attends, les voici. »

Si je pense à ce texte c'est qu'il me rappelle les pensées de Hannah Arendt sur les régimes totalitaires, la perte des gardes-fous de la pensée etc.

En tout cas je sais quels vont être mes prochains achats romanesques, merci chère Elicheva ! (tu m'excuseras, j'espère, mon esprit est quelque peu embrumé et m'empêche d'avoir les idées suffisamment claire pour dire quelques chose d'intéressant sur ce texte, c'est terrible !)

Je libère ce site de mon esprit de mono-manique et pense sérieusement à aller me coucher. Depuis quelques jours, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai envie de dormir !

Anonyme a dit…

Et ce n'est pas fini ! C'est le genre de rhétorique qu'on ne s'étonne pas de trouver sur les panneaux syndicaux de nos jours, dans les Instituts de physique !
Bonne semaine,
D.

Catherine a dit…

J'ai beaucoup aimé ce livre aussi.

Sémiramis a dit…

On pourrait en citer bien des pages, n'est-ce pas, Catherine? ;-)

Par contre, j'ai toujours et encore du mal avec Dostoïevski... trop mystique, trop brûlant, si difficile à lire! Aussi insoutenable qu'un film de Lars Von trier! Des effets de caméra qui donnent le vertige, une plongée sans concession dans la folie humaine... Mais on en reparlera JB!

Sémiramis a dit…

Inactuel, oui! Et le plus fort, c'est qu'il existe un parti néo stalinien en Russie!

Je déteste le militantisme sous toutes ses formes.

Sémiramis a dit…

Alexis,
C'est noté pour les macarons! Pour Strum, tu n'as qu'à lire Vie et Destin, après tout. Et toc.

Good night!

Didier Goux a dit…

Pour Dostoïevski, il ne faut pas négliger son sens de l'humour, et même du burlesque.

Sémiramis a dit…

Certes Didier, mais c'est plus fort que moi: l'humour et le burlesque de Dostoïevski accentue à mes yeux le caractère tragique jusqu'à le rendre insoutenable! Il n'y a pas de légereté chez lui (enfin, pour ce que j'en ressens, mais je suis du genre hypersensible comme fille, même comme lectrice!)