26 septembre 2006

De l’extension du domaine de l’indigène : 1943

Il y a bien longtemps que je ne me suis pas adonnée, sur ce blog, à ma passion pour S. Weil. Heureusement, notre ami Gai Luron me fournit une occasion en or pour revenir à ces amours pas si lointaines... Sur un sujet que vous me savez cher : le déclin du monde rural.
Le texte de l’Enracinement analyse philosophiquement ce problème ; or, ce qui est intéressant, c’est que S. Weil le traite sous l’angle du phénomène colonial et du concept de « déracinement ». On voit de façon frappante que cette interprétation est bien entérinée par les évènements actuels évoqués par Thibaut : la montée en puissance d’une culture du mémorial et une assomption de l’art « indigène » - musée du quai Branly en grandes pompes républicaines – et parallèlement, indifférence et mépris de la culture rurale, trame de notre société – clôture, en catimini, du musée des arts et traditions populaires. Et si les "indigènes" n’étaient pas seulement les « étrangers » ?
L’analyse de S. Weil montre que la société française se construit selon un modèle et un mode de fonctionnement qui exclut le peuple des campagnes, sans cesse rabaissé et dévalorisé au profit des citadins. Cette exclusion est entérinée par une indifférence de la part des intellectuels, concentrés sur le monde ouvrier :
Cf. E, in OE p. 1076 : « Il faut bien prendre conscience d'une des plus grandes difficultés de la politique. Si les ouvriers souffrent cruellement de se sentir en exil dans cette société, les paysans, eux, ont l'impression que dans cette société, au contraire, les ouvriers seuls sont chez eux. Aux yeux des paysans, les intellectuels défenseurs des ouvriers n'apparaissent pas comme des défenseurs d'opprimés, mais comme des défenseurs de privilégiés. Les intellectuels ne soupçonnent pas cet état d'esprit ».
Pour les paysans, les ouvriers sont des privilégiés, tout bêtement parce qu’ils sont en ville, eux, et que tout ce qui est important, intéressant, vivant, raffiné, intelligent, etc. est présenté comme venant de la ville. Cela est notamment vrai en ce qui concerne la culture commune.
Cf. E, in OE p. 1079 : « Le système actuel consiste à leur présenter [aux paysans] tout ce qui a rapport à la pensée comme une propriété exclusive des villes, dont on veut bien leur accorder une petite part, très petite, parce qu'ils n'ont pas la capacité d'en concevoir une grande. C'est la mentalité coloniale, à un degré seulement moins aigu. Et comme il arrive qu'un indigène des colonies, frotté d'un peu d'instruction européenne, méprise son peuple plus que ne ferait un Européen cultivé, il en est souvent de même pour un instituteur fils de paysans ».
Tout comme on a pu dévaloriser la culture des « colonisés », déracinant les âmes et les individus, leur imposant un modèle européen, on déracine, au sein même de la nation, un groupe social. Les paysans n’ont pas leur place dans la culture commune: celle de la télé et des journalistes (pauvre culture...
(à suivre…)

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Chère Agathe, après avoir compris que je devais cliquer sur "Autre" pour poster un commentaire chez vous, et non pas sur Blogger, je me fends d'un premier mot chez vous et vais tâcher de vous lire dans les jours à venir.
Merci de tous les messages laissés chez moi, j'essaie d'y répondre autant que possible.
A bientôt, Bruno

Sémiramis a dit…

Chouette, je vous aurai au moins appris une chose! Bravo pour cette découverte métaphysique et merci pour tout, j'attends vos commentaires avec impatience.
Bonne soirée**

Anonyme a dit…

Chère Agathe Belle-Lurette,

L'analyse de S. Weill (que je ne connaissais pas du tout) me semble très juste et d'autant plus pertinente qu'elle est précoce.

Merci pour ce post fort instructif.

Salutations à Ulrich,

Gai Lulu

Anonyme a dit…

Chère belle Agathe,

Grâce à toi, j'ai acheté l'enracinement de Simone Weil. (2 euros chez un bouquiniste)

Je t'embrasse,

Gai Lulu