03 décembre 2006

Lectio divina - Mal 3, 14 par le fr. Laurent Lemoine, op.

« Vous prétendez : inutile de servir Dieu ;
à quoi bon avoir gardé ses observances et marché dans le deuil devant le Seigneur,
le tout-puissant ? »
Comme je comprends celui qui, aujourd’hui, reprendrait à son compte l’infinie déception exprimée il y a tant de siècles par ces quelques versets !
Le Seigneur nous demanderait-il réellement de porter le deuil au plein cœur de la vie des vivants qu’il a créés pour que nous lui plaisions ?
Marcher endeuillé devant le Seigneur est une lectio qui peut entraîner bien des contre-sens !
Préférer ne pas vivre à pleins poumons sa vie n’est pas ce que Dieu désire pour nous. Il ne s’agit pas de se complaire dans un deuil auquel on ne veut pas, en fait, mettre fin. Notre Dieu est le Dieu des vivants et non des morts[1] !
Aurons-nous vécu avant de mourir ? C’est peut-être cette lectio-là, aussi déroutante soit-elle, qui est la bonne !
Nous avons bien des raisons, hélas, de porter le deuil durant notre vie, toutes les formes de deuil réels ou symboliques… Dans tous les cas, il faut les traverser, les « vivre », pourrait-on dire, les « faire », comme disent souvent les media sans trop savoir de quoi il s’agit. La Pâque est une traversée : c’est même La Traversée salutaire pour le chrétien. Ne pas chercher à éluder ce qui concerne la mort[2], mais pratiquer les désinvestissements nécessaires pour retrouver le goût de la vie et venir respirer à l’air libre, l’air que l’Esprit nous souffle aux matins de nos Pâques, de nos redressements : « redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche ! »[3].
« Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose », dit le Sage[4]. Il y a même « un temps pour mourir »[5], ajoute-t-il. Certaines séparations, certaines ruptures nous tournent vers le temps des embrassements et du rire, annoncés aussi par Qohéleth[6]. D’autres séparations font valoir sous une lumière crûe, voire cruelle combien nous avons aimé et été aimés… Alors, comme le dit le poète, en ces moments-là, « il y a si peu de temps entre vivre et mourir »[7] que, pour ne pas être changé en statue de sel, comme la femme de Lot[8], reprendre la marche vers la terre inconnue reste la seule chose à faire, au besoin en boitant un peu, mais, en tout cas, entouré par de vrais témoins de la compassion du Christ pour l’homme éprouvé.
On se trouve d’autant plus démuni que l’assistance de Dieu fait défaut au moment où nous aurions le plus besoin de lui : aurais-je haï « tout chemin de mensonge »[9], à l’exemple du psalmiste, que l’épreuve s’est tout de même abattue sur moi !
Alors, du fond de notre mémoire biblique surgissent les éléments épars qui composent notre histoire sainte, à chacun : « le Seigneur fait mourir et vivre. Il fait descendre à l’abîme et en ramène »[10]… ou encore : « C’est lui qui frappe et fait grâce, qui mène à l’abîme et en ramène »[11]. De tels versets ne sont pas à mettre en annexe à notre expérience personnelle de résurrection, même si ce qu’ils comportent de redoutable peut légitimement nous intimider. Oh non ! Ils ne sont pas un appendice accessoire: ils sont au cœur de la VIE des VIVANTS quand elle se détache des œuvres de MORT, au sens où Isaïe en parlait : « la mort ne peut te rendre grâce ni le séjour des morts te louer (…). Le vivant, le vivant, lui, te rend grâce »[12] !
Au fil des jours ici-bas, démêler ce qui conforte la vie de ce qui tend vers la mort implique des choix souvent rudes, lorsque nous nous trouvons à un carrefour un peu perdu car ne sachant pas toujours bien quelle direction emprunter : « Je mets aujourd’hui devant vous bénédiction et malédiction »[13], dit le Seigneur dont la grâce doit surabonder pour nous guider sur le bon chemin, le chemin de droiture que Jésus a suivi tout au long de sa vie et de son ministère parmi nous.
Le « ah quoi bon ? » de Malachie 3, 14 est un peu le nôtre : il exprime un malaise qu’il faut dissiper. Ce ne sont pas les observances ni la marche endeuillée que le Seigneur attend de nous : il n’a que faire de nos cérémonies : « vos néoménies et vos solennités, je les déteste! »[14]. « Déchirez votre coeur et non vos vêtements ! »[15]. « J’en veux à vos bandelettes dans lesquelles vous capturez les vies (…). Je déchirerai vos voiles »[16]. « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice »[17].
Le mouvement, la pliure qui relie les Deux Testaments, c’est le mouvement, c’est la pliure intime de notre cœur avec ses propres dilemmes entre stricte observance de la Loi et invasion de la grâce qui déchire le cœur, et qui, en blessant, guérit… Il s’agit bien de révéler, à savoir de lever le voile de deuil qui nous maintenait mort-vivant devant un Seigneur qui nous sait capable d’infiniment mieux, puisqu’ « il couronne en nous ses propres dons »[18], que quelques observances… !
Il est, en effet, inutile de servir Dieu si nous nous méprenons sur son projet à l’égard de chacun d’entre nous. La pauvre veuve déposant son obole au Temple[19] est plus vivante et plus rayonnante par ce geste que ceux qui l’observent, les gens riches et installés qui amassent dans leur grenier ce qui ne manquera de leur être retiré au Jour du Jugement !
« C’est dans la nuit qu’il est beau de croire à la lumière », disait Rostand. En ce sens, dans la nuit de son deuil et sa douleur, cette femme est porteuse de gestes riches en vie, puisqu’elle donne tout et non le superflu. Elle a puisé dans sa pauvreté pour encore et encore donner et donner un vrai don, pas un simulacre rituel. Elle a puisé à partir non d’un trop-plein, mais d’un manque, d’un creux, d’une croix de l’existence… En cela, elle suit Celui qui depuis la nuit de la tombe a fait jaillir la Vie nouvelle, féconde pour tout homme de bonne volonté.
De façon inattendue, c’est au cœur des situations de notre existence où la frontière entre vie et mort, entre bonheur et malheur semble extrêmement poreuse que nous repérons toute la différence, la différence la plus large entre le chemin qui promeut la vie en nous et autour de nous et celui qui, au contraire, se révèle sans issue. C’est parfois en plein resserrement, en pleine constriction, que de nouvelles fenêtres peuvent s’ouvrir sur un horizon insoupçonné. N’est-ce pas le propre de l’expérience dépressive une fois que le tunnel est derrière nous ? Evidemment, on aimerait pouvoir se dispenser de telles épreuves, même si elles nous apprennent beaucoup de façon rétrospective, à la manière de la rétrospective proposée par Jésus sur le chemin d’Emmaüs à ses deux disciples[20]
Nous savons tous que de grands prophètes bibliques ont vécu ce découragement au creux duquel Dieu est venu les chercher pour en faire les hérauts de son salut. Ce fut le cas, par exemple, d’Elie assis sous un genêt isolé et qui demanda la mort : « Je n’en peux plus, maintenant, Seigneur, prends ma vie ! (…). Puis, il se coucha et s’endormit (…). Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : lève-toi et mange, car autrement le chemin serait trop long pour toi ! »[21].
C’est au moment où nous découvrons l’inutilité d’un certain service de Dieu, celui que nous avons exécuté consciencieusement jusqu’alors, comme Mal 3, 14 nous le fait valoir, que nous sommes peut-être le plus "équipés" pour entrer dans le vrai service de Dieu, à savoir les adorateurs en esprit et vérité de l’Evangile de Jean[22]. L’observance et le deuil se changent alors en vérité qui rend libre, celle que le Christ nous a acquise en payant le prix fort. Equipés par la grâce au lieu même du dénuement radical…
L’interpellation de Malachie constitue donc pour chacun de nous une stimulation salutaire, une façon de débroussailler le chemin qui s’ouvre devant nous : à partir d’une désolation, laisser la grâce toucher ou piquer notre cœur pour le retourner, en fait, le tourner vers l’Orient de sa Pâque la plus personnelle où la Vie nouvelle se lève en étant plus belle que la première Création.
[1] Cf. Mt 22, 32.
[2] A l’image de certaines messes de funérailles célébrées en blanc, couleur de la Résurrection, comme si le violet, le temps du deuil, était escamoté jusque dans la symbolique liturgique.
[3] Lc 21, 28.
[4] Qo 3, 1.
[5] Qo 3, 2.
[6] Qo 3, 4-5.
[7] Barbara, L’île aux mimosas.
[8] Gn 19, 26.
[9] Ps 118, 104.
[10] 1 S 2, 6.
[11] Tb 13, 2.
[12] Is 38, 18-19.
[13] Dt11, 26.
[14] Is 1, 14.
[15] Jl 2, 13.
[16] Ez 13, 20 et 22.
[17] Mt 9, 13.
[18] Cf. 1ère Préface des Saints.
[19] Mc 12, 42.
[20] Lc 24, 13 sv.
[21] 1 R 19, 4-7.
[22] Jn 4, 23.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Amen.
Quel beau texte, et quel bel appel à l'ascèse spirituelle!
Celui qui espère ainsi en Dieu ne pleure pas éternellement ses parents ou ses amis quand il les perd, ni ne les accable quand ils sont auprès de lui: souffrant avec Jésus crucifié ou se réjouissant avec Jésus ressuscité, chacun peut aspirer à la légèreté de l'âme dans la douleur comme dans la joie.
Maintenant il s'agit bien d'ascèse affective, de se débarasser de toute volonté de puissance et de superflu, qui engendrent l'hypocrise, l'étouffement de l'autre par affection, ou bien la complaisance dans le malheur et le dénigrement de soi.
Puissions-nous toujours garder au coeur le regard du Seigneur lorsque nous sortons de la prière et allons vers les autres.

Anonyme a dit…

Ce texte me semble trouver un écho chez Teilhard de Chardin dans "Le Milieu Divin" :

«Et bien, sans nier que (par leurs paroles bien plus que par leurs actes) tels ou tels chrétiens donnent prise au reproche d'être, sinon des "ennemis", du moins des "fatigués" du genre humain, nous pouvons affirmer, après ce qui a été dit plus haut sur la valeur surnaturelle de l'effort terrestre, que cette attitude tien,t chez eux, à une compréhension incomplète, pas du tout à une certaine perfection de la religion.
Nous des déserteurs ? Nous des sceptiques sur l'avenir du monde tangible ? Nous des dégoûtés du travail humain ? Ah! comme vous nous connaissez peu... Vous nous soupçonnez de ne pas participer à vos anxiétés, à vos espérances, à vos exaltations dans la pénétration des mystères et la conquête des énergies terrestres. «De telles émotions, dîtes-vous, ne sauraient être partagées que par ceux qui luttent ensemble pour l'existence : or, vous autres, chrétiens, vous faites profession d'être déjà sauvés.» Comme si, pour nous, autant et bien plus que pour vous, ce n'était pas une question de vie ou de mort que la Terre, jusque dans ses puissances les plus naturelles, réussisse! Pour vous (et en ceci justement, vous n'êtes pas encore assez humains, vous n'allez pas jusqu'au bout de votre humanité) il n'y va que du succès ou de l'échec d'une réalité qui, même conçue sous les traits de quelque sur-humanité, reste vague et précaire. Pour nous, il y va, en un sens vrai, de l'achèvement du triomphe d'un Dieu même. Une chose est infiniment décevante, je vous l'accorde : c'est que, trop peu conscients des responsabilités «divines» de leur vie, bien des chrétiens vivent comme les autres hommes, dans un demi-effort, sans connaître l'aiguillon ou l'ivresse du Règne de Dieu à promouvoir à partir de tous les domaines humains. Mais ne critiquez là que notre faiblesse. Au nom de notre foi, nous avons le droit et le devoir de nous passionner pour les choses de la Terre. Comme vous, et même mieux que vous, (parce que, seul de nous deux, je puis prolonger à l'infini, conformément aux requêtes de mon vouloir présent, les perspectives de mon effort), je veux me vouer, corps et âme, au devoir sacré de la Recherche. Sondons toutes les murailles; Essayons tous les chemins. Scrutons tous les abîmes. Nihil intentatum... Dieu le veut, qui a voulu en avoir besoin. -- Vous êtes homme? «Plus et ego».
«Plus et ego». N'en doutons pas. En ce temps où s'éveille légitimement, dans une Humanité près de devenir adulte, la conscience de sa force et de ses possibilités, c'est un des premiers devoirs apologétiques du chrétien de montrer, par la logique de ses vues religieuses, et plus encore par la logique de son action, que le Dieu incarné n'est pas venu diminuer en nous la magnifique responsabilité ni la splendide ambition de nous faire nous-mêmes. Encore une fois : «Non minuit, sed sacravit». Non, le Christianisme n'est pas comme on le représente ou le pratique parfois, une charge supplémentaire de pratique et d'obligations qui vient encore alourdir, aggraver le poids déjà si lourd , ou multiplier les liens déjà si paralysants, de la vie sociale. Il est, au vrai, une âme puissante, qui donne une signification, un charme, et une légèreté nouvelle à ce que nous faisons déjà. Il nous achemine, c'est exact, vers des sommets imprévus. Mais la pente qui mène à ceux-ci est si bien raccordée à celle que nous montions déjà naturellement que rien n'est plus définitivement humain dans le chrétien que son détachement même.»

Sémiramis a dit…

Je remercie de tout coeur le fr. Laurent de nous offrir en avant première ce texte, destiné à la publication dans une revue publiée au Cerf.
Honneur et joie de recevoir de tels invités!