20 février 2007

Jacob, 1 : soi-même comme une quête

A Thibaut, improbable et féconde philia


Prologue : Une saison avec Jacob


Lorsque je commençais à réfléchir sur l’histoire de Jacob, au mois d’octobre 2006, j’étais loin de me douter de l’ampleur qu’allait prendre ce travail ! J’aurais dû, peut-être, me douter qu’on ne s’attaque pas impunément à un tel personnage… En fait, vous présentant au mois de février 2007 l’ensemble de ces textes, rédigés au fil de l’eau pour Thibaut1, il apparaît que cette hiver aura été placé sous le signe de cette recontre. Une saison avec Jacob : de longs mois de travail et de méditation durant lesquels Jacob est venu rejoindre mes questionnements obssessionels. Questionnements qui se sont naturellement orientés vers deux points cruciaux : la réflexion sur le thème de la quête de la fusion, stigmatisée par le couple des jumeaux, et d’autre part, la définition de la force et de la violence présentes dans la vie spirituelle. Ne vous étonnez donc pas du ton très personnel de ces textes qui ne visent ni à l’exhaustivité, ni au discours scientifique en termes d’éxégèse.


De fait, entrer dans la lecture de l’histoire de Jacob telle que je vous la propose vous demandera préalablement un effort de réflexion sur le fait de lire les écritures saintes. Il me semble important de souligner que lire les textes bibliques ne peut être le privilège des croyants, qui trouveraient à chaque page la confirmation de leur vécu de foi. L’acte de lire la Bible ne peut se réduire à une entrée dans le mystère de Dieu, compris comme acte de prise de possession des clefs d’une transcendance inaccessible aux pauvres mondains que nous serions - clefs réservées à ceux qui possèdent la « gnosè », la connaissance. En ce sens, ce n’est pas sur le plan de la foi d’abord, mais depuis l’humanité seule que je tente, avec plus ou moins de succès, d’aborder ces textes, car les personnages de la Bible disent quelque chose de l’homme. J’avoue, cela n’est pas évident de s’extraire du champ de la foi, mais l’effort est nécessaire, si l’on veut comprendre la révélation du mystère de Dieu dans le seul sens véritablement chrétien : celui de l’Incarnation.


Dès lors, la lecture de la parole prend sens, en prenant chair dans notre propre chair ; les mots nous attaquent et nous blessent de toutes parts, nous parlent de nous-même, et nous placent avec violence devant la complexité de notre condition. Si le Verbe de Dieu rejoint notre corps et notre condition, nul doute que la parole de Dieu rejoint, définitivement, ce qu’il y a de plus sèchement humain. Je n’entends évidemment pas affirmer que le texte de la révélation ait le monopole, ni du sacré, ni de l’humain. Bien au contraire, il me semble que le critère absolu qui permette d’évaluer le chef d’œuvre artistique ne se situe pas ailleurs que dans cette interrogation toujours inachevée de l’homme sur l’homme, et sur Dieu. Interrogation d’un être qui accorde la grâce aux autres d’entrer eux aussi dans le mystère de l’existence humaine, dramatique et glorieuse.


Si là est sans doute la vocation de toute expression artistique, le texte de la Bible doit être compris un peu différemment. Peut-être faut-il même dire radicalement différemment. La radicalité étant contenue dans ce fait très incroyable : la Bible n’est pas interrogation de l’homme sur l’homme et sur Dieu, elle est le théâtre de la rencontre entre ces deux protagonistes. Dans le texte de la révélation, c’est Dieu qui se révèle, c’est l’homme qui reçoit ; mais Dieu interroge sans cesse, et l’homme lui répond, in saecula saeculorum. Dès lors, il faut postuler que, a travers l’éternelle interrogation de la condition humaine, l’insondable miroir de sa propre finitude que se propose l’homme dans les différentes expressions de sa créativité et de son effort de penser, le texte biblique prenne une place particulière. Ainsi, il est impossible de réduire le texte de la Bible aux grands mythes païens2, quoique les textes bibliques nous présentent de grandes figures archétypales. Telle, qui va réquisitionner notre attention, la figure de Jacob.




Jacob, soi-même comme une quête : de l’imposteur au patriarche



L’histoire de Jacob court durant de longs chapitres du livre de la Genèse. Elle regorge de détails frappants et étranges. Elle est singulière, et elle nous touche. Sûrement parce qu’elle nous apprend bien plus sur l’homme que sur Dieu. Son intérêt vient du fait qu’elle est « anthropocentrée »… tout comme l’est la conception que nous avons de notre propre existence. En ce sens, l’expérience de Jacob vient résonner en nous de façon troublante, car elle s’exprime dans les termes de notre propre psychè, et dans des évènements parfois quasiment vécus. Je crois qu’elle peut nous aider à dégager notre vie spirituelle du pieux mensonge d’une vision plongeante, transcendante, qui viendrait depuis les hauteurs des cieux écraser la médiocrité de notre humanité. Dieu ne nous regarde pas de haut, mais il nous rejoint au cœur de nos combats. Et là est bien l’enjeu de la lecture que je voudrais vous proposer : entrer, avec Jacob, dans l’expérience d’une rencontre avec Dieu au cœur de l’inquiétante obscurité de notre existence. Or, si Dieu ne nous regarde pas depuis une tour d’argent, mais nous perquisitionne dans l’arrière cuisine, il n’y a pas de raison que nous cherchions à sauver la face devant les autres – et devant nous-mêmes… Il ne reste plus que le courage de faire face. L’histoire de Jacob nous montrera que jamais, l’écriture sainte n’élude le drame thématisé comme « guerre contre soi-même »3… Et pourtant, par delà le drame indépassable, la puissance de libération qui vient du Verbe s’y exprime pleinement. Tension féconde pleinement assumée par le personnage de Jacob tel qu’il nous est décrit dans le livre de la Genèse.


Je propose de lire l’histoire de Jacob comme celle d’une identité en quête de soi-même, qui vient accompagner l’expérience spirituelle de notre propre accomplissement, depuis le rêve de la façade immaculée jusqu’aux poubelles de l’arrière salle. Cette mise à jour de la vérité de soi passe par trois grands thèmes : celui de la gémellité, comme paradigme de l’identité en crise, qui se mystifie ; celui de la lutte et du moment de la blessure libératrice, pour aboutir à la réconciliation et à l’accomplissement de la vocation paternelle en soi.


Et tout commence par le début… « Rébecca devint enceinte. Or les enfants se heurtaient en elle et elle dit: "S'il en est ainsi, à quoi bon vivre?" » 4

Ill: Marc Chagall, Lutte de Jacob avec L'ange
1 Ces textes ont effectivement été publiés sur le blog « Presque rien sur presque tout », suite à la proposition d’écriture faite par Thibaut. J’en publie ici l’intégralité avec quelques modifications.
2 René Girard l’a suffisamment prouvé
3 Hommage au magnifique texte de Bruno sur Derrida, « En guerre contre soi-même : le Derridrame », recensé sur ce blog, que vous pouvez lire sur « Systar ».
4 Cf Gn 25, 21-22

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Saviez-vous que la Vierge Marie est comparée par les Pères de l'Eglise à l'échelle de Jacob ?

"Les Pères de l'Eglise l'ont également plusieurs fois comparée à l'échelle de Jacob (Gn 28, 12) mettant en communication le ciel et la terre. C'est en effet par Marie que Dieu est descendu jusqu'aux hommes pour devenir l'un d'entre eux et que, selon sa propre volonté divine, c'est avec le concours de la Mère de l'Eglise que les hommes sont enfantés à la vie surnaturelle et remontent au Père dans l'Esprit du Fils."

http://www.spiritualite-chretienne.com/anges/ange-gardien/ref-14.html

Sémiramis a dit…

Sébastien,

Ecxusez moi tout d'abord de la publication tardive de votre judicieuse remarque... Toujours privée d'internet, mais plus pour longtemps, les publications reprendront bientôt avec un nouvel élan.

Effectivement, vous avez raison de ramener la Vierge marie au coeur du débat, d'ailleurs si on rapporte l'échelle à un "moyen" qui permettrait à Dieu de rejoindre l'homme, on ne peut pas ne pas penser à elle...

Je n'ai malgré tout pas voulu développer ce point pour ne pas disperser mon propos (et ne pas sombrer dans la mariologie à tout crin...)

Bien cordialement et bon carême!