05 décembre 2006

1 - Europe et universalisme abstrait, conférence de Paul Valadier, sj.

Lors des journées du livre chrétien[1], j’ai pu assister, avec une foule de membres d’élite de l’intelligentsia catho de Tours à une fort édifiante conférence du père Valadier sj. bien connu pour avoir tenu la rédaction d’une célèbre revue[2], et publié de nombreux ouvrages – sur Nietzsche, particulièrement. L’aventure, apparemment exaltante, s’avéra finalement assez plate.

Première déception : les gens viennent en masse, après la dominicale bombance, pour écouter ce jésuite, alors que notre ami philosophe Rémi Brague n’avait pas rempli la salle la veille en fin d’après midi. Arf. En écoutant le développement du propos, j’ai pu comprendre les raisons de cette affluence. Nulle rigueur philosophique, nulle érudition précise dans le corps de la conférence, sinon un ensemble de réflexions assez générales - mais certainement plus abordables au commun des mortels (celui qui n’a pas étudié la philosophie à l’université, j’entends).

Le sujet de la conférence était : « Pourquoi l’Europe est-elle mal à l’aise avec ses racines chrétiennes ? ». Diantre, voila qui s’annonce polémique. De fait, l’art oratoire de notre conférencier s’accommode fort bien de telles mises en bouches. La majeure partie de son propos s’éclata en piques amusantes et provocatrices, à l’intention des politiques et francs maçons de tout poil – et cela, en plein hôtel de ville de Tours, visez un peu la classe ! De fait, bien occupé à soulever les contradictions de l’Europe face à ses « racines », le père Valadier négligea pourtant ce qui me semble être la base du problème : définir ce dont il parlait quand il parlait d’ « Europe ».

Je ne peux m’empêcher de tiquer : de quoi parlons nous, de l’Union Européenne, de l’entité culturelle européenne, de l’unité géographique désignée sous ce nom ? Vagues, flou artistique, surprise et étonnement. Lorsque Valadier nous assène « l’Europe ne peut accueillir de nouvelles nations sans savoir qui elle est », il est obvie qu’il parle de l’Union Européenne. Mais alors, ne sommes nous pas là en train de tout mélanger ?

Il me semble pour ma part que l’identité de l’Union Européenne est claire ; il s’agit d’une communauté économique et politique entre des états qui se reconnaissent, justement, quelque chose en commun. Elle est définie juridiquement, économiquement et politiquement. A partir de là, le vrai problème identitaire qui se pose est celui du fond « commun » qui permet la reconnaissance mutuelle des états dans la construction d’une communauté. La vraie question n’est-elle pas plutôt celle-ci : quelle coïncidence entre l’Union Européenne qui se construit et l’entité « européenne » qui la constitue ? Vu autrement, sur quel commun l’U E doit elle se construire, et est-il fondamental de reconnaître dans ce commun la donnée historique et culturelle « christianisme » ? S’arrêtant au débat soulevé par l’épisode du fameux préambule à la constitution, le regard de Valadier ne va pas chercher beaucoup plus au-delà ; et c’est fort dommage.

« L’Europe se croit au niveau de l’universel abstrait »

Malgré le caractère à mes yeux boiteux du propos, se dégage somme toute une idée intéressante : l’idée que, dans la rédaction de ce préambule, ait été mise en valeur l’incapacité à reconnaître et à hiérarchiser d’une façon vraiment honnête les influences qui composent l’identité culturelle européenne. Evidemment, il faut souligner qu’il s’agit du regard porté par l’U E sur l’entité culturelle européenne, entre une exhaustivité comique (proposition de Giscard qui intégrait toutes les influences philosophiques possibles) et une malhonnêteté intellectuelle inédite (Chirac affirmant à la télévision que l’Europe devait autant à l’Islam qu’au christianisme). Valadier souligne de façon intéressante que l’Europe est obsédée par le fait de se penser comme une sorte d’ « universel abstrait » : par une volonté de consensus, de ne pas reconnaître le privilège objectif de certaines influences au profit d’autres, pour ne pas créer de frustrations ni de polémiques.

Ce point de vue est intéressant, et en un sens, il renvoie à la conception développée par Rémi Brague, qui affirme que l’Europe est avant tout une structure d’accueil, pour ainsi dire, de la culture « autre »[3]. Idée que reprend Valadier quand il affirme « l’Europe se présente comme une convergence de cultures qui se remettent en cause sans cesse, convergence dans laquelle le christianisme est prépondérant ». Néanmoins, il fait valoir le fait que cette capacité d’accueil se double d’une incapacité à rendre compte des déterminations précises qui ont pesé sur la culture européenne : ce qui conduit à une crise identitaire, au « malaise d’une Europe qui se croit d’autant plus ouverte qu’elle refuse d’avoir un visage ».

Ce malaise est, aux yeux de Valadier, caractéristique de la modernité, qui serait héritière d’un concept faussé de l’autonomie, issu du kantisme – toujours selon lui – comme prétention idéologique à s’auto-constituer[4]. D’où un rapport extrêmement culpabilisateur et paralysant au passé, vu comme noir et criminel : on retrouve le marcionisme culturel que dénonçait déjà Brague en montrant que la culture européenne cherche aujourd’hui à rompre avec le passé dont elle dépend. « Le déni du passé de l’Europe a pour contrepartie une fascination naïve pour l’Autre » : cette idée se défend, quand on repense à certains débats sur ce blog et celui de Gai Luron à propos du fameux musée du quai Branly.

De ces considérations bien générales jaillit une idée musilienne : le fr. Laurent qui m’accompagnait (pour me garder de toutes ces influences ignatiennes, je m’étais prudemment assurée d’une présence dominicaine !) me fit un clin d’œil de connivence et me lança : « Finalement, ne parlons nous pas là d’une Europe sans qualités ? ».

A suivre dans le prochain épisode !

[1] Qui se sont tenues à Tours les 24, 25, 26 novembre derniers : voir les post sur Rémi Brague
[2] Il s’agit d’Etudes
[3] Cf. Europe, la voie romaine, voir l’article sur ce blog
[4] Je rapporte ses propos mais suis très sceptique.

Bibliographie du père Valadier : http://www.jesuites.com/bibliographie/auteurs/valadier.htm

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Chère Agathe,

Si je puis me permettre, lorsque l'on parle de l'Europe (ou d'Europe pour parler comme un vulgaire député UDF), je pense qu'on évoque l'UE. Or, dans ce cas, on n'évoque pas un ensemble politique ni juridique (pas de constitution européenne), on évoque cette étonnante construction aux ramifications sans fin. La question n'est pas tant de savoir si l'Europe comme continent a des racines chrétiennes, elle en a et ce n'est pas sujet de débat, la question est de savoir si une construction volontariste comme l'UE se doit de reconnaître les racines du continent, ce qui revient à se demander tout simplement si l'UE doit ou non reproduire à l'identique les valeurs du territoire sur lequel elle se construit, ou devenir un "universel abstrait" comme le déplore Valadier. Tout le drame réside dans le fait que l'UE n'est pas un continent incarné, et historique ; elle est une construction politique résolument tournée vers l'avenir, et l'avenir du Christianisme et sûrement localisé dans son passé...

Sémiramis a dit…

Cher Tibili lulu,

Eh bien, euh, peut-être me suis-je un peul mal exprimée, mais il me semble que nous sommes parfaitement d'accord.

Mais je ne comprends pas bien ta dernière remarque:
"elle est une construction politique résolument tournée vers l'avenir, et l'avenir du Christianisme et sûrement localisé dans son passé... "
Peux tu y revenir?

Anonyme a dit…

Oui oui nous sommes d'accord.

Quant à la dernière phrase, je pense que le christianisme est en voie d'achèvement, car n'oublions pas qu'il est chrétien de croire à la fin du christianisme, qui correspond à la fin des temps...

Sémiramis a dit…

Oui oui, la foi passera, et le christianisme ausi, mais l'intelligence subsistera éternellement (merci Malebranche)!