20 février 2007

Jacob 3, bis : Premier surgissement de la face de Dieu (en rêve !)…


« Jacob quitta Bersabée et partit pour Harân. Il arriva d'aventure en un certain lieu et il y passa la nuit, car le soleil s'était couché. Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu. Il eut un songe: Voilà qu'une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient! Voilà que Yahvé se tenait devant lui […] » [1]


« Il eut un songe: […] Voilà que Yahvé se tenait devant lui » : la première apparition de Dieu dans la vie de Jacob a lieu au cours de son sommeil. Singulier ! Et de le remarquer on constate, au cours de la lecture des pages de la Genèse, combien la présence de Dieu devant Jacob se «concrétise» peu à peu : d’abord onirique, elle sera carrément brutale au Yabboq.
Cette progressive matérialisation n’a sûrement pas d’autre raison que celle d’une pédagogie divine : l’épiphanie de Dieu passe, elle aussi, par les chemins de l’homme. Ainsi, la première révélation de Dieu aux yeux de Jacob, le mystificateur, vivant sa vie sous le mode de la fiction, passe par une phantasia absolument apte à capter son attention : l’image, hallucinante, de l’échelle sur laquelle les anges circulent.
De cette description angélique et triviale, on a pu tirer toutes sortes d’interprétations[2]. Il est frappant de constater l’importance intellectuelle et artistique du motif de l’échelle de Jacob dans les textes des Pères et des docteurs médiévaux, ainsi que dans les arts paléo-chrétien et roman ; et, quoique le motif tombe en désuétude dès le XIVème siècle dans les œuvres d’art[3], on ne peut en nier la permanence et la fécondité dans l’imagination collective de notre civilisation. En témoigne la si célèbre occurrence dans l’œuvre de Rembrandt[4]!

On a dit bien des choses sur cet épisode étrange. Sans prétendre à l’exhaustivité, on a pu dire de l’échelle de Jacob qu’elle représentait les degrés de la perfection à atteindre progressivement en vue d’accéder à la sainteté : telle est l’interprétation de st Benoît qui fait de l’échelle de Jacob la « scala humilitatis »[5], dont les barreaux sont les douze degrés de la vertu que le moine doit gravir, par l’ascèse. De Lubac nous présente une singulière homélie de Noël où Rupert de Tuy rapporte l’échelle de Jacob à la généalogie du Christ ![6] Les interprétations sont multiples et souvent tirées par les cheveux ! Mais globalement, on peut voir dans l’échelle reliant le ciel et la terre une préfiguration – si l’on admet, bien entendu, une lecture typologique du texte de la Genèse - de la Croix. Adam de st Victor fait de la Croix la « scala peccatorum »[7]… Si abusive qu’elle puisse paraître aux yeux d’un juif ou d’un non-croyant, cette lecture typologique permet pourtant d’éclairer singulièrement l’épisode qui nous intéresse.

De quoi s’agit-il, effectivement, sinon d’une révélation de l’unité du monde ? Unité que l’échelle suggère au père d’Israël, et que le « mysterium crucis » viendra sceller et manifester aux yeux de tous, juifs et gentils confondus. Dans l’échelle comme dans la Croix, on rencontre le même symbolisme spatial, qui renvoie à l’inscription de l’homme entre l’immanence et la transcendance, entre ciel et terre, naturel et surnaturel… Tensions contradictoires qu’il s’agit d’unifier. Il semble que dans le mystère d’alliance entre l’homme et Dieu, qui est le mystère d’une entrée dans un rapport de filliation, la rencontre ne puisse avoir lieu que dans un tel espace, dressé entre ciel et terre, créant une communication, une relation qui n’aspire qu’à devenir communion.

« Voilà que Yahvé se tenait devant lui et dit: "Je suis Yahvé, le Dieu d'Abraham ton ancêtre et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance. Ta descendance deviendra nombreuse comme la poussière du sol, tu déborderas à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance. Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et te ramènerai en ce pays, car je ne t'abandonnerai pas tant que je n'aie accompli ce que je t'ai promis." » [8]

L’alliance que Dieu conclut avec Jacob par le biais de l’échelle n’annonce que trop la plénitude de l’alliance marquée par la Croix, perpétuée par l’Eglise. En ce sens, on entre avec Jacob, le fils d’Isaac appellé à devenir le patriarche, dans le mystère d’une filliation, d’une élection affectueuse d’Israël par le Père : filliation étendue à toutes les nations par Jésus lui-même, et rendue effective par l’action de l’Esprit de la Pentecôte, actualisée dans l’Eglise, corps du Christ. Or, cette annonce, celle de la catholicité – c’est-à-dire l’universalité de la révélation, est déjà contenue dans le texte de la Genèse : « tu déborderas à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance ». On a l’impression que l’amour de Dieu descend le long de cette échelle pour se répandre sur Jacob, telle une onction salvifique, et à travers lui, sur toutes les nations ! Tout comme, du côté blessé du Christ en Croix, jaillit l’eau du baptême et le sang du sacrifice eucharistique, consacrant la naissance de l’Eglise une, sainte, catholique. L’analogie écclesiale présente dans l’échelle de Jacob est manifeste ; l’Eglise, lieu de la rencontre, est explicitement préfigurée par l’épisode :

« Jacob s'éveilla de son sommeil et dit: "En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas!" Il eut peur et dit: "Que ce lieu est redoutable! Ce n'est rien de moins qu'une maison de Dieu et la porte du ciel!" Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet. A ce lieu, il donna le nom de Béthel, mais auparavant la ville s'appelait Luz.
Jacob fit ce voeu: "Si Dieu est avec moi et me garde en la route où je vais, s'il me donne du pain à manger et des habits pour me vêtir, si je reviens sain et sauf chez mon père, alors Yahvé sera mon Dieu et cette pierre que j'ai dressée comme une stèle sera une maison de Dieu, et de tout ce que tu me donneras je te payerai fidèlement la dîme." »[9]

« Maison de Dieu et porte du ciel », porte qui marque un seuil franchi dans la vie de Jacob : entrée dans la vie d’un fils de Dieu, et l’on verra combien l’épisode du Yabboq consacre cette filliation en terme sacramentel – baptismal. Pour le moment, on ne peut passer outre la double représentation de l’Eglise qui apparaît dans le passage : son caractère mystique transparaît dans la révélation de la présence de Dieu comme n’étant pas liée à un autre facteur que celui de la présence de Jacob : "En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas!". Mais c’est également l’Eglise physique, la maison de Dieu faite de pierres consacrées par l’onction, qui apparaît lorsque Jacob pose un mémorial de l’alliance nocturne : « Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet ». Puis, il rebaptise le lieu « Bethel », c’est-à-dire : « Maison de Dieu ». Par là, Jacob accomplit un acte liturgique dont l’Eglise fait mémoire lorsqu’elle consacre de nouvelles églises[10] ; et la pierre sur laquelle Jacob a posé sa tête devient… la "pierre d’angle". Première pierre consacrée de l’édifice écclésial.
Peut-être n’est-il dès lors pas abusif de voir dans cette pierre ointe une présence de l’Oint, du Christ, pierre d’angle rejetée par les bâtisseurs[11], dans l’épisode de l’échelle, et de lire le passage selon une optique trinitaire[12] ?

Si Jacob pose une des premières pierres de l’Eglise, il pose aussi un premier acte fondateur dans son existence d’homme « debout » - oserais-je dire de ressuscité ? L’entrée dans cette maison de Dieu est la première étape d’une conversion salutaire. Car, pour en revenir, enfin, à la « guerre contre soi-même » qui est notre but, échelle et Croix se rejoignent dans leur commun pouvoir de révélation, de vérité. La promesse d’alliance et l’appel à la vocation paternelle que Dieu adresse à Jacob sont essentiels dans le processus que l’on a désigné comme celui de sa «vérification».
N’oublions pas que Jacob est un homme profondément meurtri par sa relation manquée avec son père. La rencontre avec le « Père » des cieux marque une première étape de réconciliation… Mais elle ne constitue qu’une entrée en matière assez soft – nous sommes dans le domaine du rêve ! Bientôt, c’est à une présence réelle qu’il faudra se confontrer. C’est devant un autre en chair et en os qu’il faudra se tenir, dans l’angoisse de la traversée du Yabboq, angoisse du grand passage.



[1] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[2] Thibaut en présente quelques unes dans l’ensemble de textes qu’il a rédigés sur le sujet : je renvoie à ses textes.
[3] Cf. Guide iconographique La Bible et les saints, éd. Flammarion, Duchet-Souchaux et Pastoureau, 1990 réed. 1994, p. 186 entrée « Jacob ».
[4] J’ai en tête le très beau dessin de Ter qui trône dans la demeure familiale, et auquel je rends hommage ici avec autant d’admiration que de respect.
[5] Cf. La Règle de saint Benoît, éd. Desclée de Brouwer, 1980, chap. 7 sur l’humilité, en particulier 7, 5-9 : « Il s’ensuit, frères, que si nous voulons atteindre le sommet suprême de l’humilité et si nous voulons parvenir rapidement à cette hauteur céleste où l’on monte par l’humilité de la vie présente, il nous faut dresser et gravir par nos actes cette échelle qui apparut en songe à Jacob, où il vit des anges descendre et monter. Sans nul doute cette descente et cette montée ne signifient rien d’autre pour nous, sinon qu’on descend par l’élèvement et que l’on monte par l’humilité. Or cette échelle dressée, c’est notre vie en ce monde que le Seigneur dresse vers le ciel quand notre cœur s’humilie. Car à notre avis les montants de cette échelle sont notre corps et notre âme. Dans ces montants, l’appel divin à disposé, pour nous les faire gravir, les divers échelons de l’humilité et de la rectitude »
[6] Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, 1938, éd. Du Cerf 1965 : voir texte 28 en annexe, p. 290 et sq. : « […] Tout en haut de cette échelle, qui par son sommet touchait les cieux, appuyé sur elle, le Seigneur apparut à Jacob, et lui promit pour sa postérité l’héritage de la terre […] Que préfigurait donc cette échelle par laquelle le Seigneur apparut appuyé de la sorte, sinon la lignée d’où Jésus-Christ devait naître […] Venus donc de deux peuples, le Juif et le Gentil, comme des deux côtés de l’échelle, les anciens Pères, placés aux différents degrés, soutiennent le Christ et Seigneur qui sort du haut des cieux ; et tous les saints anges descendent et montent le long de long de cette échelle […] ». Ce texte est extrait du De divinis officiis, 1. 3, C. 18 (début XIIème).
[7] L’échelle des pécheurs : Cf. Initiation à la symbolique romane (XIIème siècle), M. M. Davy, Flammarion, 1977, p. 219.
[8] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[9] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[10] Cf. Initiation à la symbolique romane, op. cit. p. 202.
[11] Cf. Eph. 2, 20 « Car la construction que vous êtes a pour fondations les apôtres et prophètes, et pour pierre d'angle le Christ Jésus lui-même », et surtout la première épître de Pierre 2, 4-10 : « Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ. Car il y a dans l'Ecriture: Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui se confie en elle ne sera pas confondu. A vous donc, les croyants, l'honneur, mais pour les incrédules, la pierre qu'ont rejetée les constructeurs, celle-là est devenue la tête de l'angle, une pierre d'achoppement et un rocher qui fait tomber. Ils s'y heurtent parce qu'ils ne croient pas à la Parole; c'est bien à cela qu'ils ont été destinés. Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n'étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu » (Traduction Bible de Jérusalem).
[12] La présence de l’Esprit serait, à nos yeux, contenue dans le « songe » qui enveloppe Jacob et le met en présence de Dieu en transfigurant son espace habituel, réaliste, de représentation. Mais ce n’est qu’une suggestion…

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