10 août 2007

Green attitude

Je rigole bien en lisant le premier tome du journal de Julien Green (1919-1924). Le grand écrivain - l'immortel - avait aux débuts de la rédaction l'âge de 19 ans, âge béni où l'on se prend très au sérieux. Ce ne sont qu'épanchements d'un coeur malade de passions et de dégoûts, lamentations et rêveries spleenétiques. Un esprit romantique et dandy que l'on aurait bien le snobisme d'adopter en ces jours gris où l'été se refuse à nos coeurs amers...
Et l'on se repait de ces pages fulgurantes où jaillissent parfois de réelles pointes de lucidité assassines, matières à méditation.

Telles ces considérations sur la conversation des américains, que l'on transpose aisément à l'humanité tout entière:
24 avril 1922 - Lieux communs sur platitudes, voila la conversation américaine. Ils sont effrayants, ces milliers et milliers de gens qui n'ont absolument rien à se dire et qui se réfugient par une sorte d'instinctive pudeur dans le domaine des médiocrités inoffensives et indiscutables. Jamais la moindre idée qui ressemble à une vraie idée, même de l'espèce la plus timide, rien enfin qui soit le résultat d'un effort de l'intelligence. Cette absence d'âme qui trahit l'inanité des propos qu'on entend autour de soi fait de ce pays un endroit funèbre.

Ces mots sur le génie, effroyablement justes:
6 mai 1921 - L'intelligence comprend plutôt qu'elle ne crée; elle saisit et assimile, mais n'engendre pas. Le génie crée sans nécessairement comprendre, il produit des oeuvres dont il peut ne pas même soupçonner le sens. Un homme de génie peut exprimer spontanément une foule d'idées que l'homme le plus intelligent ne comprendra qu'avec effort et persévérance, mais il est à gager que cet homme intelligent y verra beaucoup plus clair que l'homme de génie.
L'homme de génie donnera naissance à des systèmes philosophiques, d'un seul mot, avec une simplicité qui trahit une inconscience profonde. Un artiste génial résoudra d'un trait des problèmes d'une difficulté considérable et il le fera sans presque s'en douter, intelligemment. Le génie n'est pas une longue patience te il n'a en général rien à faire avec les facultés ordinaires des hommes.

De temps en temps une perle, comme ceci, à faire arracher des larmes:
23 avril 1922 - Incarnation de mes désirs, toi, l'Orient et l'Occident de mes passions, je te trouve enfin et mon coeur défaille dans la plénitude de ses joies.
Et cependant, dussé-je en mourir, je m'éloignerai de toi, car telle est la tyrannie de mon affection qu'elle ne souffre pas qu'il demeure en moi-même d'éléments qui ne pourraient s'harmoniser avec toi, et que je suis en train de me torturer pour te ressembler ou plutôt pour devenir ce que tu es maintenant. Car tu n'es de mon idéal qu'une image ou qu'une facette et je peux me conformer entièrement à toi sans me rendre différent ou, tout au moins, en admettant qu'il n'y ait en toi rien de contraire à mon Moi profond, sans changer malré moi.
Et là, c'est moi qui défaille...
On est si sérieux quand on a dix-neuf ans, journal 1919-1924,
Julien Green
aux éditions Arthème Fayard, 1993
(c'est moi qui souligne)

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Elise,
attention ! je finirai par m'incruster chez toi et venir squatter ta bibliothèque ! lol !
c'est terrible, j'ai envie de lire tous les livres dont tu parles...

Sémiramis a dit…

Euh ce n'est pas terrible, au contraire c'est plutôt bon signe...

You're welcome Raph!

Anonyme a dit…

héhé ! oui, c'est terriblement bon signe : ça prouve que tu lis des livres intéressants et que tu sais exprimer ce qui te plait...

Anonyme a dit…

Bonsoir !

J'ai beaucoup aimé, "L'arc en ciel", le journal 1980-1984. C'est le Green des fulgurances de l'esprit. Il se lit très bien, c'est l'âge de la maturité.

Extrait : " On vient de me demander pourquoi j'écris un Journal. Réponse: pour donner ce que j'ai reçu. Shakespeare a dit : " Le poète est l'espion de Dieu.""

Bonne nuit !
D.

Sémiramis a dit…

Intéressants, oui, pas la peine de gaspiller sa matière grise avec de mauvais livres. Dommage également de garder pour soi ses sentiments de lecteur!

Bonne soirée!

Sémiramis a dit…

Bonsoir D.

Je découvre Green avec cette lecture et je suis fascinée par la fulgurance de cet esprit. Je tâcherai de poursuivre... D'autant que son écriture est effectivement très fluide.

Il faut avant tout que je me remette un peu à Simone Weil, alors je vais squizzer un peu les lectures dilettantes... Snifffff!

Bonne soirée!

Anonyme a dit…

P-ê si Dieu veut je pourrais entre deux offices ou deux temps d'études découvrir un peu plus Green (son "portrait" doit clore en principe la série "littérature l'essentiel ou rien"...). Pour ma part je suis friand de feuilleter le journal des 19 ans...

Je suis d'accord avec Raph, ta bibliothèque Elise est fascinante, mais ça je le savais déjà ! Je note aussi que tu es rusée : depuis que tu m'a offert la correspondance du Bx Jourdain et de la Bse Diane, j'ai laissé tombé Anna Gavalda ! Bravo !! ;-)

J'espère à bientôt.
FF.

Sémiramis a dit…

FF, mon petit, tu sais bien que je possède toutes les qualités rédhibitoires chez une femme: la ruse, l'esprit, et l'autodidactisme littéraire.

A part ça, je vous rassure, moi-même je suis fascinée par ma bibliothèque!

Je suis tellement heureuse que tu aies lâché l'insipide Anna pour ce sommet op, Jourdain et Diane, que je me réjouis de mon machiavélisme!

Bonne nuit!

Anonyme a dit…

Hello tout le monde,

Je ne connaissais pas Green, quelle langue ! Dialoguons quelques temps avec lui :

"L'homme de génie donnera naissance à des systèmes philosophiques, d'un seul mot, avec une simplicité qui trahit une inconscience profonde. Un artiste génial résoudra d'un trait des problèmes d'une difficulté considérable et il le fera sans presque s'en douter, intelligemment. Le génie n'est pas une longue patience te il n'a en général rien à faire avec les facultés ordinaires des hommes."


Oui, le génie n'imagine pas tout ce que l'on pourra tirer de son oeuvre, de là à dire qu'il n'en a aucune intelligence ... je ne crois pas. Si Mozart est si génial mais peut aussi parler de pipi caca, ce n'est pas parce qu'il n'a pas conscience du sens dégagé par sa génialité, mais bien parce qu'il en a conscience ! Le rire gras ne peut pas le rabaisser, car il est déjà trop haut, sa génialité n'a que faire d'un comportement socialement désavoué. Il s'en moque, il s'amuse.

Je crois au contraire que l'oeuvre géniale est l'oeuvre qui contient suffisamment de matière, et qui laisse suffisamment d'espaces libres, de zones de dialogues possible, pour qu'elle laisse entrer et donne matière à de multiples interprétations, à de multiples vues sur elle-même.

L'oeuvre géniale est l'oeuvre typiquement humaine, celle qui ne se laisse pas enfermer dans une forme déterminée précisément parce qu'en donnant de la matière à penser, elle annonce son possible dépassement ultérieur par son auteur qui, en tant qu'homme, est toujours en devenir.

L'idée du chef-d'oeuvre est complètement a-génial. Un auteur génial n'a jamais fini, et son oeuvre n'est jamais terminée.

Sémiramis a dit…

Ah ah, le retour en force de M. Camille, le magnifique!
En fait j'ai pensé à toi en lisant ce passage. Ce sujet du génie est assez inépuisable n'est-ce pas? Je repense souvent à ce cher Schopenhauer...
Ici en ce qui concerne Green, je suis assez d'accord avec toi.
Effectivement le génie a nettement, et naturellement ainsi que le souligne Green, le sentiment d'être au dessus du lot.
Quant à l'oeuvre géniale, elle apporte une matière à la réflexion et au labeur des êtres qui sont seulement intelligents... Mais laisse-t-elle tant d'espace libre? Il ne me semble pas; je crois au contraire qu'elle est tellement saturée de sens qu'elle ne laisse aucun champ libre: elle s'impose et nous accule à la découverte de ce qu'elle porte en elle.
En revanche, je suis convaincue que Green a raison quand il souligne que le génie exprime mille fois plus que son intention initiale - et ce comme malgré lui.
J'aime penser que l'oeuvre géniale est une image figée de la création: une unité parfaite et pleine, mais à laquelle il manque la vie.

Anonyme a dit…

J'avais pleins de citations à resortir et à digérer sur ce sujet, mais là, après avoir répondu à l'article de Funny Friend, une seule chose me vient à l'esprit lorsque je t'écoute :

Et si l'œuvre géniale n'était pas justement vivante car elle faisait tenir à l'intérieur d'une plenitude manifeste tout le devenir d'un homme ?

Une œuvre géniale n'est-elle pas celle qui explique toute la vie d'un homme sans sacrifier à sa capacité à nourrir de nouveaux hommes ? L'œuvre incarnée qui exprime toute la vie d'un homme, et fait résonner en nous son nom ? L'œuvre qui continue d'être en revenant éternellement en chacun de nous ?

Sémiramis a dit…

Oui, je suis assez d'accord finalement.

D'ailleurs l'expérience de l'oeuvre géniale absorbe toute la personne, dans son esprit, ses sensations, ses sentiments, et la bouleverse totalement.

Il y a une plénitude de l'oeuvre, qui induit une plénitude de l'expérience, qui induit une plénitude intérieure donc un accroissement de l'énergie humaine. Donc un accroissement de l'humanité en l'homme: donc une actualisation du corps du Christ qui se déploie jusqu'à la fin des temps...