22 avril 2008

Lundi 2 juin 1980.


[...] A l'entrée des villes et des villages, par ici, on en indique les noms en catalan, en dessous du nom en français, ou après lui. Mais le plus souvent celui-ci est badigeonné. Personne en France ne semble aimer la France. Autant les Américains de toutes les catégories sont passionnés par l'Amérique, forteresse à leurs yeux de toutes les libertés, autant en France l'idée France a peu de partisans, en dehors des discours politiques et de l'opinion d'extrême droite. Aucune région, aucun milieu, aucun groupe d'âge ni de culture ne la prend à son compte, ne la soutient, sauf peut-être les amicales d'anciens colonels. En Catalogne, au Pays Basque, en Bretagne, en Corse, et dans tout le Midi elle est perçue comme un empiètement et un abus, en Alsace avec condescendance, ne disons rien des Antilles ou de la Réunion. Pendant la dernière guerre, la plus juste, la plus indispensable des guerres, aucun peuple dans son ensemble n'a eu une attitude aussi veule. L'héroïsme de quelques uns, la détermination d'un seul, d'heureuses coïncidences d'intérêts, un tour de passe-passe réussi, l'indulgence exaspérée et un peu méprisante des vrais vainqueurs, qui ont fait semblant de croire que nous étions des leurs, nous ont donné un tabouret bancal du bon côté de la table de paix. Mais aujourd'hui, quarante ans après, si la même situation se présentait de nouveau, dans un pays où parler d'idéal pour dire qu'il n'y en a pas ferait encore sourire, compromis par les plus infectes amitiés pour vendre une camelote que même ainsi il n'arrive guère à placer, et qui prend pour son indépendance quelques ronchonneries et traînasseries de sale vieux gosse, où trouverait-on sept Justes? Ils auraient l'impression d'être ridicules, où bien ils le seraient déjà.
Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, 1981, Hachette POL, p. 388


C'est moi qui souligne... avec tristesse. Déjà en 1981... Je me demande ce qui fait la cohésion de la nation française aujourd'hui. Certainement pas l'amour et la reconnaissance de ses enfants envers la mère patrie. Evidemment, il y a bien les [éventuelles et espérées] victoires tricolores au football et au rugby - c'est mince.



19 avril 2008

Inactuellement vôtre

Come back à Grenoble, ville dont le nom m'évoque un très beau voyage de mon enfance. Candide émerveillement non renié devant ce téléphérique, décidément bien réjouissant, qui à lui seul justifie un enthousiasme débordant quant à cette ville.


Mais Grenoble m'avait aussi laissé d'impérissables souvenirs de visites de musées. Les lieux culturels surabondent dans cette ville parfaitement socialo-bobo (il faut en voir les avantages, non?). Les musées y sont gratuits, riches, passionnants et constamment animés d'expositions; qui plus est, aménagés comme des lieux de vie où l'on rêve de venir installer son écritoire, son salon de lecture, ou tout simplement son ennui rêveur.

La promenade dans la ville en elle-même est assez surprenante, parcourant artères hausmanniennes, antiques bâtisses, bâtiments rénovés avec brio et innovations architecturales plus ou moins heureuses. Je suis restée très amoureuse de la douce complémentarité entre le théâtre, d'esprit très stalinien, et l'ancien hôtel de ville, dont l'échauguette se love dans l'austère courbe du lieu de spectacle, pompeusement orné d'une emphatique phrase de Louis Jouvet.


Autre curiosité moderne, le garage hélicoïdal, où l'on se verrait bien en pleine prohibition, trafiquer du whisky avec sur la tête un bibi charleston.


Mon émerveillement devant le retable baroque du couvent des visitandines, qui abrite le musée dauphinois, premier musée ethnographique de France, a été attisée par l'évocation de ste Jeanne de Chantal qui l'a fondé. Elle aurait eu devant cet autel, dit la légende, la vision de son ami st François de Sales porté au ciel au moment même de la mort de celui-ci. Cette idée seule suffit à plonger l'âme dans des rêveries mystiques que la beauté du lieu invite à déployer.



Promenade dominicale à Vizille où le château, ancienne résidence estivale des président de la république après une histoire aussi tumultueuse qu'oubliée de moi (pardon D.!) abrite désormais un gigantesque musée consacré à la révolution française. Evitant cet écueil idéologique, on peut simplement profiter du parc, des animaux en semi-liberté et de la perspective magnifique des montagnes et du massif bâtiment.




Dans un recoin où les poussettes ne s'aventurent pas, magnifique statue de Lesdiguières, très héroïque, absolument digne d'admiration. Bien caché aussi au milieu du cimetière de la ville, l'ancien prieuré de Vizille présente un très pur tympan de marbre représentant outre le Christ en majesté et ses évangélistes, la sainte Cène. Je suis très touchée par l'attitude de Judas, agenouillé aux côtés du Christ qui lui donne la bouchée de pain désignant sa trahison.



Retour en Beauce, où les levers de soleil quotidien sont plus beaux que jamais. Mais ces images là, je les garde jalousement pour moi...

06 avril 2008

Ostrov - L'île, de Pavel Lounguine



Quand je crie, réponds-moi, Dieu de ma justice, dans l'angoisse tu m'as mis au large: pitié pour moi, écoute ma prière!
Ps. 4, 2

Pour ce vieil homme, le monde se réduit depuis des années à quelques aller-retours quotidiens. Vers une carcasse de bateau, qu'une passerelle bancale relie à une cahute de pierre effroyablement austère, où brûle un feu infernal. Vers une île, au large de son monastère de cette hallucinante terre de Sibérie. Un décor dostoïeskien pour un film qui se lit comme un grand roman russe, centré sur le péché et la rédemption, tout imprégné de la parole de Dieu, de la beauté du monde, du tragique de l'existence humaine, de la force de la foi, de la constance de l'espérance et de l'infinie miséricorde divine.

Yahvé, ne me châtie pas dans ton courroux, ne me reprends pas dans ta fureur. En moi tes flèches ont pénétré, sur moi ta main s'est abattue, rien d'intact en ma chair sous ta colère, rien de sain dans mes os après ma faute. Mes offenses me dépassent la tête, comme un poids trop pesant pour moi; mes plaies sont puanteur et pourriture à cause de ma folie; ravagé, prostré, à bout, tout le jour, en deuil, je m'agite. Mes reins sont pleins de fièvre, plus rien d'intact en ma chair; brisé, écrasé, à bout, je rugis, tant gronde mon coeur. Seigneur, tout mon désir est devant toi, pour toi mon soupir n'est point caché; le coeur me bat, ma force m'abandonne, et la lumière même de mes yeux. [...] Or, je suis voué à la chute, mon tourment est devant moi sans relâche. Mon offense, oui, je la confesse, je suis anxieux de ma faute.
Ps. 38, 1-11, 18-19
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Le péché, le père Anatoli commence à en avoir fait le tour. Il le connaît si bien qu'il y habite chaque jour, depuis des années; depuis ce jour de la "grande guerre patriotique" où les allemands ont pris son bateau et l'ont obligé à tirer sur son capitaine. Il semble n'avoir alors échappé à la mort que pour porter cette faute impardonnable. Il connaît si bien sa faute! Elle se dresse chaque jour devant lui, chaque jour il lutte contre ses démons, dans la fournaise de la chaufferie du monastère dont il a la charge. Qu'il alimente en charbon sur la carcasse de son ancien bateau, échoué. Dans le gel de cette île où chaque jour il va errer, le coeur grondant de douleur, les tempes battant des paroles du psaume, le corps emprunt d'une angoisse terrible.


Yahvé, ne me châtie point dans ta colère, ne me reprends point dans ta fureur. Pitié pour moi, Yahvé, je suis à bout de force, guéris-moi, Yahvé, mes os sont bouleversés, mon âme est toute bouleversée. Mais toi, Yahvé, jusques à quand? Reviens, Yahvé, délivre mon âme, sauve-moi, en raison de ton amour. Car, dans la mort, nul souvenir de toi: dans le shéol, qui te louerait?
Ps. 6, 2-6
Le père Anatoli connaît si bien ses démons, il est si familier dans leur promiscuité terrible, qu'il est capable d'affronter ceux des autres. Affluent à sa cahute malades et inconsolables. Il les accueille avec malice, avec rudesse, il les brusque et les exorcise. Tout comme il malmène ses frères moines! Le royaume de Dieu n'est pas dans la demi-mesure. Thaumaturge, et devin, exorciste, confesseur qui ne réussit pas à recevoir lui-même l'absolution; le père Anatoli est un fol en Christ, magnifiquement incarné par Piotr Mamonov, qui dérange et effraie.

Dieu, crée pour moi un coeur pur, restaure en ma poitrine un esprit ferme; ne me repousse pas loin de ta face, ne m'enlève pas ton esprit de sainteté. Rends-moi la joie de ton salut, assure en moi un esprit magnanime. Aux pécheurs j'enseignerai tes voies, à toi se rendront les égarés. Affranchis-moi du sang, Dieu, Dieu de mon salut, et ma langue acclamera ta justice; Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange.
Ps. 50, 11-17.

Magnifiquement construit vers une délivrance finale dont l'intensité est bouleversante, long, lent, contemplatif, irrationnel; on retrouve dans l'Île le caractère extrême des grands personnages de la culture russe - Dostoïevski revient forcément en mémoire. Ce film fonctionne comme un roman russe, mais aussi comme une parabole évangélique qui serait longuement et superbement déployée à partir de deux petites lignes de texte... L'erreur à commettre serait d'en faire une définition de la sainteté, à l'instar des injonctions des évangiles, et de rester choqué devant l'absolu renoncement que demanderait le salut. Il suffit seulement de se laisser habiter par l'image, le visage, le verbe qui s'incarne au fur et à mesure de la trame du récit, et d'en laisser sourdre la voix dans son âme.

Heureux qui est absous de son péché, acquitté de sa faute! Heureux l'homme à qui Yahvé ne compte pas son tort, et dont l'esprit est sans fraude! Je me taisais, et mes os se consumaient à rugir tout le jour; la nuit, le jour, ta main pesait sur moi; mon coeur était changé en un chaume au plein feu de l'été. Ma faute, je te l'ai fait connaître, je n'ai point caché mon tort; j'ai dit: J'irai à Yahvé. Confesser mon péché. Et toi, tu as absous mon tort, pardonné ma faute.
Ps. 32, 1-5