Ce petit fou fou de Gai Luron, s’appuyant sur une instable démonstration bâtie entre mon sandwich de midi et mes instances du jour, a cru découvrir en moi, avec joie, un improbable fond d’hégélianisme ! Surprise, étonnement, pour la minable en moi qui n’a jamais pu pénétrer réellement dans cette pensée éreintante. Philosophe ratée, sans doute, sauvée par votre enthousiasme ! Vous me faites penser, m’assimilant brutalement à vos propres schémas, à ces chrétiens qui ne peuvent entendre les athées exprimer une parole de vérité sans les taxer immédiatement de chrétiens qui s’ignorent !
Hégélienne par accident, je revendique donc, cher ami, mon droit à penser indépendamment de Hegel - in Christo Jesu, selon l’expression chère au père Teilhard de Chardin. Et je vais donner pour ma défense quelques précisions sur ce que j’ai si vite et si mal exprimé.
Quand j’ai écrit ce texte, j’avais en tête non pas le sens gnoséologique du verbe connaître mais son sens biblique : la co-naissance, le « naître avec », qui implique bien sûr une connaissance intime, mais moins sur le plan du « savoir » que sur celui du « pâtir ». Tout comme l’homme et la femme qui se « connaissent » dans la relation amoureuse charnelle ne connaissent pas, et ne pénétreront jamais, l’être de l’autre sous le mode du « savoir », mais bien sous le mode de la passion, du vécu de la chair, du sentir à l’unisson : telle est pour moi la connaissance apportée par l’Incarnation au Très Haut.
Mon discours, brouillon, laissait entendre, comme vous me le soulignez justement, qu’il puisse y avoir un progrès dans la science de Dieu. Ce qui est impossible à concevoir ! Dieu est omniscient : de toute éternité, Il a connu et Il connaît par son être même, qui est en un sens, une opération intellectuelle infinie, tous les possibles du créé (je vous avoue que je suis plus leibnizienne qu’hégélienne !). Dieu connaît tout de l’homme, Il sonde les reins et les cœurs. Déjà, dans le sein maternel, Il tisse l’individu, Il le contemple amoureusement. Pré-voit ses actes. Ce que l’homme actualise dans sa vie n’est donc pas source d’une connaissance pour Dieu.
Est-il alors juste de penser que Dieu « connaît » l’homme en naissant dans la chair ? Que pourrait donc apporter l’Incarnation à Dieu ? Je crois qu’elle le projette au cœur de l’altérité absolue, non dans une visée cognitive, mais bien dans une visée passionnelle. Car Dieu n’est pas uniquement intelligence pure ; Il est Amour, et l’amour recherche son objet avec patience.
Ainsi, s’Il n’apprend rien de l’homme qu’Il ne sache déjà de toute éternité, Dieu dans ses trois personnes va souffrir, va compatir, découvrir sous un mode perçu le vécu de l’homme grâce à l’Incarnation. Le Christ fait passer au Père son vécu humain, quoique le vécu soit irréductiblement individuel. Pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, il y a une transposition aperceptive dans le vécu ; le vécu est intransposable d’un être à l’autre. Sauf dans le cas de trois Personnes qui sont une unique substance… La Trinité ! Lorsque donc le Fils vit et souffre les joies et les douleurs des hommes dans sa chair, le Père qui n’a pas de chair éprouve à la fois ce que le Fils expérimente – car Ils sont de même substance ; mais Il éprouve aussi la distance qui les sépare puisque Lui est sans chair ! Il s’agit d’une empathie, non fusionnelle, conceptualisée chez Edith Stein comme « Einfühlung ».
L’amour jaloux de Dieu pour l’homme va donc se transformer, par la vertu de l’Incarnation, en compassion miséricordieuse. Ne changeant pas, n’évoluant pas, Dieu s’ouvre totalement et passionnément à l’homme sur la Croix - comme les époux s’ouvrent l’un à l’autre au soir de leurs noces. On retombe alors, cher Thibaut, non sur la thèse d’un déploiement du divin qui accroîtrait sa connaissance grâce à l’Incarnation, mais sur celle, controversée, du Patripassianisme : reprenant les sulfureuses intuitions d’Origène et passant par St Bernard de Clairvaux. Il faut bien préciser là encore, coupant court à vos objections, que Dieu n’est pas passible par nature comme nous le sommes, êtres de finitude ! Il est, souligne Bernard de façon intraduisible dans le sermon 26 sur le Cantique, « compassible quoiqu’impassible » : « Porro impassibilis est Deus, sed non incompassibilis » ! On touche là le nœud du problème : Dieu n’a pas besoin de l’homme par nature mais par élection, Il choisit de se laisser toucher. L’homme ne Lui apporte rien, mais son amour passionné le pousse à tout lui donner.
Je ne peux conclure, et j’ai été bien longue, contrairement à mes habitudes, que sur cette image sulpicienne si mal estimée du Sacré Cœur, brûlant d’amour et ouvert à toute passion, joie ou détresse. Sur l’image d’un Dieu qui n’a rien appris, mais qui compatit si totalement qu’Il donne tout, jusqu’à l’eau de son côté…