27 juin 2008

Repenser l'Eglise

Au moment où je suis secouée de questions sur ma propre appartenance à l'Eglise catholique, où la douloureuse expérience de ses incohérences m'est particulièrement blessante, voila que me tombe du ciel ce livre.

Cette Confession d'un Cardinal est a priori un ouvrage assez mystérieux. Son auteur, Olivier Le Gendre, est un journaliste bien ancré dans le milieu catholique. Il se met en scène dans l'ouvrage, racontant avoir été contacté par une éminence grise (car anonyme!), cardinal désormais en retraite, dans le but de rédiger ses mémoires. Première question: s'agit-il d'un procédé littéraire pur et simple, permettant à l'auteur de donner une certaine autorité à son propos, ou bien d'une forme de transcription d'échanges que l'auteur aurait eus avec divers responsables catholiques? Mystère. Certains voient derrière l'ouvrage une influence du courant réformiste du Vatican: un vrai cardinal, Mgr Silvestrini, serait à son origine. Le texte est en tous cas précis sur de nombreux sujets confidentiels et il semble excessif de crier à l'invention pure: l'auteur est de toute évidence bien informé et à mes yeux trop fervent catholique pour sombrer dans un délire mystificateur!
L'intérêt de la présence "romanesque" - car ce texte, dont le fond tient plutôt de l'essai, se lit comme un vrai roman - de la présence de ces deux personnages, tient à la mise en scène d'une conversion initiatique. Le procédé est artificiel puisque le narrateur, censé être catholique et plutôt cultivé, a souvent des réactions étonnamment naïves - pour ne pas dire carrément basiques. Autant dire que l'ensemble manque sérieusement de naturel, mais cela n'a que peu d'importance. Car cette image grossière du "candide" qui dialogue avec l'homme sage, vieillard expérimenté, qui a connu les sphères les plus hautes du pouvoir - la curie romaine, tout de même - renvoie à un modèle que nous connaissons bien: celui du dialogue philosophique. Instruit progressivement par les propos du cardinal, qui passent du cours d'histoire réinterprété aux anecdotes lourdes de sens, au témoignage à proprement parler sur ses propres expériences de vie spirituelle et active, en passant par le partage de certains moments - la prière dans le quartier des bordels, le narrateur - surpris, bousculé, choqué même parfois - accède progressivement à une conception renouvelée de l'Eglise Catholique.
L'intention du cardinal était donc strictement maïeutique: il désirait donc faire jaillir, dans le coeur de son interlocuteur, la conviction qu'il voulait lui faire partager: celle que l'Eglise Catholique est une formidable puissance de vie et d'amour, et que les erreurs et les héritages trop lourds à porter ne doivent pas empêcher les chrétiens de la faire vivre, revivre, sous une forme adaptée à notre temps. Car le regard du vieux cardinal est sans complaisance - à vrai dire, réaliste et pragmatique. Une des forces de cet ouvrage est de proposer une analyse de la situation actuelle de l'Eglise romaine, cherchant les racines du mal et établissant un tableau assez noir - mais cette critique est profondément bienveillante et aimante. Il est absurde de nier que la plupart des constats établis au sein du dialogue sont profondément justes - quoique délicats à entendre - et que les affronter courageusement est la seule solution possible pour faire vivre l'Eglise du Christ. Constats justes et ton juste, car plein de douceur et d'honnêteté.

Alors, que faire de l'Eglise? Ce livre ne m'a vraiment pas soulagée, quoique j'y aie retrouvé les convictions profondes qui m'habitent. De fait, c'est probablement parce qu'il est venu confirmer mes constats et mes idées qu'il me pèse. Je sais depuis que je suis baptisée que l'Eglise est une, sainte, catholique et apostolique, et j'y crois avec passion. J'aime le pape et ne tolère pas qu'on se dise catholique et qu'on le rejette. Aimer le pape n'implique pas de l'idolâtrer, heureusement - mais se dire catholique sans reconnaître l'autorité du successeur de Pierre me semble problématique. Mon amour inconditionnel pour l'Eglise, mystique et institutionnelle - car elles sont liées - ne m'empêche pas d'être assez lucide pour reconnaître que l'Eglise institutionnelle est sur une pente décadente, ce que le livre exprime clairement. J'aurais de mon côté tendance à penser que la décadence de l'Eglise est consubstantiellement liée à celle de la civilisation occidentale qu'elle a structurée depuis 2 000 ans; mais c'est là un tout autrement vaste problème.
Quoiqu'il en soit, il faut accepter l'évidence: l'Eglise en France est un corps moribond. Tant de paroisses pour si peu de fidèles, tant d'efforts si vains par quelques poignées de "laïcs" actifs, pour maintenir une activité paroissiale qui contente quelques vieillards et repousse tout le monde. Le système paroissial est mort, il est sous perfusion, personne n'a le courage de l'euthanasier - ce serait signer l'arrêt de mort d'un système diocésain qui repose sur les communautés locales! Quand il n'y aura plus du tout de communautés locales dans les campagnes - où il n'y a déjà plus de jeunes générations en général, que quelques groupes subsisteront dans les villes, il faudra pourtant s'y résoudre.
Tant d'efforts vains et de bonnes intentions pour si peu de résultats spirituellement porteurs. Tant de soucis sur des détails et si peu de souci du royaume de Dieu. Tant de dimanches où l'on se rend à la messe le coeur joyeux et où l'on en sort meurtri, avec le sentiment d'une rencontre gâchée. Tant de sermons d'une médiocrité intellectuelle stupéfiante, quand ce n'est pas d'un didactisme moral effrayant. Tant de bons sentiments dégoulinants et si peu d'efficacité opérationnelle. Tant de rigidité morale et si peu d'accueil. Tant de bonne conscience et d'illusion, de persévérance dans la vanité d'un système MORT! C'est triste de le reconnaître, mais je n'enverrais jamais quelqu'un qui me dit chercher Dieu dans mon église, j'aurais trop peur qu'il s'y perde.

Avant même de recevoir les sacrements, j'ai été convaincue du fait que, si les sacrements nous lient à Dieu, Dieu n'est pas lié par ses sacrements. Dieu se donne à nous et nous nous donnons à Lui - mystérieux échange sacramentel - dans toutes les sphères de notre existence: relations, travail, vie de l'esprit qui contemple la beauté du monde et éprouve son harmonie dans l'exercice de son intelligence, dans la contemplation de la nature, et même des oeuvres d'art, l'écoute attentive de la musique... La participation aux sacrements de l'Eglise est absolument fondamentale, mais elle ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt des multitudes de rencontre avec Dieu que nous propose notre vie entière! Alors, alors, que faire?

Vivre sa vie sur le mode d'une rencontre, sur un mode eucharistique, et laisser le corps de l'Eglise qu'on aime agoniser pathétiquement faute d'avoir voulu se remettre en route, se tourner vers l'avenir?


Confession d'un Cardinal,
Olivier Le Gendre, éd. JC Lattès, 2007, 413 pages - 18 € 50.

22 juin 2008

Mt 25, 14-30 - L'esprit du capitalisme


Pour Gilles

Pas beaucoup d'inspiration en ce moment pour de grandes envolées théologiques. Néanmoins, après avoir discuté plusieurs fois de la parabole des talents, je suis retombée sur ce texte au hasard de mon travail. En le relisant avec des yeux tout neufs, je me suis beaucoup amusée. Traditionnellement connu pour avoir été interprété comme une justification du capitalisme, il renvoie également à une idée de l'homme et à une conception de Dieu qui ne sont pas spontanément celles que l'ont croirait être chrétiennes...
L'histoire met en scène un maître qui part en voyage. Pas besoin de se creuser la tête bien longtemps pour comprendre que le maître, c'est Dieu. Mais la signification de ce retrait est plus subtile. Le maître, quittant la maison où il régnait jusqu'alors, confie "sa fortune" à ses serviteurs. Il leur confie sa maison, et tout ce qu'il possède : c'est à dire huit talents d'or. Arrêtons-nous d'abord sur l'ampleur de la somme en jeu - avant d'interroger la polysémie amusante du terme. Un talent de l'époque correspond à une valeur de 6 000 deniers; un denier de l'époque, lui, correspond à une journée de travail ouvrier. Alors, faites un rapide calcul : huit talents fois 6 000 deniers, 6000 divisé par 365 jours ; arrondissez un peu au dessus pour compter les jours fériés et le repos du sabbat... Vous constatez que la fortune en jeu est considérable puisqu'elle correspond à l'équivalent de dix-sept années de travail.
Quel est le voyage qui appelle le maître? Pourquoi est-il contraint de laisser une telle fortune à des serviteurs? Je pense que ce retrait du maître évoque le retrait de Dieu. Dieu tout-puissant s'est retiré du monde qu'il a créé - condition nécessaire à l'autonomie et à la liberté de l'homme! Abandonnant sa "main-mise" sur les trésors que renferment le monde, Dieu n'abandonne pourtant pas la création. Il la confie. Et c'est sensiblement différent. Il la confie aux hommes et perd toute capacité d'intervenir sur leur action. Pas de miracle, pas de récompense, pas malédiction ni d'élection - on réglera les comptes plus tard.
Imaginons l'ampleur de la responsabilité des serviteurs - l'angoisse, la panique peut-être - qui reçoivent en dépôt l'équivalent de dix-sept années de leur propre labeur. Heureusement, le maître confie avec discernement: à l'un, il donne cinq talents, à l'autre deux - au dernier, un seul. "A chacun selon ses capacités" nous dit saint Matthieu. Bonne nouvelle; ça veut dire que tous les serviteurs sont capables. Chacun aura sa part du capital en gestion. Oui, mais pas vraiment la même part. Là, ça coince aux entournures. Non seulement Dieu n'intervient plus dans le monde et laisse les hommes se débrouiller, mais en plus, il fait des discriminations! Il y aurait de quoi saisir la Halde tant c'est politiquement incorrect! En présentant une juste mais inéquitable répartition des responsabilités, l'évangile souligne pudiquement que l'inégalité entre les capacités des hommes n'a rien à voir avec l'injustice - confusion malheureusement courante. Malgré tout, même le moins "capable" des trois serviteurs se voit chargé d'une fortune considérable et d'une responsabilité qui ne l'est pas moins.
Outre la valeur monétaire de ces "talents" gardons en tête le deuxième sens du terme. Le texte semble bien indiquer - et d'autant plus clairement dans sa traduction française - que les moyens confiés par Dieu concernent tout autant des espèces sonnantes que des potentialités incorporelles. Dieu n'étant plus en possession de son patrimoine - le monde, considérons donc qu'il se trouve entre nos mains, mais chacun selon ses capacités - reste à savoir quelles sont-elles. L'avenir du monde repose entre nos mains - aïe, c'est lourd. L'évangile souligne donc à travers l'évocation de l'humanité dans ces trois serviteurs que chaque homme reçoit une partie du trésor de Dieu. Une partie de la création. Des dons. Et puis, il y a aussi l'argent, dont il faut bien s'accommoder. L'argent comme les différents charismes, nous indique saint Matthieu, sont fait pour fructifier:
"Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents alla les faire produire et en gagna cinq autres. De même celui qui en avait reçu deux en gagna deux autres".
Mais le troisième est [alter-mondialiste ?] moins audacieux. Il n'a pourtant reçu qu'un talent, mais il va enfouir dans un trou cet immense patrimoine qui lui a été confié par le maître. Il prend par là ce qu'il pense être l'assurance de la sécurité: pas de risque, pas de gain, pas de perte. Pas de responsabilité, en fait. On pourrait penser que son attitude est, à défaut d'être brillante, raisonnable - au mieux excusable. Voire, à y réfléchir, plutôt stoïque. Imaginez qu'on confie à un RMIste l'équivalent de 17 années de son revenu... Le troisième serviteur nous semble sage, et apparaîtra peut-être sympathique à tous ceux que le zèle envers l'autorité titille et qui considèrent le salariat comme un esclavage.
Au bout d'un moment - "un long temps", le maître est de retour. Perspective eschatologique dans laquelle s'inscrit pleinement l'extrait de l'évangile, situé entre la parabole des vierges sages et celle du jugement dernier! Ne nous méprenons donc pas: Dieu s'est retiré, il est absent de la création sur laquelle il a souhaité ne plus intervenir - sur laquelle il nous a laissé tout pouvoir, nous confiant les clef de la maison et la gestion du patrimoine. Dieu s'est retiré mais au terme de l'histoire, il reprendra la main - au moment où nous la lui redonnerons? Le maître revient donc et il règle ses comptes avec ses serviteurs. Et là, nouvelle surprise; la justice n'est pas celle que l'on attendait...
"Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança et présenta cinq autres talents: Seigneur, dit-il, tu m'as remis cinq talents: voici cinq autres talents que j'ai gagnés. - C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai; entre dans la joie de ton seigneur. Vint ensuite celui qui avait reçu deux talents: Seigneur, dit-il, tu m'as remis deux talents: voici deux autres talents que j'ai gagnés. - C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai; entre dans la joie de ton seigneur"
Spontanément, on se dit que le maître exagère. Quand même, le retour sur son placement n'est pas si mauvais; pourquoi "en peu de chose"? Probablement parce que la confiance placée par le maître dans ses serviteurs était à la mesure de ce qu'ils ont réalisés. Il n'en attendait pas moins d'eux - peut-être sait-il aussi qu'ils ne pouvaient pas en faire plus, car le plus, c'est lui qui le donne: "sur beaucoup je t'établirai". Peu importe, les deux serviteurs ont contribué à la fortune du maître - ils ont fait la leur puisque "la joie" leur est promise. Et cette joie ne se monnaye plus en journées de travail, elle dépasse toute mesure... Notons d'ailleurs que, si la répartition des talents n'était pas équitable, la joie promise - totale - est la même pour tous les deux.
En revanche, pour le troisième serviteur le temps se gâte.
"Vint enfin celui qui détenait un seul talent: Seigneur, dit-il, j'ai appris à te connaître pour un homme âpre au gain: tu moissonnes où tu n'as point semé, et tu ramasses où tu n'as rien répandu. Aussi, pris de peur, je suis allé enfouir ton talent dans la terre: le voici, tu as ton bien"
N'ayant pas fait fructifier le bien du maître, le serviteur cherche à se justifier - il essaie en fait d'inverser le processus et de lui-même régler ses comptes avec son maître. Il lui reproche son âpreté au gain et se réfugie derrière l'excuse de la peur, tout en se pensant quitte, puisqu'il restitue au maître son talent intact. Sous-entendu: après tout, j'aurais pu aller le jouer au PMU - et surtout, ce n'était pas vraiment mes affaires, mais les tiennes; j'en suis maintenant débarassé. Evidemment, ce déni de responsabilité n'est au goût du maître.
"Mais son maître lui répondit: Serviteur mauvais et paresseux! tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je ramasse où je n'ai rien répandu? Eh bien! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt"
Ce qui est intéressant, c'est que le maître reproche moins le geste que les motifs de ce geste: la paresse, la peur, l'absence d'investissement personnel de la part du serviteur, le manque de dévouement. Le serviteur n'a pas été à la hauteur de la confiance qu'avait placée en lui son maître. Mais la violence du châtiment semble extrême alors même que la fortune du maître, si elle n'a pas été augmentée, n'en est pas moins diminuée.
"Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car à tout homme qui a, l'on donnera et il aura du surplus; mais à celui qui n'a pas, on enlèvera ce qu'il a"
On se croit alors au sommet de l'injustice. Soit un Dieu censé être bon, juste et aimer tout le monde autant et beaucoup, qui se fâche tout rouge et retire à celui auquel il a le moins donné le peu qu'il lui a octroyé, pour en nantir le mieux loti - et de promettre solennellement la richesse aux riches et la pauvreté aux pauvres! On marche sur la tête. En réalité, la punition du serviteur lui vient moins du courroux du maître que de son propre refus de servir, d'accroître la fortune - et de faire ce qu'il avait à faire. Enfouissant en terre le talent, il a considéré qu'il n'avait pas de part à cette fortune, à laquelle le maître voulait pourtant, finalement, le faire participer.
Les lettres de saint Paul soulignent que le statut de serviteur n'est pas un esclavage, puisque le Christ, le fils de Dieu, s'est fait serviteur. Servir, c'est avoir pour horizon l'entrée dans la filiation divine et la participation à l'héritage du royaume de Dieu. Appelé à cette vocation, le troisième serviteur a refusé de considérer la possibilité d'un jour avoir part à cette fortune - d'abord parce qu'il a refusé de voir, derrière l'autorité du maître, sa bienveillance. L'autorité qu'il refuse de servir est à ses yeux oppressive, castratrice - tandis que pour les deux premiers, elle est avant tout paternelle, selon l'étymologie propre du terme auctor - ce qui fait croître. Tandis que les deux serviteurs ont accompli leur être dans le service et la fructification de ce qui leur était confié, le troisième enfouit avec le talent sa raison d'être et la possibilité de son entrée dans le royaume de Dieu - il est inéluctablement la cause de sa propre condamnation, sans appel
"Et ce propre-à-rien de serviteur, jetez-le dehors, dans les ténèbres: là seront les pleurs et les grincements de dents"
Autrement dit: tu n'as pas travaillé à la prospérité de la maison du maître, alors va te faire pendre ailleurs. Pas cool, mais efficace.
Exercice pratique pour le soir, après vous être brossé les dents : sur un cahier propre, faites le compte de vos talents. Bonne nuit.






17 juin 2008

A qui de droit

Chagall à Nice, et le final de Mrs Dalloway, Virginia Woolf.




"J'arrive" dit Peter, mais il ne se leva pas tout de suite. Qu'est-ce que c'est que cette terreur? Qu'est-ce que c'est que cette extase? se demanda-t-il. Qu'est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d'exaltation?
C'est Clarissa, dit-il.
Et justement, elle était là.

14 juin 2008

Promenade à vide


J'ai profité d'un moment de battement dans mon agenda de ministre pour répondre à l'injonction d'Inactuel et aller découvrir l'exposition Promenade, construite par Richard Serra, au Grand Palais. L'ampleur de l'évènement illustre bien l'attrait grandissant du public pour l'art monumental. Pour moi, ce fut avant tout l'occasion de découvrir Richard Serra dont il me faut avouer que j'ignorais jusqu'à l'existence! Initiative heureuse, des "médiateurs culturels", disséminés sous la verrière, permettent au visiteur surpris de retomber sur ses pattes.

A vrai dire, une sensation de vide poignante en entrant dans la grande nef (peu ensoleillée en ce vendredi soir grisounet). On saisit rapidement les jeux de perspective à l'oeuvre entre les grandes plaques, et le dialogue entre l'architecture arachnéenne du Palais et la puissance tellurique des masses d'acier brutes élevées en son sein par la main de l'artiste. Mes photos sont bien pauvres et celles de D vous restitueront bien mieux les sensations du visiteur.
" L'expérience finalement, c'est vous, le visiteur, et pas la sculpture. L'interaction qu'elle opère avec votre perception."
Au delà de l'acier la matière première de Richard Serra, c'est l'espace. L'art ne se pense plus alors comme la réécriture d'une histoire mais comme celle d'une expérience spatiale.

"Je n'aime pas dans la sculpture l'idée de narration. Représenter un cheval en bronze et dire que c'est la réalité n'est-ce pas absurde ? En venant ici, au Grand Palais, il n'est pas nécessaire de connaître quoi que ce soit. La pièce ne fait pas référence à quelque chose qu'on connaîtrait déjà. Il suffit de marcher. Et de faire l'expérience. Pas de signification : le sens de l'oeuvre, c'est son effet sur vous. "
Curieuse expérience que celle d'une oeuvre dont il est évident d'emblée qu'elle est vide de tout sens, qu'elle appelle une expérience. Il me semble que l'art contemporain s'adresse de façon privilégiée à l'expérience, cherchant à frapper les sens et le corps du spectateur en dehors de toute démarche rationnellement conceptualisable, cherchant à susciter une sorte de vertige - peut-être métaphysique. Mais pour moi, le vertige n'était pas au rendez-vous au Grand Palais et mon intérêt curieux est resté poli sans enthousiasme.
J'aurais néanmoins apprécié de découvrir physiquement certaines oeuvres que l'on m'a présentées en photos, moins verticales (dont le fameux Clara-Clara de la place de la Concorde), dont il me semble qu'elles partageaient l'espace d'une façon extrêmement inquiétante, et conduisaient le corps du spectateur en elles avec beaucoup de violence.

11 juin 2008

D'un piano à l'autre

Festival de Sully
Pas de Monterverdi cette année, ni les Arts Florissants - qui se produiront vendredi soir dans le cadre splendide de la basilique de Saint Benoît sur Loire... Nous passons le week-end dernier entre deux pianos ! Pas celui d'Alexandre Tharaud, même si nous avions préparé nos oreilles avec lui: occasion de vous conseiller cette interprétation de la Sonate arpeggione de Schubert à laquelle s'ajoutent différentes pièces de Webern et de Berg. Le disque est, évidemment, sublime, à l'image du charisme de ses deux interprètes.




En l'occurence, c'est la jeune pianiste arménienne Varduhi Yeritsyan qui interprétait dimanche la fameuse pièce de Schubert en compagnie du violoncelliste Giorgi Kharadzé, sous le regard bienveillant de Maximilien de Béthune statufié en sa demeure ligérienne. L'interprétation tout autant que le charme de l'ancienne élève de Brigitte Engerer nous a séduits.

Un petit tour dans la cour du chateau ensoleillé et hop, nouveau moment de bonheur avec la sonate n°1 en mi mineur, opus 38, de Brahms. Après les soupirs déchirants de Schubert, l'exaltation brahmsienne emplit l'espace sonore et sature l'âme tout épuisée de ce bonheur musical!
La veille, nous écoutions à Orléans l'orchestre des London Mozart Players, dirigé par Nicolae Modeveanu, pour un programme plus éclectique - et tarte à la crème : ouverture des Noces de Mozart, concerto n°3 en ut mineur, opus 37, de Beethoven et la symphonie "italienne", n°4 en la majeur opus 90 de Mendelssohn, bien légère et un peu frustrante. Là encore nous avons admiré le pianiste, encore un jeune plein d'avenir, Ilia Rachkvoski. La programmation sans cohérence m'a tout de même déçue et j'ai repensé avec nostalgie au moment unique de l'année passée... Fureur et mystère.


09 juin 2008

Daumier - les pierres se moquent!

Nous avons pu jouer les prolongations à la BNF et profiter d'une exposition passionnante sur les lithographies d'Honoré Daumier. Je ne suis pas spécialement férue de caricature, mais je gardais un souvenir foudroyant d'une série de petits bronzes de l'artiste, vus à Lyon (si je ne m'abuse pas), parfaitement acérés. Et j'avais spécialement envie de me plonger dans ce XIXème flaubertien que j'aime tant!


C'est donc entourés des réminiscences de L'Education Sentimentale, qu'il faudrait décidément relire dans la foulée, que nous découvrons les 160 lithographies exposées dans la galerie Mazarine. Première mise au point, le bonhomme, né en 1808, et mort en 1880, n'a pas connu moins de huit régimes! Et là, c'est le drame. Louis-Philippe, c'est avant ou après Charles X? Les Trois Glorieuses c'est après ou avant les 100 jours? Bein, heu-heu-heureusement, il y a une chronologie à l'entrée.


Ces messieurs de l'hémicycle seraient aujourd'hui accompagnés de quelques dames. A part ça, rappel historique:
- 1815 : les Cent jours, restauration de Louis XVIII. Mais dès 1824, Charles X accède au trône
En 1830, les Quatre ordonnances prononcées par Charles X le 5 juillet, dont l'une soumet la presse à la censure, suscitent une révolte populaire qui aboutit fin juillet à sa chute - les Trois Glorieuses - et à l'accession au trône de Louis-Philippe. Daumier le représente ci-dessous sous les traits de Gargantua, avec la fameuse tête en forme de poire qui reste dans toutes les mémoires d'écoliers (à défaut des dates)!


- 1831 : révolte des canuts lyonnais; en avril 1834, répression de révoltes populaires. 1835 : attentat contre le roi. 1842 : Balzac entame la publication de la Comédie Humaine. 1845 : Baudelaire publie le Salon de 1845 et il y mentionne Balzac
- 1848 : le 24 février, Louis-Philippe est chassé par une révolution. Proclamation de la République; la liberté de la presse est rétablie, mais dès le mois de juin, des insurrections sont réprimées et le 10 décembre, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République. La loi du 31 mai 1850 restreint le suffrage universel (déjà réduit aux hommes...) et la loi rédigée par Thiers du 16 juillet réduit la liberté de la presse.


En 1852 la censure est rétablie et le 2 décembre, l'Empire est proclamé. Entre 1853 et 1856, c'est la guerre de Crimée. En 1870, suite à la guerre franco-allemande et à la défaite de Sedan (2 septembre), la république est proclamée alors que sont publiés un mois plus tard les Châtiments. L'armistice est signé en janvier 1871, et deux mois plus tard ce sont les sanglants évènements de la Commune.

Les choses étant à peu près en place, on constate qu'il y a des choses qui vieillissent et d'autres non...

Certains dessins se savourent un peu comme un réquisitoire de Desproges dont on a oublié l'accusé (Georges-Jean Arnaud, qui le connait?) mais dont on savoure les sorties toujours vivantes sur les chauffeurs de taxis ("nan mais r'gardez moi cette ceunnasse!") et les ravissantes petites bourgeoises en mini (ou en smart), ou autres espèces en voie de non-disparition.
Les ressources de la lithographie permettent de traiter de multiples effets graphiques qui font droit à la spontanéité du dessin impitoyable de Daumier. Outre l'esprit acéré de la plupart des dessins de moeurs (et leur misogynie chronique!) on est frappé par la mise en scène très recherchée de chacun, lors même que le caricaturiste dessinait à même la pierre, sans croquis préalable.



On pense avec amusement à la figure de Corot, fidèle ami de Daumier, découvrant cet hommage à la ferveur créatrice des peintres paysagistes.


En clin d'oeil aux orages désirés évoqués à propos du Musée de la Vie romantique, voici le point de vue de Daumier sur les "Sentiments et Passions" de son temps...


Tout le monde en prend pour son grade, les femmes particulièrement, surtout celles qui ont des prétentions libérales et libertaires; la série des bas-bleus, féroce charge contre les femmes écrivains (pauvre George...), les femmes socialistes, les suffragettes...



Il y a aussi les crooners de l'époque. "Femmes, je vous aime!"


Pour finir en beauté, un peu de poésie: Eros (?) et Psyché. Sur ces courbes voluptueuses, je vais rejoindre... euh, Morphée.


... c'est jusqu'au 29 juin, rue de Richelieu.