28 décembre 2007

Antoine et Fabrizio - L'héritier et le parvenu

Pour Jean-Baptiste
Il est temps de parler enfin de choses un peu intelligentes sur ces pages, sous peine terminer l'année sur des futilités innocentes. Je tente donc une audacieuse réflexion rapprochant les deux romans dernièrement lus et aimés, rapprochement qui pourra sembler improbable tant Antoine Bloyé et son auteur révolté Paul Nizan ont peu à voir avec l'aristocrate désabusé Tomasi di Lampedusa, père du Guépard.
Improbable, certainement; malgré tout ces deux livres ont le trait commun de mettre en scène des hommes en prise avec leur classe sociale, qui subissent à la fois le poids du passé et les bouleversements d'un monde en pleine mutation. Personnages qui peuvent nous aider à réfléchir sur l'identification d'un individu à sa classe. Entre le prince Fabrizio, l'aristocrate qui constate avec lucidité la décadence de sa lignée et du monde qui l'a portée, et l'ingénieur embourgeoisé, Antoine, arraché à la condition ouvrière par un ascenseur social plus subi que choisi, le jeu de miroir est troublant.

Les deux livres se prêtent à cet exercice, étant axés sur la vie de leur personnage principal qui est aussi le point de focalisation de la narration - et qui porte le titre de l'ouvrage. Ils déploient le même cadre historique, celui d'une montée en puissance de la bourgeoisie, incarnée par le personnage de don Calogero dans le Guépard, qui se manifeste pleinement lors d'une scène théatrale:
"Le Prince avait toujours tenu à ce que le premier dîner à Donnafugata [son fief] eût un caractère solennel [...] Il ne transigeait que sur un détail: il ne mettait pas d'habit de soirée pour ne pas embarrasser ses hôtes qui, évidemment, n'en possédaient pas. Ce soir-là, dans le salon dit "de Leopoldo", la famille Salina attendait les derniers invités [...] Tout était paisible et comme à l'accoutumée, lorsque Francesco Paolo, le fils de 16 ans, fit une irruption scandaleuse dans le salon: "Papa, don Calogero est en train de monter l'escalier. Il est en frac!"
Tancredi évalua l'importance de la nouvelle une seconde avant les autres; il était occupé à ensorceler la femme de don Onofrio, mais quand il entendit le mot fatal, il ne put se retenir et éclata d'un rire convulsif. Le Prince au contraire ne rit pas, lui à qui, il faut le dire, la nouvelle fit plus d'effet que le bulletin du débarquement à Marsala. Ce dernier avait été non seulement un évènement prévu, mais aussi lointain et invisible. A présent, sensible comme il l'était aux présages et aux symboles, il contemplait la Révolution en personne dans ce noeud papillon et cette queue-de-pie noire qui montaient l'escalier de sa maison. Non seulement, lui, le Prince, avait cessé d'être le plus grand propriétaire de Donnafugata, mais il se voyait aussi contraint de reçevoir en costume d'après-midi un invité qui se présentait, à bon droit, en habit de soirée.
Son abattement fut grand et durait encore tandis qu'il avançait mécaniquement vers la porte pour reçevoir l'invité. Mais quand il le vit, ses souffrances furent plutôt allégées. Parfaitement adéquat en tant que manifestation politique, on pouvait cependant affirmer que, quand à la réussite de sa confection, le frac de don Calogero était une catastrophe. Le tissu était très fin, le modèle récent, mais la coupe était tout simplement monstrueuse. Le Verbe londonien s'était très maladroitement incarné en un artisan de Girgenti auquel l'avarice tenace de don Calogero s'était adressée. Les pointes des deux pans se relevaient vers le ciel en une supplication muette, le grand col était informe et, quoique ce soit pénible, il faut bien le dire, les pieds du maire étaient chaussés de petites bottes à boutons."
Le Guépard, II, p. 80-81 (c'est moi qui souligne)
L'écroulement du monde du Prince, politiquement marqué par le fameux débarquement de Garibaldi sur les côtes siciliennes, s'incarne dans ce parvenu ridicule - à la fille duquel il mariera pourtant son neveu chéri, Tancredi au nom si héroïque! La saveur inimitable de cette description tient peut-être à l'amertume explicite de Lampedusa, l'aristocrate, devant l'accession au pouvoir, par le biais de la république, d'une classe aussi piètrement symbolisée. Le Guépard est l'héritier d'une lignée, d'un monde qui vont disparaître avec lui: et il n'en est que trop conscient. Le Prince, relayé par le narrateur, contemple avec un regard féroce les filles de l'aristocratie sicilienne, écrasées par la beauté d'Angelica, la fille de don Calogero, fiancée de Tancredi:
"Mais les autres... heureusement que des tenèbres de Donnafugata avait émergé Angelica pour montrer aux Palermitaines ce qu'était une belle femme.
On ne pouvait pas lui donner tort: dans ces années-là, la fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et les calculs terriens, la rareté de protéines dans l'alimentation aggravée par l'abondance d'amidon, le manque total d'air frais et de mouvement, avaient remplis les salons d'une foule de jeunes filles incroyablement petites, invraisemblablement olivâtres, insupportablement gazouillantes; elles passaient leur temps coagulées entre elles, ne lançant des appels en choeur aux jeunes hommes apeurés, destinées, semblait-il, à ne servir que de toiles de fond aux trois ou quatre belles créatures qui [...] passaient en glissant comme des cygnes sur un étang rempli de grenouilles. Plus il les voyait plus il se sentait irrité; son esprit habitué aux longues solitudes et aux pensées abstraites finit par lui procurer, à un moment donné, une sorte d'hallucination alors qu'il traversait une longue galerie en passant devant un pouf* central où s'était rassemblée une colonie de ces créatures: il lui semblait être le gardien d'un jardin zoologique en train de surveiller une centaine de jeunes guenons: il s'attendait à les voir tout d'un coup grimper aux lustres, et là, suspendues par la queue, ses balancer en exhibant leur derrière et en lançant des coquilles de noisettes, des cris et des grincements de dents sur les pacifiques visiteurs.
Etrangement, ce fut une sensation religieuse qui le détourna de sa vision zoologique: en effet, de ce groupe de guenons en crinolines, s'élevait, monotone et continue, une invocation sacrée: "Marie! Marie!", s'exclamaient perpétuellement ces pauvres filles [...] Le nom de la Vierge, invoqué par ce choeur virginal, remplissait la galerie et changeait de nouveau les guenons en femmes, parce qu'il ne semblait pas encore que les ouistitis* des forêts brésiliennes se soient converties au Catholicisime"
Le Guépard, VI, p. 234-235 (c'est moi qui souligne)
Il y a quelque chose de morbide dans cette classe décadente, que la vitalité sans scrupules et sans éducation d'Angelica vient balayer d'un revers de main gantée. Mais il faut absolument lire le dernier chapitre du roman pour lire l'histoire des propres filles du Prince...

Au long d'Antoine Bloyé, l'image de la bourgeoisie est celle d'un idéal proposé à ce fils d'ouvrier dont on fait par la force de l'école républicaines, pour les besoins de la nation en techniciens obéissants, un ingénieur.
"Tout encourageait alors la jeunesse ouvrière, les descendants ambitieux des artisans, des petits fonctionnaires, à entrer dans le complot du commandement; Antoine y avait été entraîné comme les autres et il ignorait tout des ressorts qui tendaient cette grande entreprise, il ne savait pas qu'il faisait avec bien d'autres adolescents de son âge un des enjeux de la vaste partie que commençaient à engager les principaux maîtres de la bourgeoisie française. On lui avait dit simplement qu'il pourrait échapper à la misère, aux incertitudes ouvrières, et ces promesses avaient trop bien répondu aux tentations que sa ville lui offrait pour qu'il se refusât à les entendre. Il ne savait rien"
Antoine Bloyé, V, p. 68 (c'est moi qui souligne)
Parvenu, Antoine Bloyé ne parvient pas à surmonter la contradiction interne qui l'habite entre la conscience d'une trahison envers sa classe et l'impossibilité de se reconnaître dans la bourgeoisie:
"C'étaient des hommes prêts à tuer des ouvriers. Antoine les détestait, mais il leur donnait des conseils pour briser sans violences la grève des ouvriers. Je suis mon propre ennemi, se disait-il. Cette division de lui-même, ce déchirement de sa vie, cet abîme qui séparait sa jeunesse de son âge mûr, ce malheur éclataient dans ces conciliabules avec les policiers"
Antoine Bloyé, XIV, p. 208 (c'est moi qui souligne)
A l'inverse de Fabrizio Salina, trop enraciné, chargé de trop d'histoire, Antoine est un déraciné, symbolisant la construction d'une civilisation qui se coupe de ses racines pour monter en puissance plus vite - trop vite. Quand la famille Salina est encombrée d'un chateau absurde dont on ne connaît même pas toutes les pièces, comme d'une histoire dont le contenu ne signifie plus rien, Antoine est expulsé de son monde familial par son ascension sociale, qu'il n'a finalement pas désirée:
"Toutes les possessions terrestres des Bloyé auraient tenu sur une charrette à bras:
"C'est bien assez bon pour des vieux comme nous", disaient-ils.
A mesure qu'ils vieillissaient, les surface de leur vie diminuait encore, cette vie qui avait toujours été si mince, si peu importante, qui avait éveillé si peu d'échos, touché de ses ondes si peu d'êtres [...] Tous les ans, trois ou quatre jours par an, Antoine retrouvait les meubles, les fantômes des mouvements, les vestiges des pas de son enfance [...] Il songeait qu'on ne vit guère avec les gens qu'on aime, trois jours, quatre jours par ans, quelle dérision! Il leur demandait de venir passer l'hiver chez lui, mais ils refusaient, ils disaient:
"Nous vous gênerions..."
Car ils avaient pris l'habitude de vivre avec un fils imaginaire qui leur semblait trop haut placé pour eux. Les souvenirs d'enfance, les nouvelles du village épuisées, ils n'avaient pas grand-chose à lui dire. Ils étaient chacun dans un monde"
Antoine Bloyé, XVIII, p. 256 (c'est moi qui souligne)
Il s'agit pour nous d'assumer cet "héritage précédé d'aucun testament", car, d'un monde à l'autre, entre décadence et déracinement, c'est à la naissance de notre propre civilisation, républicaine et démocratique, technicienne et aculturée, que nous sommes conviés.

23 décembre 2007

Où l'on voit Noël être honteusement détourné (avec un machiavélisme très féminin)

Noël, Noël, demain, c'est Noël!




J'ai installé ma mini-crèche dans ma mini-iconostase. Et puis, j'ai même un mini-sapin!
Les cadeaux sont emballés. Le champagne est au frais.

Il ne manque rien...
ah, oui... sous le sapin... les chaussures!



Le conseil glamour de Noël:
un mini-sapin exige d'être assorti avec des maxi-talons.


Mettre ses souliers sous le sapin: voici un impératif qui sussure à l'oreille de tentatrices suggestions lorsque l'on passe l'insu de son plein gré devant les vitrines illuminées, dans le matin (sombre) et la (sombre) soirée. Est-ce une nouvelle preuve de la corruption définitive du sexe féminin?


Joyeuse fête de Noël (à tous ceux qui en profiteront vraiment, on ne la souhaite pas trop pénible pour les autres...)

19 décembre 2007

Et en plus il est bel homme...

Avantage de mon nouveau métier autre que celui de boire du champagne aux frais de la princesse, celui de voir en vrai ce que c'est des gens exceptionnels. Après Jean-Cyril, c'était au tour de Jean-Bernard hier lors de la grand messe investisseurs de la maison Wendel. Jean-Bernard Lafonta est le président du directoire de la prestigieuse société familliale depuis le départ d'Ernest-Antoine Seillière (contrairement à Jean-Cyril, on constate la présence des boutons de manchette...).


Il est intelligent, très intelligent, avec une certaine distance pleine d'humour dans sa façon de parler, il dégage une sérénité puissante, confiance sans prétention, et, et, et en plus... il faut vraiment le voir sourire. Cela vaut largement une pâmoison blogesque.

17 décembre 2007

Parenthèse hivernale

Sainte Blandine (79) - Enfin un peu de soleil et un froid vif qui fait rosir les joues. Les arbres nus dessinent de graciles et vaines architectures sur l'étendue nette du ciel.


Les petits murs de pierres sèches, patiemment assemblées, dégoulinent de lumière!




Le terroir deux-sèvrien est ponctué de ces dignes cyprès, gardiens des cimetières familiaux des protestants, plus ou moins enfouis sous les herbes folles, ou amoureusement entretenus. Une persécution telle ne s'efface pas avec les siècles...

La terre rouge, ourlée de haies et de chemins creux, est si différente de ma terre natale, et je m'étonne toujours de son absence de lourdeur.

Dans la pureté tranchante de la lumière, tout semble simple et beau, comme un dimanche, jour de création et de résurrection.

12 décembre 2007

Lequel des deux...


Gérard Miller analyse le discours de Nicolas Sarkozy le 1er mai 2007... Lequel vous fait le plus peur?

07 décembre 2007

Bonne nouvelle en temps d'avent


Merci à Eric qui m'a communiqué l'info réjouissante: Mgr Le Vert est nommé évêque de Quimper et Léon. Quelle belle idée du Vatican de fixer cet ancien officier de marine dans un pays qui lui est cher... Je me réjouis pour lui et pour son diocèse qui va accueillir un pasteur exceptionnel!

"Sous son regard, dans l'amour"
Galates 1, 4

03 décembre 2007

L'article ne donnait pas de nom, mais chacun comprit


Dans le journal mural affiché dans le vestibule de l'Institut de physique, parut un article intitulé: Toujours avec le peuple.
On y racontait que l'Union soviétique, guidée à travers la tempête de la guerre par le grand Staline, accordait une énorme importance à la science, que le parti et le gouvernement entouraient les hommes de sicence, comme nulle part au monde, d'honneurs et de respect, que même durant la difficile période des hostilités, l'Etat soviétique offrait aux savants toutes les conditions d'un travail normal et fructueux.
On évoquait, plus loin, les tâches grandioses qui attendaient l'Institut, les constructions nouvelles, l'agrandissement des anciens laboratoires, le lien entre la théorie et la pratique, et le rôle joué par les chercheurs dans l'industrie de la défense.
On mentionnait l'enthousiasme patriotique, qui soulevait le collectif des chercheurs scientifiques et les poussait à justifier les soins et la confiance, dont les entouraient le parti et le camarade Staline en personne, à ne pas déçevoir l'espoir que le peuple fondait sur cette glorieuse avant-garde de l'intellegentsia soviétique: les hommes de science.
La dernière partie de l'article était consacrée au fait que, malheureusement, on trouvait, dans ce collectif sain et fraternel, des individus isolés qui n'avaient pas le sens de leurs responsabilités à l'égard du peuple et du parti, des gens coupés de la grande famille soviétique. Ils s'opposaient à la collectivité, plaçaient leurs intérêts personnels au-dessus des tâches que le parti confiait aux savants, ils étaient enclins à grossir leurs mérites scientifiques, réels ou illusoires. Volontairement ou non, certains se faisaient les porte-paroles de points de vue et d'opinions non soviétiques, étrangers, se targuaient de leurs liens avec eux, rabaissant, par là même, la fierté nationale des savants russes, et les mérites de la science soviétique.
Il leur arrivait de poser aux défenseurs de la justice bafouée, afin de s'assurer à bon compte la reconnaissance de gens confiants, imprévoyants et naïfs. Mais en réalité ils semaient, dans la science soviétique, des graines de discorde, de méfiance, d'irrespect pour son passé et ses noms les plus glorieux. L'article appellait à liquider toute forme de pourriture, tout ce qui était étranger et hostile, tout ce qui empêchait la réalisation des grandes tâches confiées aux savants, durant la Grande Guerre patriotique, par le parti et le peuple. L'article s'achevait par ces mots: "En avant, vers de nouvelles conquêtes de la science! Suivons la voie glorieuse, brillamment éclairée par le phare de la philosophie marxiste, la voie sur laquelle nous guide le grand parti de Lénine et Staline!"
L'article ne donnait pas de nom, mais chacun comprit, au laboratoire, qu'il s'agissait de Strum
.

Vassili Grossman, Vie et destin, III, 20
(p. 628-629 de l'édition pocket)