19 novembre 2006

Europe, la voie romaine - Rémi Brague

Voici la présentation que j'avais rédigée pour présenter, en présence de l'auteur, le livre de Rémi Brague Europe, la voie romaine, lors des journées du livre chrétien de Tours (novembre 2006).


A en croire l’expérience socratique, le travail philosophique est un travail de définition. Tout l’intérêt de ce travail, il faut le soutenir, est de nous aider à vivre, et à bien vivre. Ainsi, lorsque Rémi Brague se penche sur la question de l’Europe, ce n’est pas uniquement pour apporter de l’eau au moulin de la pensée, mais bien pour nous aider à clarifier nos idées – en vue d’un bon positionnement de notre jugement face au problème européen qui envahit notre espace politique. Avant de nous prononcer sur un oui ou un non, un pour ou un contre, nous sommes nous posé la question de savoir de quoi parlions nous quand nous parlons d’Europe ? Dans le contexte maastrichtien dans lequel apparut initialement la réflexion, qui reste le nôtre, il faut revenir à la question d’une problématique unité de l’Europe, qui justifierait la construction de l’Union que l’on connaît. Quelle unité de l’Europe ?
La question est complexe. Tout comme la définition géographique de l’Europe n’est pas très claire et nécessite plusieurs angles de vue, établir celle de l’identité culturelle européenne va constituer un défi pour le philosophe. Celui-ci va résoudre le problème par une révolution du regard : il ne s’agira pas tant de chercher à définir l’unité d’un CONTENU que l’on pourrait rapporter selon divers critères discriminatoires à une identité européenne par opposition aux autres continents. Ce que Rémi Brague propose, c’est de faire évoluer notre regard du contenu vers le CONTENANT, du fond vers la FORME.

On ne définira donc pas l’Europe en tant qu’elle constitue une unité de sens, un contenu culturel ; il est sûrement impossible de mettre au jour une telle unité sous le nom d’ « Europe ». Il faudra montrer, et c’est l’enjeu du livre, que l’Europe se définit avant tout comme une FORME, un certain rapport à la culture.
D’emblée, Rémi Brague affirme que cette identité européenne constitue un héritage ROMAIN. Pourquoi ? Les romains ont été les « héritiers » des deux géants de l’antiquité : les grecs (Athènes) et les juifs (Jérusalem). Ils n’ont rien inventé ; ils ont tout transmis. L’identité européenne se définirait donc dans les termes d’une « secondarité culturelle ». Parler de secondarité, c’est mettre en avant une capacité réceptive et soucieuse du transmettre des apports incroyablement riches des « pionniers », et cela sur deux dimensions : celle d’un rapport dynamique au passé (transmission d’un héritage reçu) et celle d’une attitude ouverte sur l’étranger (appropriation de la culture des autres comme attitude spécifiquement européenne).
En ce sens, on ne peut définir l’Europe autrement que par un effort sur soi constant. Etre européen, ce n’est pas chercher à sauvegarder un contenu, mais bien à se maintenir dans cette attitude dynamique par rapport à la culture. On pourrait dire en quelque sorte que l’Europe constitue une culture au sens propre du terme : acte de faire croître et d’entretenir une matière vivante, reçue en héritage de ses parents, en cherchant toujours à en accroître la fertilité par de bonnes pratiques.

Comme il existe une « agriculture raisonnée », il existerait donc un rapport raisonné à la culture. Malheureusement, force est de constater que la secondarité culturelle caractérise de moins en moins l’attitude contemporaine. Poursuivons notre métaphore agricole et penchons nous sur la passion de nos contemporains pour le « bio » : n’est-elle pas symptomatique d’une attitude de rupture, typiquement marcioniste ? Je parle pour moi, mais le propos de Rémi Brague dénonce bien une nouvelle forme de marcionisme assise sur l’idée ravageuse de progrès. C’est-à-dire, une attitude de rejet du passé au profit d’une nouveauté qui serait radicalement autre – l’hérésie de Marcion constituant originellement un rejet de l’ancien testament et d’un Dieu créateur au profit du Dieu bon révélé par l’Evangile. Ainsi, la matière vivante que nous nous devons de cultiver devient de plus en plus morte – ce qui apparaît manifestement dans le recul de l’apprentissage des langues « mortes », pourtant matrices de notre européanité !
Au moment où il nous faut tirer la sonnette d’alarme quant à la perte de l’attitude de secondarité, voici que se révèle à nous un fait troublant, et peut-être gênant pour certains… Si l’Eglise catholique est dite romaine, si l’Europe est dite romaine, ne peut-on pas alors tirer certaines conclusions sur une possible européanité de l’Eglise, ou d’une probable catholicité de l’Europe ? On parle ici, bien sûr, toujours d’une forme, et non d’un contenu. Le bât va sûrement en blesser plus d’un, mais Rémi Brague est formel : ce ne sont pas les racines de l’Europe qui sont chrétiennes – expression qui a d’ailleurs bien dû le faire rigoler ! C’est la structure même de l’Europe, le fait européen, qui peuvent être dits chrétiens, en tant que romains et marqués par l’attitude de secondarité.
L’Eglise romaine, outre le fait qu’elle se pose comme l’héritière de l’empire romain sur le plan historique, reproduit la secondarité propre à la romanité dans son rapport à l’ancien testament et à la première révélation. S’il faut inventer de nouvelles attitudes de secondarité, notamment, comme le suggère Rémi Brague, quant à la relation entre l’homme et la création, la nature, la voie romaine pourrait bien passer par la voix de l’Eglise… et je force volontairement le trait, afin de vous laisser sur une note polémique en vue de susciter le débat, mais peut-être ne serait-ce pas trop exagérer que d’affirmer que le salut de l’Europe passera par l’Eglise…
Ill: Rémi Brague et moi, subitement saisie d'un profond sentiment d'imposture...

Un exercice amical autour de "Joie, Joie, Joie!"

Jean 15, 11 : « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète ».

« Joie, joie, joie ! »

C’est sur l’emploi régulier de cette expression innocente et ironique dans la bouche de Gai Luron, que se fonde ce petit travail à plusieurs mains.

Depuis bien des mois, la concrétude de la Joie me frappe. L’expérience de la joie me semble indépassable dans la vie spirituelle, expérience d’une plénitude intérieure, d’un débordement de l’âme et du cœur qui se répercute physiquement sur tout l’être ! La joie nous apporte peut-être une vague idée de ce que sera notre être glorieux, et de fait, la perspective d’une joie complète n’est autre que celle de la béatitude. Alors, si Dieu nous invite à être saints, cette sainteté passera par un chemin de joie.

L’obscurité et l’aspect délirant de mes propos vous laisse, j’en suis sûre, pleins de perplexité. Je vous rassure : mes deux amis les plus joyeux, j’ai nommé FUNNY Friend et GAI Luron se sont gentiment joints à ma démarche de réflexion sur la Joie.

Je vous présente donc en exclusivité deux grands moments :
1) The first predication of Brother Thomas, o. f. f. (de l’ordre des funnies friends), sur la joie veritable,
2) Un effort spinozien remarquable de notre ami Gai Luron qui nous permettra d’approcher ce concept fondamental de la pensée de Baruch.

Puis, viendra ma propre prose, mais je ne vous en dis pas trop pour mieux vous aguicher : il y aura du Pascal et du Bernanos.
Alors, un seul mot d’ordre : Joie, joie, joie !

18 novembre 2006

Le concept de joie dans la pensée de Spinoza, par Gai Luron


Introduction

Elise m’a fort gentiment proposé de disserter sur la notion de « joie » chez Spinoza ; je dois avouer que je fus initialement rétif à une telle proposition, d’une part parce que mes compétences en matière de Spinoza sont plus que limitées, et parce que, d’autre part, Spinoza est désormais accolé à un infamant 4 obtenu à un commentaire de texte à l’agrégation…
Mais, chacun ici le sait, nul ne saurait rien refuser à Elise, et je me suis vu dans l’obligation presque inconsciente d’accepter une telle offre. J’en profite pour te remercier, chère Elise, de m’accueillir sur ton blog, et de m’avoir donné l’occasion de travailler, fût-ce fort imparfaitement, ces textes qui me demeurent tant obscurs.

Je le répète, Spinoza est à mes yeux incompréhensible. Incompréhensible parce que contrairement aux Méditations de Descartes, par exemple, je ne suis jamais parvenu à reproduire moi-même l’itinéraire spirituel proposé par Spinoza, afin de parvenir à la béatitude. Car, il ne faut jamais l’oublier, Spinoza nous convie, dans l’Ethique, à la béatitude ; qui a refermé l’ouvrage doit avoir, sous peine de mécompréhension, atteint une béatitude éternelle. « C’est en ce sens, écrit Alquié, qu’il se sépare de tous les philosophes occidentaux de l’époque moderne. On n’a pas assez insisté sur cette différence, pas assez averti, au début de toute étude consacrée à Spinoza, que nous quittons avec lui le terrain sur lequel Descartes, Malebranche, Leibniz, Kant se sont placés. Or, c’est de cette différence que provient l’incompréhensibilité de l’Ethique. »[1]
A la suite d’Alquié, donc, je le dis clairement : je ne comprends pas Spinoza.

La question de la joie spinoziste est un concept central de l’Ethique, un pivot même pourrions-nous dire, mais un concept que, au même titre que l’Ethique en son entier, je ne comprends pas. Pourtant, si l’on regarde les définitions, la joie est on ne peut plus limpide : une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande. Cette notion de « passage » est capitale, ainsi que je tenterai de le démontrer ultérieurement ; il est essentiel de comprendre que la joie n’est pas un état, mais un passage, une transition, et en aucun cas, comme le remarque Delbos[2], une perfection en acte, comme on en trouve tant chez Aristote ou dans la scolastique.

L’essentiel du problème amené par la joie au sein du système spinoziste réside dans sa nature : bien que joie, elle est définie comme passive, ce qui grève d’avance la possibilité même d’une joie totale : l’extériorité de la cause sera toujours source de tristesse, laissera toujours la porte ouverte à une titillatio coquine qui viendra nous taquiner. Une joie pleinement vécue serait dès lors une joie active, une joie que l’âme connaîtrait en se contemplant elle-même ; mais une telle possibilité, cela est évident, engage la totalité du système spinoziste, pour être accomplie. Autrement dit, la joie charrie avec elle l’entièreté de l’Ethique, en ce que, ainsi que je vais tenter de le montrer, elle suppose le passage – le saut – dans la béatitude et la liberté divine pour être véritablement vécue et expérimentée. C’est à la possibilité d’un tel saut qu’est consacré le présent article.

I°) Sens et nature de la joie

a) La joie est un affect

La première occurrence de la « joie » dans l’Ethique se situe fort significativement dans un scolie, plus précisément dans la scolie de la proposition 11 du livre III. Ces quelques indications topographiques délivrent des renseignements de toute première importance quant à la nature de la joie spinoziste ; tout d’abord, sa localisation au sein du livre III témoigne clairement du fait que la joie est un affect, c’est-à-dire une affection du corps, susceptible d’augmenter ou de diminuer :

« Par affect, (per affectum), j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections. Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par l’Affect j’entends une action ; autrement une passion[3]. »

Par cette définition capitale, il nous est ainsi donné une alternative et une seule : si la joie relève des affects, alors elle est soit passive, soit active. Pour que la joie soit un affect actif, encore faut-il que nous soyons cause adéquate, c’est-à-dire cause « dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle. »[4] Dans tous les autres cas, la joie relèvera de la passivité.
Par ailleurs, Spinoza définit l’affect par un critère de variabilité, d’augmentation et de diminution, si bien que là encore, il faudra que Spinoza définisse la joie par cela même qui se trouve susceptible d’une oscillation.
Enfin, Spinoza prend la peine de distinguer l’affection qui a une efficace sur le corps de l’idée de cette affection, qui aura nécessairement une efficace sur l’Esprit, et non sur le corps.

Savoir que la joie est localisée dans le livre III, et donc dans la section consacrée aux affects, nous délivre donc d’emblée trois renseignements majeurs avant même que nous n’ayons abordé la définition de la joie en tant que telle :
1) La joie peut être active ou passive
2) La joie est un processus d’augmentation ou de diminution.
3) La joie pourra se rapporter au corps et / ou à l’esprit.

Ainsi que nous l’annoncions précédemment, c’est la proposition XI du livre III qui introduit la joie comme moment capital de la réflexion spinoziste :

« Toute chose qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette même chose augmente ou diminue, aide ou contrarie, la puissance de penser de notre Esprit. »[5]

Je ne reprendrai pas la démonstration de cette proposition, mais je vais essayer d’en montrer les implications : si l’Esprit peut être aidé ou contrarié, si l’Esprit est susceptible de connaître de telles variations quant à sa puissance, c’est qu’il existe des passages, des transitions, au sein même de l’Esprit, qui lui font connaître de telles variations. Le passage d’un état inférieur à un état supérieur, pour l’esprit, sera qualifié de « joie », tandis que l’inverse, c’est-à-dire la dégradation de l’état supérieur vers l’état inférieur sera qualifié de « tristesse ». Pour autant, l’Esprit qui recherche la plénitude ne recherche en rien ces instabilités permanentes, qui le font osciller de la contrariété à la satisfaction, et de la satisfaction à la contrariété ; l’oscillation même du mouvement de la joie et de la tristesse témoigne qu’il s’agit là d’une passion, que l’Esprit subit, et en aucun cas d’une action.
« Par Joie (Laetitiam) j’entendrai donc, dans la suite, une passion par laquelle l’Esprit passe à une plus grande perfection. Et, par Tristesse (Tristitiam), une passion par laquelle il passe à une perfection moindre. »[6]

b) La joie est transitio

Le premier résultat capital quant à la nature de la joie est ici clairement établi : la joie et la tristesse, loin d’être des états stables, prennent la forme de passages, de transitions, passages qui portent en eux le fait qu’il s’agit de phénomènes passifs, où l’esprit pâtit de son instabilité affective, et non de phénomènes actifs où l’Esprit déciderait de se perdre dans une oscillation sans fin. Toutefois, la troisième condition énoncée par Spinoza dans le cas de l’affect portait sur le rapport de celui-ci non seulement à l’esprit, mais aussi au corps ; or, jusqu’à présent, la joie s’est cantonnée clairement à une oscillation de l’Esprit, sans que le corps ne trouve de raison pour intervenir. C’est ici que la rigueur spinoziste entre en jeu, et impressionne par sa cohérence : le corps, chez Spinoza, est clairement défini comme l’ « objet de l’Esprit », si bien que l’Esprit ne connaît jamais que les affections du corps[7]. Si, donc, l’Esprit perçoit ces passages, ces transitions que sont la joie et la tristesse, alors il perçoit nécessairement en même temps les affections du corps qui y correspondent. Si bien que l’on obtient le résultat suivant : la joie et la tristesse, en tant qu’elles se rapportent à l’Esprit, relèvent nécessairement du corps tandis que si elles se rapportent au corps, elles ne sont pas nécessairement perçues par l’Esprit.

Cette disjonction où tout ce qui est perçu par l’Esprit relève du corps, tandis que tout ce qui relève du corps ne se rapporte pas nécessairement à l’Esprit est magnifiquement exprimée dans la suite du scolie :
« De plus, l’affect de Joie, quand il se rapporte à la fois à l’Esprit et au Corps, je l’appelle Chatouillement ou Allégresse (Titillationem vel hilaritem) ; et l’affect de la Tristesse, Douleur ou Mélancolie. »[8]
Le caractère simultané rendu par la séquence « quand il se rapporte à la fois …» est ici fort significatif ; il n’est pas systématique que la joie et la tristesse concernent à la fois l’esprit et le corps, ce qui signifie, en clair, que la joie et la tristesse ne se rapportent pas toujours à l’esprit puisque si joie et tristesse étaient nécessairement des variations spirituelles, l’objet de celles-ci serait corporel, auquel cas Spinoza ne prendrait pas la peine de préciser l’éventualité des cas où joie et tristesse se rapportent à la fois à l’Esprit et au corps.

Cette clarification sémantique et conceptuelle de la joie et de la tristesse nous a ainsi livré deux résultats et une promesse.
Tout d’abord, la joie et la tristesse ne sont pas des états mais des devenirs, des transitions (Spinoza emploie le terme latin de transitio), ce qui signifie que la joie et la tristesse constituent des passages au sein de l’esprit et du corps. Il est également indubitable que ce sont des passions, que subissent le corps et l’Esprit, lesquels se retrouvent ballottés de part et d’autre par cette incessante oscillation des affects. Toutefois, de cette situation instable naît une promesse : de même qu’il est possible de quitter les états de contrariété pour atteindre la satisfaction dans un mouvement que Spinoza nomme « joie », de même il semble possible de dépasser cette passivité déplorable pour asseoir une joie active ; telle est la promesse à laquelle nous convie Spinoza. « Le projet pratique de l’Ethique, écrit Jean-Marie Vaysse, qui est de montrer comment on peut passer de la servitude passionnelle à la liberté de la raison, est donc indissociable d’une théorie de l’affectivité expliquant comment aller de la tristesse à la joie et des passions aux actions. »[9]

c) Un cas particulier de la joie : l’Amour


Aller de la tristesse à la joie, et de la passion aux actions, tel est le programme qui nous est imparti. Il va de ce fait nous falloir trouver une situation où la joie ne soit pas fondamentalement passive ; or, une telle quête est d’emblée impossible ou contradictoire car ce serait remettre en cause le résultat précédent, à savoir la nature passive de la joie et de la tristesse. Spinoza est donc logiquement acculé à dériver l’objet de la joie, ou plutôt de placer aux côtés de la joie par essence passive, quelque chose de l’ordre de l’activité. Ce à quoi va donc se livrer Spinoza, c’est à une définition d’un cas particulier de la joie, celui où celle-ci se trouve accompagnée d’une cause extérieure. Autrement dit, au lieu que l’on en reste à une joie comme passage d’un état interne soumis à la passivité, on assiste ici à une causalité externe accompagnant la joie : cette joie accompagnée d’une cause extérieure, Spinoza lui donne un nom précis : l’amour.
« l’Amour n’est rien d’autre qu’une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, et la Haine, rien d’autre qu’une Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. »[10]

Ce scolie spinoziste a deux implications majeures :
1) L’amour n’a de sens que vis-à-vis d’une extériorité. Il n’y a d’amour que si la joie parvient à être accompagnée de cette cause extérieure. Il n’est pas possible de soutenir qu’il s’agit ici d’un amour de soi.
2) Pour autant, l’amour demeure une modalité dérivée de la joie, et demeure à ce titre très certainement passif. Il ne s’agit en rien d’une relation biunivoque entre deux êtres, l’amant et l’aimé, mais d’un terme synthétique, l’amour, où prime très nettement l’amant, puisque son amour est abordé à partir de sa joie propre. Nulle réciprocité dans l’amour spinoziste, il ne s’agit pas de penser l’amour entre deux êtres, mais de comprendre comment cette cause extérieure accompagnant la joie peut contribuer à l’obtention du salut pour un individu, et non pour le couple.

L’amour, somme toute, par lequel la joie est accompagnée d’une cause extérieure ne résout en rien le problème de la passivité de la joie ; de fait, Spinoza poursuit ses propositions en qualifiant l’amour et la haine par des termes nettement passifs.
« Qui imagine affecté de Joie ou bien de Tristesse ce qu’il aime sera lui aussi affecté de Joie ou bien de Tristesse ; et l’un et l’autre affect sera plus ou moins grand dans l’amant, selon que l’un et l’autre est plus ou moins grand dans la chose aimée. »[11]
Outre qu’il y va toujours de l’amant, et jamais de l’aimé, ce qui se comprend parfaitement dans la logique spinoziste du salut, l’affect domine sans partage, ce qui signifie clairement que la passivité domine dans l’exacte mesure où la cause extérieure ne saurait être cause adéquate.

II°) Y a-t-il des joies actives ?

a) L’interprétation de Gilles Deleuze

Il semble à ce stade que nulle possibilité de fonder une joie active ne soit donc possible ; l’amour lui-même porte en lui son lot de passivité, précisément parce que la cause qui accompagne la joie passive demeure extérieure, et ne saurait devenir adéquate ; disons-le franchement, Spinoza ne parle pratiquement jamais de « joie active », ce serait là une parfaite contradictio in adjecto. Pourtant, un commentateur, et pas des moindres, a tenté d’interpréter ce monstre hybride de la joie active, afin de remédier à ce cette aporie de la joie passive, dans le but de tenter un saut vers une « joie active », locution qui n’apparaît pas comme telle dans l’Ethique. Ce commentateur est évidemment Gilles Deleuze, dont je vais tenter de restituer le raisonnement : la question qu’il pose est fort simple au demeurant : est-il possible de transformer la cause extérieure de l’amour en cause adéquate ? Dès lors qu’il y a joie, il y a augmentation de la puissance, l’augmentation étant même confondue avec le passage induit par la translatio de la laetitia. S’il y a action joyeuse, elle résulte d’une cause interne. « Quand Spinoza suggère que ce qui convient avec la raison peut aussi en naître, il veut dire que toute joie passive peut donner lieu à une joie active qui s’en distingue seulement par la cause. »[12]
Il faut ici être très ferme : jamais Spinoza ne dit explicitement qu’il existe des joies actives, et du reste, le phrasé de Deleuze ne dit pas autre chose : quand Spinoza dit x, il faut entendre y. Or, si Spinoza dit effectivement x, il ne dit pas textuellement y, y étant la fameuse « joie active »…

La thèse de Deleuze, parce qu’elle est célèbre et intéressante mérite d’être étudiée dans toute sa force interprétative : peut-on envisager une joie formée par une cause adéquate, interne, une cause dont les effets seraient immédiatement intelligibles puisque immanents ? A mieux y regarder, la question que pose Deleuze n’est pas furieusement révolutionnaire : elle ne fait qu’examiner la possibilité décrite par Spinoza lui-même d’un affect actif, en tant que nous en serions cause adéquate[13]. Toutefois, la voie qu’il propose pour y répondre s’avère assez originale ; pour que l’on ait une cause adéquate, il faut partir d’un raisonnement juste, nécessairement fondé sur des notions communes, seules prémisses valables aux yeux de Spinoza. Si nous voulons obtenir une joie active, il nous faut de ce fait déterminer quelles sont les notions communes constituant le point de départ du raisonnement, lesquelles notions communes nous feront comprendre les rapports de convenance et de disconvenance.

b) L’éphémère argument des notions communes

De toute évidence, les notions communes se rapportent à ce que Spinoza nomme le « deuxième genre de connaissance », c’est-à-dire à la raison[14]. Or, nous dit Deleuze, dans le deuxième genre de connaissance, caractérisé par les notions communes, nous en restons aux notions inadéquates d’affection, elles ne deviendraient adéquates que dans le troisième genre. Cet argument est à la fois violemment faux, en ce qu’il occulte la caractéristique majeure de la connaissance du deuxième genre qui consiste justement à avoir des idées adéquates des propriétés des choses, et de mauvaise foi car il consiste à dissimuler totalement une question spinoziste posée par la nature même de la joie que je vais détailler sous peu.

Au fond, la thèse de Deleuze est simple à comprendre : la joie ne devient véritablement active que dans la liberté divine, donc dans la béatitude où, nous dit Deleuze, « procédant de l’idée de nous-mêmes telle qu’elle est en Dieu, nos joies actives sont une partie des joies de Dieu. »[15] Il n’y aurait donc de joies actives que dans le cadre de la béatitude, donc à l’issue de la cinquième partie de l’Ethique dans l’exacte mesure où la béatitude se définit justement comme la « possession d’un amour actif tel qu’il est en Dieu. »[16] Outre la terminologie assez flottante qu’emploie Deleuze, passant indifféremment de la joie active à l’amour actif, il s’agit de bien saisir le nerf de la pensée deleuzienne : pourquoi le deuxième genre de connaissance ne suffirait-il pas à assurer la possibilité d’une joie active, puisque ledit deuxième genre se définit justement par la cause adéquate ?

c) Du deuxième au troisième genre de connaissance

La réponse de Deleuze à la question précédente est surprenante : parce que Dieu, dans le deuxième genre, puisqu’il ne pense pas par notions communes, ne peut ressentir de joie active, il nous faut somme toute renoncer au deuxième genre de connaissance et plonger dans le troisième. Autrement dit, selon Deleuze, la joie active véritable ne pourrait être que celle dont Dieu est capable, et cela infirme immédiatement la possibilité de celle-ci au sein du deuxième genre, ce qui expliquerait du reste l’insolente absence de la locution « joie active » avant le cinquième livre de l’Ethique.

Une telle thèse eût été acceptable si, dans l’économie générale de sa thèse, Deleuze avait respecté deux conditions :
1) si Deleuze n’avait pas entamé son raisonnement par la nécessité d’une cause adéquate qui semblait somme toute s’arrêter au deuxième genre de connaissance.
2) Si Deleuze, moins aveuglé par sa fascination de l’immanentisme, avait reconnu une certaine hésitation spinozienne.

Il est tout à fait vrai que selon Spinoza, le troisième genre de connaissance naît du second[17] et qu’à ce titre un dépassement des notions communes est envisageable. De surcroît, il est vrai qu’une variation de la joie et de l’amour refait surface dans le cinquième livre : connaître par le troisième genre, nous dit Spinoza, nous donne du plaisir. Mais cela ne nous dit pas pourquoi Deleuze a tant insisté sur la nécessité d’une cause adéquate comme condition nécessaire et suffisante de la joie active, ce qui ne semble pas être finalement le cas aux yeux de Deleuze, ni pourquoi le saut dans la béatitude s’avère indispensable. Tout se passe comme si Deleuze s’était rendu compte en cours de route que la joie active ne se réalisait pas avec les seules causes adéquates du deuxième genre et que, lui-même surpris par cette non-réalisation, il avait occulté l’incompréhensible besoin du saut dans la béatitude pour que celles-ci se réalisent. En somme, pour le dire clairement, si l’on comprend très clairement pourquoi les joies actives se réalisent dans la béatitude, il est incompréhensible qu’elles ne se réalisent pas dans les causes adéquates du deuxième genre, et cette non-réalisation ne nous est guère explicitée par Deleuze alors même qu’il avait annoncé la nécessité de leur réalisation…

III°) Joie active et Amour intellectuel

a) La joie de comprendre Dieu

Nous sommes désormais en plein dans la béatitude et c’est en elle qu’il nous faut quêter des traces de la joie active, comme accomplissement plénier de celle-ci.
« Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. »[18] Comprendre que Dieu est éternel, c’est immédiatement lui vouer un amour éternel. Ainsi, « l’amour intellectuel de Dieu qui naît du troisième genre de connaissance est éternel. »[19]
Il est capital de ne pas mésinterpréter le texte : ce que Spinoza affirme est assez clair : c’est parce que je connais que j’aime Dieu. Mieux, l’amour pour Dieu est le résultat de la quête cognitive achevée par le troisième genre, si bien que la finalité éthique n’est autre que l’accomplissement de la connaissance ; ainsi que le déclare avec justesse Matheron, « le Souverain Bien, loin d’avoir seulement pour condition nécessaire la connaissance vraie de Dieu, se définit tout entier par elle ; la béatitude, c’est la joie de comprendre Dieu (…). »[20]
Il est capital de comprendre ici comment la joie est pleinement active en tant qu’elle est l’acte même de connaissance et de compréhension divins, elle est ce passage cognitif qui a mené à Dieu. Matheron a pleinement raison d’insister sur le fait que le souverain bien n’est autre que la connaissance totale de Dieu par laquelle il m’est donné de l’aimer. Autrement dit, le souverain bien est à la fois un accomplissement du processus cognitif et la totalité de celui-ci ; la nature géométrique de l’Ethique veut que la béatitude soit constituée de l’entièreté des propositions qui l’ont générée. Dès lors, la joie de comprendre Dieu n’est autre que l’entièreté des propositions qui ont mené à cet état.

b) L’amour de Dieu : du génitif objectif au génitif subjectif et l’hésitation spinozienne

Si la joie de comprendre Dieu est précisément le fait de le connaître, il serait pleinement logique que Dieu s’aime lui-même dans l’exacte mesure où il se connaît. C’est précisément ce que déclare Spinoza dans le livre V :
« L’Amour intellectuel (Amor intellectualis) de l’Esprit envers Dieu est l’Amour même de Dieu, dont Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’Esprit humain, considéré sous l’aspect de l’éternité (sub specie aeternitatis), c’est-à-dire, l’Amour intellectuel de l’Esprit envers Dieu est une partie de l’Amour infini dont Dieu s’aime lui-même. »[21]

Dans une certaine mesure, eu égard à la logique générale de l’ouvrage, il est tout à fait nécessaire que Dieu s’aime dès lors qu’il se connaît ; mais un point demeure obscur : pourquoi Spinoza parle-t-il encore d’amour ? L’amour, on s’en souvient était une cause extérieure accompagnant une joie. Or, il est ici manifeste que Dieu est cause de sa joie, que cela suffit à l’aimer. En somme, Dieu ne peut être que aimé par l’homme (et par lui-même) puisqu’il ne lui est plus extérieur ; mais dans ce cas, pourquoi est-ce encore de l’amour, puisque la cause n’est plus extérieure ? On aurait pu croire que Spinoza aurait, entre temps, changé de définition de l’amour ; mais il n’en est rien, l’amour du livre V est toujours une cause extérieure accompagnant une joie. Comment comprendre cela ? Je partagerais volontiers l’interprétation d’Alquié selon laquelle les indécisions finales, voire les hésitations du livre V témoignent bien de la « juxtaposition de deux doctrines différentes, résultant elles-mêmes de deux exigences opposées »[22] : Spinoza n’a pas pu ni su trancher entre le Dieu impersonnel qu’il appelait de ses vœux, ce fameux Deus sive natura et le Dieu personnel, hérité de la Bible et de sa culture personnelle. De là cette indécision entre un Dieu pleinement immanent, et un Dieu qui conserve quelque chose de la transcendance, indécision qui se retrouve pleinement entre la nécessité de faire de l’amour une cause immanente, et la définition même de l’amour qui suppose l’extériorité de la cause.

c) Spinoza et Heidegger

Quoi qu’il en soit, si l’amour intellectuel est pleinement amour, il doit nécessairement être joie, puisque l’amour est, ne l’oublions, pas une forme particulière de la joie. Cette joie active qui prend la forme de l’amour intellectuel au sein de la béatitude, telle semble être la seule forme possible de réalisation de la joie comme activité, au cours du projet de l’Ethique. Autrement dit, l’amour intellectuel comme seule forme possible de joie active revêt un caractère d’authenticité, comme si, somme toute, les formes précédentes de joie étaient frappées d’un caractère inauthentique : toute la passivité qui grève les joies du livre III résulte de quelque chose comme la finitude même, comme la limitation nécessaire des perfections, du point de vue de leur cause. Si bien que je serais tout à fait enclin à suivre l’interprétation brillante de Jean-Marie Vaysse, fort bien résumée en un bref article, et que l’on pourrait exprimer, avec lui, en ces termes : « La joie éthique ne serait ainsi qu’un autre nom pour dire ce que Sein und Zeit appelle angoisse. De même que chez Heidegger l’angoisse est la seule tonalité affective authentique, la joie-béatitude est chez Spinoza le seul affect qui ne soit plus une passion (…). »[23]

Si Vaysse compare, avec raison, l’angoisse heideggerienne à la joie active spinozienne accomplie au sein de la béatitude, c’est que, dans les deux cas, il y va de la liberté. L’angoisse est précisément ce qui met le Dasein devant son « être libre pour… » tout comme la béatitude est le lieu de la liberté accomplie. Tout se passe comme si, chez Spinoza et Heidegger on ne vivait pleinement qu’au moment précis où s’ouvrait devant nous cette immensité, ce gouffre de la liberté absolue, bref ce moment où l’on quittait la conscience. Il n’y a d’accomplissement que lorsque l’objet cesse d’être objet, il n’y a de joie véritable que lorsque nous sommes à nous-mêmes notre propre objet de joie, que lorsque Dieu que nous aimons, nous aime parce qu’il se reconnaît en nous. Il n’y a d’activité, en somme, que lorsque la conscience se fait passive, que lorsque la conscience n’a plus d’objet face à elle.
« Joie, joie, joie », en définitive, ne prend tout son sens qu’au terme de la quête intellectuelle qui s’achève dans la béatitude, où la liberté pleine et vécue ouvre sur l’incommensurable, l’infini béat de la vie en Dieu.

Conclusion

La question de la joie apparaît, au terme de ce bien trop bref article, dans toute sa difficulté : il n’y a de joie active, et donc authentique, véritable, pleinement vécue que dans la béatitude, c’est-à-dire dans ce stade que peu de lecteurs, selon toute vraisemblance, ont connu et expérimenté.
De toute évidence, la joie action aurait dû se réaliser dans le deuxième genre de connaissance, et plus précisément lorsque Spinoza avait énuméré la consistance de la générosité, de la force d’âme, de la fermeté, etc. Toutes ces actions engendraient des passages menant vers une plus grande perfection. Les causes étaient ici adéquates, internes, et pourtant Deleuze crut bon de déporter l’accomplissement réel des joies actives au sein du troisième genre de connaissance, en ce sens que la substitution de la nécessité interne à la passivité externe générait la liberté divine, du livre V. Ce mouvement est légitime, puisqu’au fond, c’est celui qu’observe Spinoza ; toutefois, on ne peut que déplorer l’absence réelle de compréhension de la nécessité du passage, et, plus profondément de la raison pour laquelle le deuxième genre est lacunaire ou insuffisant quant à l’obtention de la joie active.
Pourquoi ce saut que rien ne laissait préfigurer ? Je crois que somme toute il est très difficile d’admettre qu’une cause adéquate suffirait à rendre active une joie, puisque cela supposerait que l’âme, se contemplant elle-même, parviendrait à faire de la joie une action. Et cela, Alquié a pleinement raison, c’est incompréhensible, ce qui me ferait dire que Deleuze n’a pas compris non plus ce processus, ce qui explique sa relative impasse quant à l’explication de celui-ci. Dès lors, il est directement passé à la question de la béatitude, laquelle présente l’incommensurable mérite d’être clairement exposée par Spinoza : il va de soi que dans la béatitude, toute joie ne sera qu’active.
Seulement, au moment même où la logique du système est davantage compréhensible, la possibilité de l’expérimenter s’écroule ; si nous pouvions tous expérimenter le deuxième genre de connaissance, il est fort peu crédible que nous soyons en mesure de parvenir au troisième, si bien que si les joies actives ne s’accomplissent véritablement que dans la béatitude, nous sommes pratiquement condamnes à ne jamais les connaître.

En somme, le scepticisme à l’égard de la pensée spinoziste que je reprends à Alquié provient d’un problème capital, et qui court tout au long de l’Ethique : le passage du deuxième au troisième genre. Est-il réellement possible, à l’aide d’un enchaînement géométrique, de quitter le point de vue du deuxième genre, et de plonger au sein du troisième, c’est-à-dire dans l’infinie liberté de la béatitude ? Avec Alquié, j’avoue que je ne le crois pas, et je préfère, pour finir avec mes habituelles lubies, la dialectique hégélienne pour résoudre les contradictions réelles que les mathématiques, fussent-elles géniales, ne sauront jamais résorber.

Notes


Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, PUF, coll. Epiméthée, 1981, p. 11
[2] Victor Delbos, Le Spinozisme, Vrin, 2005, p. 130, sqq.
[3] Spinoza, Ethique, livre III, définition 3, traduction Bernard Pautrat, Seuil 1988, points seuil, 1999, p. 203
[4] Ethique, Livre III, définition 1, op. cit, p. 203
[5] Ethique, Livre III, proposition XI, op. cit., p. 221
[6] Ibid., scolie, p. 223
[7] « L’Esprit ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps. », in Ethique, Livre II, prop. 23
[8] Ibid.
[9] Jean-Marie Vaysse, Joie, mort, angoisse, in Spinoza et les affects, Groupe de recherches spinozistes, travaux et documents, N°7, Presse Sorbonne, 1998, p. 9
[10] Ethique, Livre III, Prop. 13, scolie, op. cit., p. 227
[11] Livre III, prop. 21, p. 237
[12] Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968, p. 253, sq.
[13] Ainsi que nous l’avions montré dans la définition 3 du livre III
[14] « de ce que nous avons des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses ; et cette manière, je l’appellerai raison et connaissance du deuxième genre. », Livre II, prop. 40, scolie 2.
[15] Deleuze, op. cit., p. 288
[16] Ibid.
[17] cf. Ethique, V, prop. 28
[18] Ethique, V, prop. 32, corollaire, p. 525
[19] Ethique, V, prop. 33, p. 525
[20] Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants, Aubier-Montaigne, 1971, p. 107
[21] Ethique, V, prop. 36, p. 529
[22] Ferdinand Alquié, op. cit., p. 342, sq.
[23] Jean-Marie Vaysse, art. cit., p. 20

De vero gaudio, par Funny Friend

Biens chers Frères, bien chères Soeurs,


A l'invitation de notre amie Agathe et en ma qualité d'apprenti prêcheur voici que je vous propose une petite méditation sur la joie véritable. Elle fut rédigée un soir d'exaltation mystique, vous voudrez donc bien en excuser le ton parfois « psychédélique » ou son manque de cohérence. Je baserai mon propos sur ce verset de l'évangile de Jean : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite » (Jn 15, 11) et plus largement sur l'ensemble de la parabole de la vraie vigne (Jn 15, 1-17).



Pour commencer pourquoi avoir choisi de vous parler de la joie véritable ? La joie, un des plus beaux sentiments que l'on puisse ressentir, pourrait-elle être mauvaise ou artificielle ? Pour répondre à ces questions préliminaires il suffit de nous plonger dans notre quotidien. Il existe une joie artificielle et c'est la plus fréquente. C'est elle qui régit nos rapport sociaux. C'est elle qui peut nous faire sourire ou nous faire dire « Je vais bien » alors que tout va mal dans ma vie. C'est elle aussi qui nous rassure et nous entretien dans un certain paraître, dans le « theatrum mundi ». Je chante, je saute comme un cabri, je ris, je danse, je croque la vie à pleine dent mais au fond de moi qu'en est-il ? Parce que vous vous rendez bien compte que toute cette joie n'en est pas, parce que vous avez tous en tête l'exemple concret d'un de vos proches qui se leurre dans ce pseudo-bonheur; voilà pourquoi il nous faut parler de la joie véritable.

La joie véritable, mes amis, est don de Dieu. Elle participe de la Grâce. En effet elle ne peut être reçue qu'après un véritable travail sur soi, après une conversion. Il faut se laisser émonder par la Parole de Dieu. L'amour, la joie dont nous pouvons faire preuve n'est que la transmission de la joie ressentie au plus intime de nous-même au contact de la Miséricorde. Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. Nous sommes faits de briques et de broques, totalement limités. C'est la conscience aiguë de tout cela qui nous rend tristes. Mais par la grâce du baptême et par sa victoire sur la mort, Dieu nous révèle la merveille que nous sommes. C'est ce basculement vers la prise de conscience de notre dignité qui nous rend véritablement heureux. Cette joie est alors tellement puissante qu'elle déborde.

Débordements de joie. Le lieu principal de l'expression de la joie parfaite se situe dans la rencontre avec mon prochain. "Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n'a de plus grand amour que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime. Je ne vous appelle plus serviteurs, [...] je vous appelle amis." Finalement ce n'est que la répétition de ce que j'ai vécu intérieurement. Le Christ est venu à ma rencontre, je dois désormais aller à la rencontre de ceux qui m'entourent.
C'est ce vivre ensemble, tous liés par l'Amour, qui fait que l'appel au bonheur, à la joie parfaite lancé par le christianisme n'est pas un hédonisme.
Ce n'est pas la joie coûte que coûte et vaille que vaille. Parce que la vie n'est pas un long fleuve tranquille cette joie véritable doit pouvoir se transformer en paix du coeur quand tout va mal, quand je suis complètement abdg. Si Dieu paraît éloigné, alors ce sont mes proches qui deviendront un soutien. Selon le dessein même de Dieu l'autre devient donc un reflet de Sa présence. Confiant en l'Amour, en la Miséricorde de Dieu véritablement et intensément ressentie, j'essaie de prendre patience : à la nuit succédera le jour !! Tout passe mais Dieu demeure.
Dans la mesure où il faut être à la hauteur du point de vue rhétorique, permettez-moi, avant de conclure, une petite digression.
Le soir même où je rédigeais cette modeste contribution au blog d'Agathe j'ai eu une longue conversation avec un jeune catholique tradi qui chercha (en vain, bien sûr !...) à me convaincre qu'il n'était pas possible de célébrer des messes festives puisque, je cite, « la commémoration du sacrifice sanglant du Christ doit être emprunt d'une profonde gravité ». Certes ! Mais cette affirmation semblera totalement incomplète aux catholiques éclairés qui surfent sur nos pages. Le mystère de la Passion du Christ célébré durant l'Eucharistie est indissolublement uni à celui de la Résurrection. Tristesse et gravité dans ce qui fait le tragique de la vie mais le tout transfiguré par la Miséricorde, le tout relevé par l'Amour Infini. Alors n'ayons pas peur. Chantons, dansons, crions notre joie d'être sauvés par le Christ dans nos célébrations eucharistiques. « Dieu est une fête aujourd'hui, la fête de la Vie, Alléluia !! » [euh, pas trop quand même, funny friend, note d'Agathe!!!].

On peut donc conclure en disant que sur le chemin qui conduit à la joie parfaite chacun se situe à un niveau différent. De toute évidence d'ailleurs, il nous faut humblement reconnaître que la joie parfaite ne pourra se vivre intégralement qu'au Ciel dans l'union parfaite avec le Dieu-Trine et par Lui avec tous nos frères hommes. En prévision de ce que sera la Communion des Saints j'en appelle à votre responsabilité de chrétiens : recherchez toujours en vous-même la joie véritable et soutenez-vous les uns les autres, admonestez-vous les uns les autres pour avancer sur le chemin de la Conversion et sur celui de la transmission de la Joie des Enfants de Dieu.


PAIX ET JOIE !!

17 novembre 2006

La Madone sixtine, ou : le secret du vieux rideau enfin révélé


A ma marraine Anne, source d'émerveillements intenséments partagés...
Dans les conférences sur l'histoire de la peinture, données sur France Culture en 2003, l'historien de l'art Daniel Arasse nous introduit avec beaucoup de pudeur dans l'intimité de la Madone Sixtine de Raphaël, ce tableau aussi énigmatique que fameux. La profonde connaissance de l'oeuvre, manifestée en quelques phrases par cet homme proche de la mort, constitue ce que j'ai envie d'appeller une invitation à la conversion, à une brêche ouverte vers le ciel.
L'art est évidemment une fenêtre ouverte sur le mystère de l'Incarnation, mais nul tableau ne l'exprime peut-être mieux que cette Madone : le contraste frappant entre la transcendance infinie de Dieu et l'incroyable évènement de sa venue à la condition humaine en fait un objet de méditation inépuisablement riche.
Ce qui me touche dans ce tableau, de façon immédiate et profonde, c'est cette vieille tringle, un peu tordue, qui supporte ce rideau vert, qui a l'air bien lourd et épais. Un rideau que j'imagine d'une matière dense, qui étouffe les bruits et qui protège bien ce qu'il cache; un rideau sûrement un peu poussiéreux, qui impose le respect et le silence. Le vieux rideau du salon, celui qui fascine les petits enfants qui veulent toujours se cacher derrière son opaque écran...
Et justement, il y a de petits enfants au bas du tableau. Enfin, de petits anges, des chérubins, qui ont l'air un peu triste et songeur. Peut-être sont-ils troublés d'avoir, avec l'ouverture de ce rideau, perdu le lieu de leurs jeux et de leurs imaginations. Car le rideau est ouvert sur le ciel. Il n'y a plus de mystère, il n'y a plus de cachette. Il y a une mère qui porte son enfant, et qui avance vers nous avec les pieds nus. On dirait qu'il y a du vent dans son vêtement; le rideau n'isole plus cette partie de l'espace. Elle est exposé au froid et aux intempéries...
Le rideau s'est ouvert comme pour une représentation théâtrale. Mais le secret du rideau n'est pas le fantastique spectacle que l'on attendait, et voila une mère qui s'avance vers nous, avec les pieds nus. Elle quitte les nuées, où elle était entourée par les mutitudes des anges et des puissances célestes, et elle s'avance vers nous avec son enfant dans les bras. Le spectacle n'est pas celui qu'on attendait, et le secret du vieux rideau est presque déçevant.
En tous cas, il est mystérieux, comme le visage de cette mère, et celui de son fils. Il a l'air d'un adulte alors qu'il n'est qu'un bébé; un air grave. Le secret du vieux rideau, c'est cet enfant...
Le rideau, le voile du temple, est levé, il se déchire.
Dieu est accessible à chaque homme grâce à ce petit et à sa mère, grâce à Jésus qui se fait homme, et grâce au don de la Madone qui présente et offre à l'humanité la chair de sa chair. C'est Jésus, l'ultime grand-prêtre, qui donne à chacun de glorifier Dieu dans son corps même, dans l'Eglise. Le vieux rideau du Temple, fatigué et mystérieux, n'a plus de raison d'être : les saints, Sixte et Barbe, sont aux pieds de la Vierge, derrière la limite du voile, au ciel. Et les anges qui étaient les gardiens du voile contemplent cet évènement avec nostalgie et perplexité.
Dans l'image de la Madone à l'enfant c'est déjà le Crucifié qui apparaît.
"Et voila que je voyais la vérité de ces visages, Raphaël les avait dessinés il y a quatre siècles: c'est ainsi que l'homme marche à la rencontre de son destin. La chapelle Sixtine... Les chambres à gaz de Treblinka..."

Histoires de peintures, Daniel Arasse, coédition France Culture/Denoël, 2005.

La Madone Sixtine, inédit de Vassili Grossman, éditions Interférences, 2002.

09 novembre 2006

De l'humain et de l'humanitaire

Agathe est heureuse, alors elle parle d'elle à la troisième personne.
Petite joie du travail, je suis fière de mon entreprise.
J'ai ouvert hier un compte "refusable"... avec la bénédiction de ma hiérarchie. Miracles...
Intercédant auprès de ma chef, l'Esprit m'inspira des mots qui m'étonnent encore. Ouvrir un compte pour permettre à une adulte handicapé de recevoir son allocation,
ce n'est pas de l'humanitaire, c'est de l'humain.
Vive le Crédit Agricole.

05 novembre 2006

En guerre contre soi-même: merci à Bruno


Je vous conseille vraiment de prendre deux heures de votre temps pour aller lire et méditer le texte de Bruno, publié sur le blog de Gai Luron, intitulé "En guerre contre soi-même, un Derridrame en 5 actes".


D'abord, parce que les grands esprits se rencontrent, cette réflexion vient couronner ma méditation sur Babel. Mais au delà du problème de la traduction, Bruno propose une lecture de la pensée derridienne selon cette idée du "Drame", réellement passionnante. Pour la première fois, merci Bruno, je me demande si la notion de "Drame" n'est pas la plus propre pour penser la condition de l'homme - preuve par quatre avec ton texte, et ton interprétation de Derrida, que ce soit la pensée ou l'homme.


Le drame n'est pas la tragédie. La tragédie implique effectivement un destin, et, consécutivement, une impuissance - et donc une passivité essentielle pour ceux qui la vivent, ou plutôt une inutilité de leurs actions: l'aboutissement étant, dans tous les cas, déjà fixé. D'où cette facilité à appliquer le schéma tragique, lorsque l'on pense l'homme comme créature de Dieu, soumis à un schéma providentiel. Par contre, avec la notion de Drame, on quitte cette perspective providentielle, on quitte cette transcendance, et ne reste plus que le vécu présent de la violence: je cite Bruno: "Telle est mon hypothèse: à partir des différents motifs littéraires et linguistiques abordés, il est possible de retrouver, sous une forme explicite ou au contraire concentrée et germinatoire, les différents "actes" d'une pensée qui prendrait tous les traits d'un drame. Il faut parler de drame, et non de tragédie. Si l'on parle de drame, ce n'est pas vraiment de fatalité, d'inéluctabilité, ni de destin allant contre toute volonté individuelle, qu'il sera question, mais de la présence de la mort (et donc de la violence) dans chaque moment de la vie, à l'état latent ou bien comme une réalité constatable".


Je me méfie beaucoup des conceptions quiétistes de la vie spirituelle. Il y a fort à parier que ceux qui considèrent la foi comme un baume sur les blessures, une consolation, un moyen de se rassurer devant leur finitude, n'aillent pas jusqu'au bout de l'exigente démarche impliquée par la présence de Dieu à nos côtés. A prendre la vie chrétienne sous cet angle, on tombe sous le reproche nietzschéen... La foi n'est pas un confort: si on la comprend comme telle, on se déshumanise, car on cherche à se cacher à soi-même les tensions qui nous constituent. Assumer son humanité, c'est accepter cette guerre contre soi-même (je souligne): "la vie d'un être en guerre contre lui-même, la vie comme guerre ininterrompue, ou la guerre intérieure comme condition a priori d'une vie digne d'être vécue".


Je suis convaincue que la parole de Dieu est, comme la pensée de Nietzsche, et d'après ce que Bruno nous en dit, celle de Derrida, une épée, une arme qui nous renvoie à la guerre de nos contradictions internes. Ainsi, à chaque fois que la tentation s'installe de faire de notre vie spirituelle une tour de Babel "totalité auto-suffisante", Dieu vient semer la confusion et nous renvoie à notre propre finitude... En quoi je pense que la philosophie comprise comme ébranlement, comme déconstruction, est essentielle...


L'enjeu de la vie humaine, l'enjeu de la philosophie même, ne sera dès lors pas tant la recherche de la réconciliation, impossible à atteindre, mais le maintien de ce face à face quotidien entre soi et ses contradictions. "Blessé et blessant, vulnérable et tranchant, "mortel" encore, dans les deux sens du terme, l'homme derridien saura donner à cette lutte permanente entre la vie et la mort la dimension d'une intensité et d'une joie de l'instant peu communes": face à face qui est claire acceptation de la vérité de notre condition, et donc source de la joie. "L'idée de réconciliation, qui implique de manière inévitable la messianicité comme modalité de l'avenir, est chez Derrida placée sous le signe, encore une fois, de l'impossible". Dans le "drame" de la condition humaine, "la quête du transcendantal [se fait] sur le mode de l'approche sans contact", comme une tension consubstantielle à la vie terrestre.


Faire face, ne rien fuir: voila l'attitude exigée par notre humanité. Attitude à laquelle nous pousse la lecture de la philosophie de Derrida, de Nietzsche, lecture du combat et de la lutte. Attitude à laquelle nous pousse le compagnonage quotidien du Verbe de Dieu, qui vient comme un glaive tranchant et froid ébranler notre suffisance.



"Elle est vivante,

la parole de Dieu,

énergique et plus coupante qu'une épée à deux tranchants;

elle pénètre au plus profond de l'âme,

jusqu'aux jointures et jusqu'aux moelles;

elle juge des intentions et des pensées du coeur"

Hbx 4, 12

02 novembre 2006

Rencontre au sommet: venez nombreux!

J'ai le plaisir de vous inviter à participer avec moi aux Journées du Livre Chrétien de Tours!
Cette manifestation, cette année axée sur le thème de l'Europe, se déroulera du 24 au 26 novembre dans la cité rabelaisienne, avec la venue de belles grosses légumes: René Rémond, le Cdl Poupard, le P. Valadier etc...
Et, et, et... Rémi Brague, que nos amis philosophes connaissent bien.
J'aurai l'honneur et la joie de présenter son ouvrage, Europe, la voie romaine, en introduction au débat du samedi à 15h. Le plus grandiose, c'est que nous aurons l'honneur et la joie (bis) de déjeuner aupravant avec Rémi Brague à la Mission Etudiante!
Comme c'est moi qui prépare le repas, je vous invite tous cordialement à partager ces moments qui me réjouissent à l'avance! Ce sera l'occasion de discuter plus librement avec lui que pendant le débat. En plus, si j'en crois l'échange de mails délirants entre nous, cet homme est aussi drôle qu'il est érudit. Bref, faites moi juste savoir rapidement si vous êtes intéressés... Que je prépare un menu à la hauteur des convives.
En attendant, vous pouvez aller surfer sur le site des JLC (en cliquant sur le titre de ce post: easy!). Ah, et si quelqu'un parmi vous a lu le livre de Brague, je serai heureuse d'écganger un peu avant de préparer mon intervention. Merci!

01 novembre 2006

Philia, Philosophia et communion des saints

En ce jour de Toussaint, dans ma magnanimité et ma catholicité je me devais de vous offrir une petite homélie recette maison. Cependant, n'étant jusqu'aux dernières nouvelles pas plus susceptible d'accéder un jour aux cours d'homélies du séminaire qu'à la chaire d'une église, je n'en fais qu'à ma tête, et vais vous parler de la Toussaint en divaguant sur un de mes amis philosophes (ça change un peu de st Jean).


Petite liturgie philosophique
.
"[...] par le moyen de la Raison j'ai, ou je puis avoir quelque société avec Dieu, et avec tout ce qu'il y a d'intelligences; puisque tous les esprits ont avec moi un bien commun ou une même loi, la Raison.
IV. Cette société spirituelle consiste dans une participation de la même substance intelligible du Verbe, de laquelle tous les esprits peuvent se nourrir [...]"
Malebranche, Traité de Morale, I, I, III et IV.


"Dieu est amour"; certes, mais je partage avec certains d'entre vous un regret: celui de voir si peu évoqué dans la doctrine catholique le thème de la
Philia. Benoît XVI, déclinant la polysémie amoureuse dans Deus est Caritas, s'est longuement arrêté sur la distinction éros agapè - mise au point nécessaire, ô combien, pour notre temps si érotique. Quid du troisième sens grec de l'amour, celui dont Aristote a si bien défini les contours, celui de la Philia?
Il me semble qu'il serait urgent de s'attarder sur cette question sur le plan doctrinal; et en parlant d'urgence, je pense spécialement à l'importance pour l'Eglise de rappeller et défendre une vocation spirituelle de la politique. La philia est effectivement un concept politique. Aristote la définit comme telle, et je me souviens d'un cours magistral de Catherine Chevalley, où elle mettait en valeur la reprise par Descartes de ce thème dans la réponse qu'il écrivit lorsqu'il fut odieusement calomnié. Reprise à travers l'Evangile de Matthieu, le concept de charité... Tiens tiens. La Philia: concept du lien social, forme de charité évangélique.
Finalement, en cette fête de Toussaint, me vient une idée - ou bien devrais-je la qualifier de grâce spirituelle (une de plus). Si l'Eglise peine à s'approprier, à "digérer" en quelque sorte le concept de la philia, c'est peut-être à cause de celui, si fondamental, de "Communion des saints". Qu'est ce que la communion des saints sinon l'identification d'une société amicale? L'ami est bien celui qui accompagne, qui forme et déforme notre monde social. Mes amis, comme tel ou tel saint, me ressemblent et me renvoient ma propre identité en plein visage. Ils sont aussi bien différents de moi, et m'arrachent de mon ego étroit.
Mais ce qui est véritablement surnaturel dans l'amitié, c'est le fait qu'avec mon ami - ou le saint qui le devient - la relation se déploie par delà espace et temps, dans un espace intime qui dilate la temporalité et ne connaît plus de lieux
. Une philia pure doit avoir cette caractéristique: je ne suis pas lié à mon ami par un sentiment passionnel, mais par cette communion spirituelle et affective qui me le rend présent librement. Même sans la présence physique de mon ami, il me fait grandir! On voit que la philia est liée moins à un sentiment de "concupiscence" pour reprendre le vocabulaire de Malebranche, qu'à une "délectation prévenante de Dieu" (expression exaltante!)...
La Philia, dans la communion: c'est bien là l'expérience étonnante de l'Eglise, terrestre et mystique. Ceux qui comme moi connaissent la grâce de vivre de belles amitiés en Christ ne me contrediront pas. Je ne saurai que trop suggérer aux sceptiques de pousser la porte blindée de leurs préjugés. Il est vrai que l'aspect "tout le monde est frère, on aime les pauvres et les moches... mais seulement en théorie" qui règne parfois au coeur des églises peut rebuter... Quant à l'amitié spirituelle avec les saints, elle est bien loin de l'attrait morbide pour la communication avec l'au-delà, telle que peut la concevoir le vulgaire. Il s'agit bien moins de nouer un dialogue avec des morts que de reconnaître une relation d'amitié qui transcende les contraintes spatio-temporelles qui font le lit de notre finitude. La communion des saints manifeste l'éternité de l'amour de Dieu, à travers des visages incarnés, proches de nous dans la splendeur et la décadence de leur humanité.
Si l'amour ne passe pas et fait exploser les dimensions esthétiques de notre monde, Malebranche nous rappelle de façon magistrale que Dieu nous est présent avant tout dans cette "société spirituelle" issue du Verbe. La philia de la sophia... je faisais remarquer récemment à (mon ami) Jean-Baptiste Bourgoin que la philosophie était bien proche de la communion des saints. C'est ce qui m'a frappée tout de suite lorque j'ai commencé mes études philosophie, il y a quatre ans: cette présence actuelle de l'autre qui suscite ma pensée, force mon esprit au travail, et m'aide à rconstruire le réel. Il y a une réelle rencontre et une réelle relation dans l'acte philosophique. C'est sûrement pour cela que la philosophie est lourde d'enjeux politiques... mais je ne m'étendrai pas là-dessus, sauf si vous me suppliez bien entendu.
De tout cela, je veux pour preuve cet échange avec Malebranche, et tous les autres, et ces discussions avec vous, qui me font grandir au jour le jour dans l'intelligence de la foi et l'action de grâce. Et dans l'amitié. Pourvu qu'il en soit ainsi pour vous! Amen (et toc).