27 décembre 2006

Confusion des genres


Il y a des gens qui manquent vraiment de second degré.
Ce matin - mercredi, arrivant au radar jusqu'au comptoir de mon bistrot favori, suffoquant parmi les amères volutes de fumée, je me paye ma tranche de la semaine: mollement affalée sur la banquette de skaï verte, piteusement accoudée à la table en simili noyer, slurpant régulièrement dans ma tasse: ma décadence est totale. Je lis le Canard Enchaîné.
Lecture qui, menée avec discernement, a le sain mérite de souligner les réjouissantes incohérences de certains comportements. Ce matin, un article attire mon oeil presqu'ouvert: "Après Ubu Roi, Jésus Roi" - vous imaginez mon oeil s'allumer, mon intérêt aiguisé. Ca y est, on annoncerait enfin dans la presse la réalité imminente de la Parousie? Mieux que cela! De fervents députés polonais viennent de déposer une proposition de loi (oui, oui de Loi!) demandant à ce que Jésus Christ soit proclamé "Roi de Pologne". Que le sus-nommé soit déjà Roi de l'Univers, alpha et oméga, unique médiateur, seul rédempteur, cela ne leur suffit apparemment pas. Il faudrait qu'en plus, il soit élevé sur "le trône spirituel de la Pologne". "La patrie polonaise est dans le plus grand besoin de sa présence". Sans cela, la Nation risque bien de s'enfoncer dans les affres du péché, de nourrir perpétuellement le feu de la géhenne, "abîme de l'athéisme et de l'immoralité". Arf, hors de la théocratie, point de salut? Il y en a des qu'on pas dû bien lire le Compendium de la Doctrine sociale de l'Eglise! Rhooooooo, je suis méchante, après tout, il n'est peut-être pas encore traduit en polonais. Plus probablement, nos frères en Christ polonais incriminés n'ont pas dû saisir les quelques subtilités de la formule "Mon royaume n'est pas de ce monde" ou encore de celle-ci "Rendez à César..."

Réaction du corps épiscopal qui met les pendules à l'heure de la modernité, toujours rapportée par le Canard: Mgr Pierrone, recteur de l'académie papale de théologie de Cracovie, invite les députés à "se préoccuper de leurs prérogatives constitutionnelles et [à] laisser (...) l'Eglise faire son travail". Et pan sur le bec. Encore plus sympa, l'archevêque de Glodz "les députés devraient plutôt prier et faire pénitence, cela leur ferait du bien". Reste à savoir si les représentants du peuple vont écouter leur Sainte Mère Eglise et se mortifier de leur orgueil et de leurs aspirations mal placées...

Jésus Roi de Pologne, c'est un peu comme le Sacré Coeur Espoir et Salut de la France: une vaste confusion des genres. Etre citoyen de la Jérusalem céleste ne dispense pas d'être membre du corps politique terrestre, si laïc soit-il. Peut-être peut-on faire de Jésus notre Roi, prenant l'expression au premier degré pour nous-même, sans toutefois en faire un Credo national qui sent le roussi...

26 décembre 2006

2 – L’entreprise : un « moyen » de production ?

[Suite de ma réflexion sur le concept d’entreprise : voir 1 – Ma vie, mon job… et 2 – Vers une définition dépassionnée du concept d’entreprise]
De façon spontanée, nous avons été amenés à définir l’entreprise comme une zone intermédiaire, médiatrice ; bref, comme un « moyen ». Nous ne pouvons faire l’économie de réfléchir sur ce concept, en particulier dans son lien avec la notion de production. L’entreprise, en elle-même, n’est pas réductible à proprement parler à un « moyen de production ». Elle est plus précisément l’ensemble des actions humaines qui déterminent, encadrent, orientent la production. C’est là ce qui fait tout son intérêt : elle est le lieu de la décision humaine sur la production. Le concept d’entreprise, en tant qu’il renvoie à une certaine liberté de l’homme face au réel, manifeste un dynamisme de la part de celui-ci, une position ouverte et positivement aggresive face au monde, dans le sens de volontaire, partie prenante du monde.
L’homme est parfaitement capable de produire sans entreprendre. Ce qui va faire la spécificité de « l’entreprise », c’est qu’elle s’inscrit dans une démarche de l’individu et du collectif qui va au-delà de la simple nécessité de satisfaction des besoins vitaux. L’exigence fondamentale de la production est effectivement liée à celle de la survie du corps : il faut produire de quoi se nourrir et se défendre. En ce sens, l’activité humaine peut parfaitement être limitée à la production. Elle l’est généralement par la force des choses… Lorsque les conditions de vie ne permettent pas l’épanouissement de la créativité humaine, lorsque le contexte ne permet qu’une pénible survie, et non la diversification de « modes de vie ».
L’entreprise apparaît lorsque la production devient élaborée au point de nécessiter une organisation. Elle engage donc, et présuppose, une complexification des rapports de l’homme au monde, étant suscitée par des besoins dépassant la simple survivance : on parlera d’entreprise à partir du moment où la production va se développer, et se médiatiser. L’homme ne prendra la peine d’organiser la production dans le temps, de constituer et de gérer des stock, de diffuser les produits etc. qu’à partir du moment où
1) les besoins vitaux personnels de l’individu sont assurés.
2) Il prend alors souci des autres hommes, de leurs besoins : il se socialise. L’apparition de la vie sociale fait jaillir de nouveaux besoins, liés à la mise en commun de la vie. Lorsque l’individu ne se préoccupe que d’assurer ses fonctions vitales, lorsqu’il poursuit uniquement sa survie immédiate, il ne peut se projeter dans une cellule familiale, ni conceptualiser l’idée d’une propriété. La société apporte à l’homme le long terme qui va engager le besoin de posséder, que ce soit un patrimoine propre et commun. De nouveaux besoins apparaissent donc, plus variés, plus complexes, corrélativement à la diversification et à la complexification des modes de vies humains. Ce n’est plus seulement le fonctionnement d’un organisme qu’il faut assurer, mais celui d’un esprit, d’une famille, etc.
3) La multiplication des besoins a pour conséquence une complexification de la production : se met alors en place la division du travail.
C’est dans ce cadre qu’il faut tenter de comprendre la notion d’entreprise. Elle sera déterminée comme une prise de moyens, voulue et pensée par un homme ou un groupe d’hommes en vue d’une fin, liée à la complexification des moyens de production et au développement de la société. Elle engage une intention de régler la production selon des modalités rationnelles, qui découle du développement de la société humaine, et qui en même temps y participe. En ce sens, l’entreprise a quelque chose à voir avec le bien commun, puisqu’elle constitue le lieu d’exercice d’une responsabilité humaine par rapport au monde physique (production) et humain (travail). Si l’entreprise n’est pas un moyen de production au sens propre, elle est bien une zone de pouvoir de décision sur la production.
Faudrait-il alors comprendre que la notion d’entreprise ne soit pas connotée moralement ? En tant que lieu d’exercice d’une responsabilité humaine, on pourrait déduire que la valeur morale de l’entreprise n’est pas liée à son essence, mais bien à l’inflexion que lui donne la décision. L’entreprise, objet moralement neutre ? La réalité n’est peut-être pas si simple. En tant que « moyen » pris dans l’objectif d’arriver à une fin, l’entreprise créée et multiplie les médiations entre l’homme et sa survie. Multipliant les interfaces, elle constitue donc une zone qui peut se révéler un obstacle entre le sujet et l’objet dont il a besoin. En ce sens, si l’on suit l’analyse des mécanismes sociaux que produit S. Weil dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, elle constitue par sa nature même un facteur d’oppression sociale. Reste à savoir dans quelle mesure, et s’il existe une possibilité de rédemption ! Pour cela, il nous faudra éclairer et expliquer les mécanismes oppressifs engagés par l’essence du concept d’entreprise, suivant l’argumentation de S. Weil… Travail nécessaire dans une société où les moyens de production se complexifient de plus en plus !

25 décembre 2006

Joyeux Noël!


"Verbe, lumière, et splendeur du Père, il naît d'une mère, petit enfant"

19 décembre 2006

De Officiis I, chap. 12 parag. 41 à 46 - Le souci trop humain de la rémunération

Funny Friend me propose de partager avec lui la belle tâche de commenter un extrait du Traité des Devoirs de st Ambroise. Douceur de se glisser dans cette antique méditation, reflètant l’éternel mystère de notre responsabilité dans le monde. Nulle prétention patrologique dans ce petit parcours, seulement la joie, à l’issue d’une harrassante journée de travail, de contempler la splendeur du destin que Dieu réserve à l’homme.
Le propos d’Ambroise se présente comme la réfutation d’une triple objection classique - à laquelle tout chrétien est confronté un jour ou l’autre. Portant sur les devoirs, le texte interroge la question de la « bonne action », du « faire le bien », banalement faire la « charité ». On devine qu’auparavant, Ambroise a développé l’exigence chrétienne de réaliser la « miséricorde distributive ». Il lui faut désormais prévenir les objections des païens contre cette morale de la charité, qui demande aux fidèles de poser des actes concrets au sein de la communauté humaine. On peut trouver trois raisons de ne pas s’y astreindre, trois prétextes qui sont autant de conceptions fausses de Dieu. En premier lieu, Dieu ne se soucierait pas des hommes, en second, Dieu ne saurait pas « ce que nous faisons dans le secret ». Ambroise vise explicitement ici l’influence de la pensée épicurienne sur les mentalités de son époque, mais le propos ne manque pas d’actualité. Dernière idée, décisive : il ne sert à rien de faire le bien, puisque cela n’apporte pas le bonheur, et même plutôt, cela doit aux justes de « vivre pauvres, privés d’honneurs, sans enfants, malades de leur corps, fréquemment dans le deuil ». Alors que les impies, les pécheurs, se vautrent dans l’abondance de richesses.
Il n’est pas tant question ici de récriminer contre les riches, ou d’assimiler les riches aux pécheurs alors que les pauvres seraient forcéments auréolés de sainteté. Il y a là une naïve tentation dans le christianisme, qui ne peut que faire sourire – d’autant plus quand on travaille dans une banque ! Néanmoins il s’agit bien de questionner un rapport de causalité qui semble illogique entre l’idée d’un Dieu provident, la jouissance des biens terrestres, et celle des biens célestes. Si Dieu était, comme le prétend l’Ecriture, un Dieu de Justice, ne rétribuerait-il pas les hommes droits en les comblant de biens ? Si être juste n’apporte aucune jouissance, mais de longs jours de deuil, n’est-il pas plus sage pragmatiquement parlant de se détourner d’un tel Dieu ? Inversement, si l’on choisit de servir un Dieu de cette nature, il faudra considérer comme pécheur celui sur qui s’abat le malheur. C’est la situation spirituelle dans laquelle se trouve l’entourage de Job, qui voit dans les maux qui le frappent la main de Dieu qui s’acharne.
C’est pourquoi, pour répondre à cette question « qui n’est pas sans importance », Ambroise utilise le discours de Job, figure par excellence de l’homme faisant face à la disgrâce, tenant dans la foi, tout en doutant de Dieu au cœur de la tourmente. On comprendra alors qu’il nous faut nous éloigner définitivement de toute considération de pauvreté et de richesse pour espérer et juger de la sainteté ; l’important n’étant pas la situation bonne ou mauvaise, mais bien de savoir si nous la vivons en Dieu et pour Dieu. Derrière les paroles d’Ambroise se cache, secrète, la réfutation de l’idée d’une Providence personnelle. Dieu ne donne rien spécialement. En fait, peut-on réellement exiger de Lui qu’il bouleverse l’ordre du monde pour nous accorder ce que nous demandons ? Dieu ne récompense ni ne châtie. Il nous donne de vivre en Lui notre vie humaine, soumise aux aléas de l’ordre du monde. Il nous donne, par la communion eucharistique, de L’incroporer en nous afin de nous incorporer en Lui ; pour que nous puissions vivre dans le monde – non en dehors en le refusant et en le méprisant, mais selon le Royaume des Cieux. Telle est la perfection à laquelle nous pouvons prétendre :
« Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens eux-mêmes n'en font-ils pas autant? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait »[1].
Et pourtant, combien est humaine, trop humaine, cette tentation : celle d’attendre de Dieu sa récompense.
Je propose de lire ce texte sous l’angle spirituel de la « rémunération ». Dieu, le Tout Puissant - le grand patron, le grand rémunérateur. Tentation éternelle de la servilité humaine. Considérer Dieu comme une machine à sous distributrice… Il suffit de tirer la manette « prière » ou « bonne action », et… Jackpot, grâces, vie éternelle. Dieu grand magicien, Dieu état providence. Un Dieu bon qui rétribue le bien par les biens ; cela semblera pourtant logique à certains. Un Dieu bon et juste qui voudrait le bonheur de ceux qui le servent : quoi de plus cohérent ? Mais quel vis à vis… Quelle créature rampante, mendiante de salut, orientée, dans sa folle terreur devant la réalité du monde, par l’idée de « faire » le bien…
Mais peut-on prétendre « faire le bien » ? « Fait »-on le bien, où se laisse-t-on seulement devenir assez transparent pour le laisser rayonner à travers nos actes ? Pour laisser Dieu « faire » le bien à travers nous, en définitive, laisser le Bien, Dieu en personne, habiter pleinement nos actions ? Face à un Dieu rétributeur, distributeur, se trouve un homme servile, cherchant à accomplir le bien par intérêt, pour sauver sa peau… Se mystifiant dans une bonne conscience rassurante. Communions nous au corps du Christ comme à une artificielle pharmacopée qui viendrait nous guérir des angoisses consubstantielles de notre humanité ? Cingle alors le verdict nietzschéen. « Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes ! »[2]. Un Dieu rémunérateur : conception païenne, idolâtre de Dieu, absolument impie, indigne du Sacrifice du Christ. C’est ce qu’il s’agit de combattre.
Cette conception ne tient pas longtemps la route. Elle se heurte de plein fouet au mystère du mal ; à la première épreuve, à la première dis-grâce… tout s’effondre. Car, si je crois que tout bien vient de Dieu comme une récompense pour mes qualités, alors, tout mal viendra de Dieu comme un châtiment, une punition contre ma faiblesse. Le Dieu bon rétribuant le bien par les biens devient logiquement le Dieu vengeur abaissant la foudre de son courroux sur le pécheur… Absurde et terrifiante figure d’une Dieu jupitérien ! Image, contraire à l’Incarnation et à la Passion de Jésus, d’un Dieu loin - très loin ! Haut, très haut – d’un Dieu surplombant, écrasant… Idée étrangement séduisante, orgueilleusement flatteuse, d’une providence personnelle, rétribuant mes bonnes actions. Mais qui à l’inverse sanctionne implacablement mes fautes. En définitive, de quoi vous dégoûter du christianisme pour toujours. Ils ont beau jeu de le conspuer, les esprits libres qui découvrent un tel Dieu. En vérité cependant, Dieu considére-t-il mes qualités et mes défauts ? Ne voit-il pas combien je suis soumis aux aléas de la contingence, combien mes actes sont pris dans les mécanismes implacables de la force ? A-t-il un autre souci que mon désir d’être à Lui ?
Comment, dès lors, se positionner face à la richesse ? Il ne s’agit pas de rechercher ni de fuir l’abondance des biens, mais de la recevoir si, par le cours impersonnel de la providence, elle nous est octroyée. Il ne s’agit pas non plus de rechercher les épreuves comme un gage de sainteté, sinon de tenter de tenir ferme dans la foi quand elles s’abattent sur nous. Ainsi se définit l’attitude du chrétien, entre ordre de la force et ordre de la grâce. Elle exige d’aller bien au delà de la dialectique entre richesse terrestre et richesse céleste, dialectique qui risquerait d’aboutir à un certain désintérêt envers les choses du monde. Si Dieu ne pourvoit directement ni aux biens, ni aux maux, c’est donc que ceux-ci nous viennent du monde et de notre enracinement en celui-ci. C’est l’inscription de ma personne, corps et âme unis, dans l’ordre de l’univers, qui est la source des biens et des maux, et l’Incarnation du Christ en est la preuve. Effectivement, Dieu n’a-t-il pas voulu s’incarner afin d’expérimenter la condition de notre servitude? En prenant un corps, le Christ entre dans l’ordre de la force. Dès lors, tout se joue dans le monde, jusqu’à notre salut. Biens et maux ne tombent plus du ciel comme les fruits et le fléau de la Fortune aux yeux bandés : ils découlent de notre incarnation, de notre humanité, de son infinie dignité et de sa faiblesse. En ce sens, richesse et pauvreté n’ont d’autre valeur morale que celle que nos actes et nos choix leur impriment. Et c’est ce qui détermine le jugement de Dieu auquel appartient notre « rémunération ».
Le pécheur, quand bien même il apparaissait comblé par les biens terrestres, « se lamente sur lui-même, et prononce qu’il sera sans héritier, puisqu’il ne veut pas que ses imitateurs soient ses successeurs » : « l’impie est à lui-même son propre châtiment, tandis que le juste est à lu-même sa propre récompense, et l’un et l’autre perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou de leurs mauvaises œuvres ». Quoique la jouissance des biens et la passion des maux soient imposées à l’homme par les mécanismes de l’ordre du monde, c’est bien de sa responsabilité que découle ou non son bonheur, car le juste et le pécheur « perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou mauvaises œuvres », et l’on ne doit certainement pas attendre d’autre rémunération que celle-ci.
Mais il importe avant tout de nous dégager de ce trop humain souci de la rémunération, qui vient parasiter notre relation au Père, car le Christ nous appelle ses amis, et non ses serviteurs… La véritable conversion de gît-elle pas dans ce basculement depuis la quête d’un salaire à la gratuité de la grâce ? Basculement baptismal depuis la servilité à la filiation, dans le Christ et par l’Esprit.
« Or je dis: aussi longtemps qu'il est un enfant, l'héritier, quoique propriétaire de tous les biens, ne diffère en rien d'un esclave. Il est sous le régime des tuteurs et des intendants jusqu'à la date fixée par son père. Nous aussi, durant notre enfance, nous étions asservis aux éléments du monde. Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme, né sujet de la loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père! Aussi n'es-tu plus esclave mais fils; fils, et donc héritier de par Dieu »[3].
[1]Matthieu 4
[2] Ainsi parlait Zarathoustra, discours "des hallucinés de l'arrière monde"
[3] Epitre aux galates

16 décembre 2006

Littérature: l'essentiel ou rien - Introduction, par Funny Friend

D'aucuns, spécialement Agathe et Mr Camille, pensent que l'écriture peut être un acte salvifique. A l'instar d'une psychologie de comptoir faite de bon sens et dont je pense qu'elle a fait ses preuves bien au-delà de tous les Freud ou autres Lacan, on applique ici le commandement de la sublimation, étape ultime de la quête du bonheur pour les névrosés que nous sommes, obtenue à force de travail sur soi et au bout de l'oeuvre créatrice.
Suivant donc le conseil de ces amis qui me sont chers je me lance dans un long travail d'écriture. Ce ne sera pas franchement une création, juste à l'image de mon De vero gaudio ou de mon Jacob ou l'Improbable salut, publié sous d'autres cieux bloggesques, un petit travail de réflexion autour de textes. Pour une fois, ce ne seront pas des textes bibliques. On se rendra compte alors que si la Bible demeure l'expression unique de la Sagesse Divine, du Logos Eternel, l'Esprit de Dieu se manifeste partout et dans des endroits où souvent le commun des mortels voudrait le bannir. Je reviendrai à mes vieilles amours, à ce qui fait, quand même, une grande partie de ma vie, j'ai nommé : la littérature. Si à la fin de cette série de textes je pouvais avoir un peu moins le sentiment d'une « imposture » dans mes études de Lettres ce serait une belle victoire, une belle revanche sur tous les kâgneux, tous les normaliens trop souvent pédants ou imbus d'eux-mêmes (Thibault, ne prend pas ça pour toi, tu appartiens nécessairement à la catégorie des exceptions qui confirment la règle...) et qui manquent cruellement de ce qui m'anime, parfois : «le feu sacré ».
L'idée d'une telle production est née suite à la lecture du numéro de Décembre du Magazine Littéraire consacré à l'anniversaire du mensuel : quarante ans déjà ! Ce numéro constitué d'archives retrace quarante ans de littérature grâce à l'analyse de quelques chefs-d'oeuvre faite par les auteurs eux-mêmes. Et, là, oh, surprise !! Je (re)découvre des auteurs et des oeuvres que j'avais oublié après avoir été exalté en son temps, ou pire des oeuvres que je n'avais même pas pris ou eu le temps d'étudier ! Honte à moi ! Je me suis arrêté sur trois d'entre eux : Duras, Borges, Green. En évoquant ces trois noms c'est un large panel de sensations de joie, de bonheur, de stupéfaction qui revient à ma mémoire... Ces écrits auront donc aussi quelque chose de très personnel, il faudra, cher lecteur, garder cette idée à l'esprit quand tu parcourras ces quelques pages. De mon côté je serai ouvert à toute discussion, à tout débat concernant mon interprétation de l'oeuvre de ces grands classiques dans la mesure où cela pourra fera progresser ma propre réflexion et celle de mes interlocuteurs.
Nous évoquerons ces trois figures emblématiques de la littérature mondiale de manière successive et progressive en tâchant de se focaliser parallèlement sur trois point : l'écriture et le style avec Duras, l'homme et l'auteur avec Borges, ces deux notions réunies avec Green. Chaque composition de la série comportera plus ou moins trois volets :
1°) petite notice biographique de l'auteur et présentation succinte de son oeuvre,
2°) citations de l'article du Magazine Littéraire le concernant,
3°) glose, critique, commentaire par votre serviteur.
Achevant cette introduction permettez-moi de vous livrer différentes citations qui, si vous les gardez en mémoire tout au long de nos rencontres, vous aideront à mieux goûter, à mieux apprécier, à mieux juger ce que j'écrirai :
– « La littérature est l'essentiel ou n'est rien. » Georges Bataille (cf.mon titre...)
– « La littérature, je l'ai lentement, voulu montrer c'est l'enfance enfin retrouvée. » idem
– « La littérature c'est la pensée accédant à la beauté dans la lumière. » Charles Du Bos
– « La littérature est quelque chose qui n'empêche pas de dormir parce que, d'une certaine façon, on la fait en dormant. » Yves Berger
– « Littérature : évoquer devant tous ce qu'on a soin de cacher à son entourage » Jean Rostand
– « La littérature : un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous » Franz Kafka.


Voilà. Il ne nous reste plus qu'à faire silence et à entendre les trois coups. Boum ! Boum ! Boum ! Levée de rideau !!

09 décembre 2006

La povre vita, par Elise et Jean-Baptiste


Itinéraire d'un enfant raté, Marcello (à prononcer avec l'accent, par une voix féminine bien sûr, l'oeil coquin ou hagard selon les cas), la Dolce Vita est ce que l'on peut appeller à juste titre un film culte. Voire cultissime; palmé à Cannes, dont le titre est devenu proverbial, dont certaines scènes hantent l'imaginaire collectif... Appâtés par ces relents de magnificence, Jean-Baptiste et moi-même décidâmes, après quelques vins chauds et autres anti pasti, de briser notre virginité felinienne et d'enfin entrer dans le cercle des élus, ceux qui ont vu la Dolce Vita.
Nous nous proposons d'analyser philosophiquement ce film à partir du concept de décadence. D'où cette petite critique à vingt et un doigts (10 pour JB, 10 pour moi, 1 pour le porto).
Avec la Dolce Vita, Felini nous plonge dans les délires de l'automystification. Ce qui est mis en valeur à tous les niveaux par le cinéaste, c'est effectivement le déploiement de fictions et de mystifications, que ce soit dans l'espace social comme dans l'espace intime - et bien évidemment en premier lieu dans l'espace amoureux.

A part un physique plutôt agréable, que lui prête Mastroianni, ce pauvre Marcello n'a pas grand chose pour lui. On pourrait psychanamlyser tout ça : un papa absent, et plutôt joli coeur, une mère par conséquent éplorée qui a dû l'étouffer de toute sa passion maternelle... Quelle autre issue pour notre héros que celle d'une tension affective permanente? Cherchant désespérement l'amour, il s'encombre d'une jalouse passionnée qui le materne et l'étouffe, bien entendu. Dans un grand moment de vérité sur lui-même, il tentera bien de la jeter en le lui reprochant, mais cette franchise et ce courage ne dureront pas. Il semble donc retomber dans ses bras tout en poursuivant un papillonage amoureux des plus pathétiques. Eh oui, Marcello est un faible. Il ne remonte pas la cote de la virilité, bref c'est un homme qui veut le beurre, l'argent du beurre, le sourire de la crémière et un plan à trois avec sa copine.

Il faut dire que la mise en scène de Felini n'arrange pas le tableau. Nulle image qui ne soit précieusement ciselée en vue de faire paraître le grotesque, le ridicule, la fausseté des sentiments exprimés qui se croient pourtant sincères. Tous les clichés et toutes les caricatures y passent, depuis celle de la blonde idiote à gros seins, candide et exaltée - c'est la fameuse scène du bain dans la fontaine, qui n'a rien de romantique, on vous l'assure. Imaginez plutôt une fin de soirée arrosée, une blonde très décolletée dont les envies de tee shirt mouillé nous rappellent les raffinées soirées éponymes au Macumba Club du coin. Tout ça devant l'oeil concupiscent, amoureux et fasciné de Marcello. Car Marcello n'est pas à proprement parler un salaud - même si en réalité, il l'est. Quand il tombe amoureux de Sylvia - la fameuse blonde - il est intimement touché, profondément ému, comme transcendé par une grâce qui le dépasse. Hagard, perdu, cet esclave des passions ne sait à quel sein se vouer. Et c'est là qu'intervient l'oeuvre mystificatrice: il faut bien se convaincre que l'on n'est pas un salaud. Avec Sylvia, comme par la suite avec Magdalena, Marcello est sincère. Sincèrement amouraché de toutes, perdu dans une interminable sélection, il est incapable de faire face à la nécessité de l'élection et d'en aimer correctement une seule.

Mais la mystification ne s'arrête pas aux histoires de coeur de Marcello. En réalité, son personnage nous permet d'entrer de plein pied dans un jeu de dupes de plus grande ampleur. Vous aurez reconnu le thème du fameux theatrum mundi, de la Comédie Humaine. Autour de lui se déploie l'hystérie collective, la vanité, l'orgueil, le voyeurisme, la culte médiatique du sensationnel. Ainsi se succèdent plusieurs tableaux de moeurs dans lesquels Marcello évolue d'une manière insignifiante. Autant de dialogues de sourds, de rencontres qui n'en sont pas, de mises en scènes aussi sensationnelles que vaines. Ce qui donne au déroulement du film un goût acide, faisant rire, tout en laissant profondément perplexe. Avec, en fil rouge, l'omniprésence du monde du journalisme en plein essor à l'époque (1960), auquel appartient bien malgré lui le héros. L'effervescence des paparazzi, la violence de leurs assauts, constitue une unité dans l'action film, formant peu à peu comme un immense objectif mitraillant et poursuivant les protagonistes. Le photographe perd toute substance personnelle pour ne devenir qu'une machine à images, une sorte de mécanisme décisif dans le theatrum mundi qui se joue. Tout le monde se regarde, tout le monde parle et personne ne s'écoute, chacun se met en scène. Les médias encouragent cette théatralisation dramatique de la vie sociale, créant l'évènement, le pathos, suscitant le mensonge et la fiction. La vie sociale finit par apparaître comme une vaste hystérie, un mouvement de foule incontrôlable, suscité et ordonné par les exigences de la mise en scène.

A ces instants surréalistes, où les fictions semblent prendre corps dans la réalité, succèdent de violentes désillusions. Le réel revient en force, et l'échec de l'effort mystificateur laisse une solide gueule de bois. A ces lendemains de cuite que l'on peut prendre au premier degré se joignent d'autres scènes tout aussi brutales. Ainsi, la mort de l'enfant au matin de la fameuse nuit d'hystérie autour des pseudo apparitions de la Madone. La seule personne qui apparaissait comme sincère dans sa démarche de prière ne sera pas exaucée, et, après le jeu de dupes des petits enfants "voyants" et de leur famille, le héros se trouve confronté à la réalité de la mort et à la douleur d'une mère. Ainsi, la gifle publiquement portée à Sylvia par son fiancé alcoolique lors de son retour à l'aube - après le fameux bain. Gifle à laquelle se trouve encore une fois associé Marcello, qui se prend carrément deux châtaignes. Ainsi, pour Marcello, le suicide de son ami Steiner, qui assassine avant de se tuer ses deux enfants.

Désabusés et sans illusions sur l'issue de cette Comédie Humaine, on assiste au catalogage exhaustif, au gré des soirées décadentes, ponctuées de stip teases, d'emplumages, de travestissement, de séances de spiritisme, de coucheries, des beuveries, de toutes les formes d'extériorisation de soi, jusqu'à la désincarnation née du dégoût de soi. Le malaise des personnages est si mal assumé que chacun cherche à se vautrer dans l'autre pour échapper au face à face avec soi-même.

"Et ainsi quand on leur reproche que ce qu'ils recherchent avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire, s'ils répondaient, comme ils devraient le faire s'ils y pernsaient bien, qu'ils ne recherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant, qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans réparties. mais ils ne répondent pas cela parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce que n'est que la chasse et non pas la prise qu'ils recherchent
[...] Sans divertissement, il n'y a point de joie; avec le divertissment, il n'y a point de tristesse; et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes".

C'est donc bien au spectacle d'une "povre vita" que Felini nous convie, comme si la "dolce vita" n'était qu'un mensonge, et que derrière l'illusion d'une douceur se trouve la brutalité du drame. Ainsi, le personnage de Sylvia, qui incarne cette douceur de vivre, cette candeur pleine d'amour face au monde, subit la violence de son fiancé malgré son innocence. La vie peut bien vous paraître douce, mais "le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voila pour jamais"[2]...


[1]Pascal, fragment 126 éd. Le Guern.
[2]Pascal, fragment 154 éd. Le Guern.

07 décembre 2006

Ma vie et mon job : une success story philosophique - Prologos

« Au commencement, il y eut cette retentissante annonce :

« J’arrête mes études de philosophie l’année prochaine, je suis embauchée en CDI au Crédit Agricole Centre Loire ! ».
Stupeur, étonnement, incompréhension, effondrement. Fin des rêves mégalomanes d’une partie de mon entourage : non, je ne serai ni thésarde, ni agrégative. Cauchemars de Funny Friend, me voyant d’ores et déjà perdue à jamais, brûlant éternellement dans la géhenne bancaire. Sincères regrets : mais enfin, Elise, que vas-tu faire de tes « capacités » ? Dans la psychè collective, ma vie philosophique était donc foutue, finie, enterrée, et j’allais devenir un pion parmi d’autres, dans une grande entreprise, forcément inhumaine.
Et puis, se révéla la Bonne Nouvelle aux yeux du monde… »
Je voudrais m’interroger avec vous sur la notion d’entreprise.

C’est un concept tout à fait inédit dans ma vie, puisque ma culture familiale est agricole, sociale et commerçante. Mon enfance : avec papa dans les champs, dans le magasin de mamie, les stagiaires de maman… Rien à voir avec le monde du management, que je n’ai évidemment pas abordé, vous pouvez l’imaginer, durant mes études de philosophie. A part une expérience constructive du travail d’équipe et des responsabilités en aumônerie étudiante, et diverses aventures estivales entre usine et supermarché, il faut bien avouer qu’avant d’être embauchée à Centre Loire, je n’avais qu’une idée très vague et imprécise, mais une grande envie de découvrir ce qui se cache derrière ce grand méchant mot : « entreprise ».
Ajoutez à cela que une culture juridique et économique plus que nulle… Et, je l’avoue finalement, pour achever ce triste tableau, et non sans une mortification immense, ma médiocrité sur le plan de la culture purement catholique : je ne connais que de loin les grands textes et les auteurs liés à ce que l’on appelle « catholicisme social ». Honte et flagellation, l’horizon de mon ignorance me pousse à la modestie, et je me réjouis de tout ce qu’il me reste à découvrir.

Quoiqu’il en soit, j’arrive brusquement face à la réalité de ce qui est désormais mon environnement professionnel, avec le regard neuf d’un enfant, prompt à l’étonnement - comme le veut l’exigence philosophique. Que me reste-t-il donc, sinon quelques outils d’analyse durement gagnés, quelques compagnons de route amoureux de la sagesse, et quelques intuitions spirituelles, pour prendre de la hauteur sur l’expérience unique que constitue mon travail, au quotidien ?

Prévenus des originalités de mon propos, laissez moi vous entraîner dans cette petite expérience de définition et de caractérisation philosophique de l’entreprise au sein du corps social et politique. N’ayant pour seul matériau que mon unique et peu représentative expérience, elle ne vise nullement à rendre compte d’une universalité. Il s’agit simplement pour moi de prendre du recul sur mon travail, sur ce que j’apprends et découvre, et sur les potentialités philosophiques du concept d’entreprise. Je m’appuierai avec bonheur sur les documents internes, les valeurs et le fonctionnement général de ma propre entreprise, la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel Centre Loire. Vous comprendrez pourquoi au fil des réflexions.

Labor et caritas !

06 décembre 2006

"You know my name !"

Un peu de frivolités, c'est les vacances. Je descends pour quelques minutes de mes hautes sphères métaphysiques, déployant la magnitude céleste de mes pensées, et viens effleurer du bout de mes doigts charnels ce dur monde cruel.
O toi, sphère de violences et de passions, lieu de tant de haines et de tant d'amours! Espace terrestre déchiré par les démons de l'orgueil et de l'envie, par les désirs et les plaisirs!
Au coeur de ce monde de passions, un seul héros, un seul homme.
You know his name !
Evidemment, je succombe.
Evidemment, j'abdique de mon âme rationnelle pour m'abandonner pleinement à ce flot de sensations et d'émotions, à cette avalanche d'images merveilleusement enchaînées, vertigineusement déployées.
Joie pleinement sensationnelle que celle de se laisser aller au suspense, de ne revendiquer rien d'autre qu'une absolue adhésion à ce qui se joue devant soi. Miroirs de la fiction, frissons de l'aventure.
Que dire de ne nouveau James Bond, si peu académique, qui pousse l'innocence jusqu'à... tomber amoureux?
Que dire de cette nouvelle approche du personnage, plus athlète, moins classieux, plus... humain?
Que dire du fait qu'il roule désormais en Ford (sacrilège)?
Que dire du nombre si restreint des James Bond girls?
Eh bien, pour une fois, il n'y a rien à dire. Pourquoi raisonner, pourquoi réfléchir, quand il est si simple de se laisser aller à prendre un plaisir joyeux!

2 – Une Europe sans qualités ?

Pour terminer en beauté, voici qui vient couronner de façon magistrale la réflexion développée en compagnie de Valadier dans la première partie de cet article, et la géniale intuition de Laurent sur une « Europe sans qualités » !
L’Homme sans qualités s’attache à dépeindre l’Autriche-Hongrie, rebaptisée « Cacanie », contraction de « Kaiserlich-Königlich », dans une perspective éminemment symbolique évidemment (pourquoi faire simple quand on s’appelle Musil ?). Ce passage m’a sauté aux yeux au cours de ma sempiternelle et passionnée lecture du roman, dans son rapport extrêmement étroit à la question que nous posions : soit celle de l’identité complexe de l’Europe.

Le génie de Musil cristallise dans le personnage d’Ulrich, l’homme sans qualités, qui est aussi l’homme du possible, toutes les crises latentes dans l’Europe d’avant la première guerre mondiale. Cet extrait manifeste l’unité entre la construction du personnage d’Ulrich et celle de sa patrie. L’identité d’Ulrich semble n’être que le miroir de celle de sa ville natale honnie, B…, qui, à trop vouloir se qualifier, est devenue inqualifiable. Voulant afficher ses richesses héritées, baroques, renaissantes etc… elle ne ressemble plus à rien !
Elle n’est « ni ceci, ni cela » : tout comme le principe de gouvernement de la Cacanie n’est « ni ceci, ni cela »… Je vous laisse faire le lien avec les réflexions de Valadier sur l’Europe ! Car il est évident qu’il faille rapporter la description de la ville de B… et de ses alentours à l’Europe. En témoigne la description des trois paysages entourant la ville de B… : la plaine nostalgique, les collines qui semblent être allemandes quoique ne l’étant pas, et la terre de Judée… Pas plus explicite.

Je suis fascinée par la façon dont Musil exprime, par la description architecturale, les tensions internes de l’identité. Ce passage vient répondre, à mes yeux, au chapitre du tout début du tome I qui décrit l’appartement d’Ulrich (je vous en fais grâce pour cette fois, mais vous n’y couperez pas, qu’on se le dise !). Avec une malice digne du Flaubert de Bouvard et Pécuchet, Musil brosse le portrait d’Ulrich à travers l’aventure que constitua l’aménagement de son intérieur… Mais je vous laisse découvrir cet inimitable portrait de ville cacanienne.

_____________________

« […] de grandes expériences historiques avaient enseigné à la Cacanie la méfiance à l’égard de tous les choix absolus : on n’y oubliait jamais que le monde devait contenir plus de contradictions encore, contradictions qui ont fini d’ailleurs par la perdre. Le principe de gouvernement de la Cacanie était « aussi bien ceci que cela » ou plutôt encore, avec une modération pleine de sagesse, « ni ceci ni cela ». […]
Quand on se promenait dans les rues de B…, on le reconnaissait au fait que quelques beaux témoignages de l’architecture ancienne qui avaient été conservés s’élevaient, pour la plus grande fierté des riches bourgeois, au milieu d’un grand nombre de témoignages des temps modernes qui ne se contentaient pas d’être gothiques, Renaissance ou baroques, mais ne reculaient pas devant la possibilité d’être tout cela à la fois. Parmi les grandes villes de Cacanie, B… était l’une des plus riches et le proclamait aussi par son architecture : même les environs, du moins les environs boisés et romantiques, eurent ainsi droit aux tourelles rouges, aux toitures dentelées bleu ardoise et aux créneaux des villes opulentes. « Et quels environs ! » dit Ulrich dans un élan d’hostilité envers sa patrie. Cette ville de B… était sise à la fourche de deux rivières, mais cette fourche était très largement ouverte et ces rivières n’étaient pas vraiment des rivières ; c’étaient en plusieurs endroits des ruisseaux endigués, à d’autres des eaux stagnantes qui n’en coulaient pas moins à la dérobée. Le paysage lui non plus n’était pas simple ; il se composait, si l’on faisait abstraction de la région rurale déjà mentionnée, de trois éléments plus développés : d’un côté, une vaste plaine ouverte avec nostalgie vers le lointain, qui, certains soirs, se colorait délicatement d’argent et d’orange ; de l’autre un pays de collines boisées, avec taillis et cimes de forêts, loyalement allemand (mais ce n’était justement pas le côté allemand), menant l’œil des proches verdures au lointain bleutés ; enfin, d’un troisième côté, un paysage héroïque, aride comme la Judée, d’une monotonie quasi grandiose, avec des collines rondes, vert-de-grisées, où paissaient des moutons, et des champs bruns au-dessus desquels flottait comme le marmonnement du bénédicité par les fenêtres basses d’une ferme.
On pourrait donc proclamer que cette région intimement cacanienne au milieu de laquelle B… s’élevait était à la fois montagneuse et plate, forestière et ensoleillée, héroïque et modestement grandiose ; pourtant, il s’en fallait chaque fois d’un rien ; de sorte que, dans l’ensemble, elle n’était ni ceci, ni cela. […] »[1]


"Ni ceci, ni cela"… Est-ce là le propre de l’Europe ?
La question peut légitimement se poser…
[1]
L’homme sans qualités, II, Chapitre 68 : Description d’une ville cacanienne, p. 662. 663 : c’est moi qui souligne.

05 décembre 2006

1 - Europe et universalisme abstrait, conférence de Paul Valadier, sj.

Lors des journées du livre chrétien[1], j’ai pu assister, avec une foule de membres d’élite de l’intelligentsia catho de Tours à une fort édifiante conférence du père Valadier sj. bien connu pour avoir tenu la rédaction d’une célèbre revue[2], et publié de nombreux ouvrages – sur Nietzsche, particulièrement. L’aventure, apparemment exaltante, s’avéra finalement assez plate.

Première déception : les gens viennent en masse, après la dominicale bombance, pour écouter ce jésuite, alors que notre ami philosophe Rémi Brague n’avait pas rempli la salle la veille en fin d’après midi. Arf. En écoutant le développement du propos, j’ai pu comprendre les raisons de cette affluence. Nulle rigueur philosophique, nulle érudition précise dans le corps de la conférence, sinon un ensemble de réflexions assez générales - mais certainement plus abordables au commun des mortels (celui qui n’a pas étudié la philosophie à l’université, j’entends).

Le sujet de la conférence était : « Pourquoi l’Europe est-elle mal à l’aise avec ses racines chrétiennes ? ». Diantre, voila qui s’annonce polémique. De fait, l’art oratoire de notre conférencier s’accommode fort bien de telles mises en bouches. La majeure partie de son propos s’éclata en piques amusantes et provocatrices, à l’intention des politiques et francs maçons de tout poil – et cela, en plein hôtel de ville de Tours, visez un peu la classe ! De fait, bien occupé à soulever les contradictions de l’Europe face à ses « racines », le père Valadier négligea pourtant ce qui me semble être la base du problème : définir ce dont il parlait quand il parlait d’ « Europe ».

Je ne peux m’empêcher de tiquer : de quoi parlons nous, de l’Union Européenne, de l’entité culturelle européenne, de l’unité géographique désignée sous ce nom ? Vagues, flou artistique, surprise et étonnement. Lorsque Valadier nous assène « l’Europe ne peut accueillir de nouvelles nations sans savoir qui elle est », il est obvie qu’il parle de l’Union Européenne. Mais alors, ne sommes nous pas là en train de tout mélanger ?

Il me semble pour ma part que l’identité de l’Union Européenne est claire ; il s’agit d’une communauté économique et politique entre des états qui se reconnaissent, justement, quelque chose en commun. Elle est définie juridiquement, économiquement et politiquement. A partir de là, le vrai problème identitaire qui se pose est celui du fond « commun » qui permet la reconnaissance mutuelle des états dans la construction d’une communauté. La vraie question n’est-elle pas plutôt celle-ci : quelle coïncidence entre l’Union Européenne qui se construit et l’entité « européenne » qui la constitue ? Vu autrement, sur quel commun l’U E doit elle se construire, et est-il fondamental de reconnaître dans ce commun la donnée historique et culturelle « christianisme » ? S’arrêtant au débat soulevé par l’épisode du fameux préambule à la constitution, le regard de Valadier ne va pas chercher beaucoup plus au-delà ; et c’est fort dommage.

« L’Europe se croit au niveau de l’universel abstrait »

Malgré le caractère à mes yeux boiteux du propos, se dégage somme toute une idée intéressante : l’idée que, dans la rédaction de ce préambule, ait été mise en valeur l’incapacité à reconnaître et à hiérarchiser d’une façon vraiment honnête les influences qui composent l’identité culturelle européenne. Evidemment, il faut souligner qu’il s’agit du regard porté par l’U E sur l’entité culturelle européenne, entre une exhaustivité comique (proposition de Giscard qui intégrait toutes les influences philosophiques possibles) et une malhonnêteté intellectuelle inédite (Chirac affirmant à la télévision que l’Europe devait autant à l’Islam qu’au christianisme). Valadier souligne de façon intéressante que l’Europe est obsédée par le fait de se penser comme une sorte d’ « universel abstrait » : par une volonté de consensus, de ne pas reconnaître le privilège objectif de certaines influences au profit d’autres, pour ne pas créer de frustrations ni de polémiques.

Ce point de vue est intéressant, et en un sens, il renvoie à la conception développée par Rémi Brague, qui affirme que l’Europe est avant tout une structure d’accueil, pour ainsi dire, de la culture « autre »[3]. Idée que reprend Valadier quand il affirme « l’Europe se présente comme une convergence de cultures qui se remettent en cause sans cesse, convergence dans laquelle le christianisme est prépondérant ». Néanmoins, il fait valoir le fait que cette capacité d’accueil se double d’une incapacité à rendre compte des déterminations précises qui ont pesé sur la culture européenne : ce qui conduit à une crise identitaire, au « malaise d’une Europe qui se croit d’autant plus ouverte qu’elle refuse d’avoir un visage ».

Ce malaise est, aux yeux de Valadier, caractéristique de la modernité, qui serait héritière d’un concept faussé de l’autonomie, issu du kantisme – toujours selon lui – comme prétention idéologique à s’auto-constituer[4]. D’où un rapport extrêmement culpabilisateur et paralysant au passé, vu comme noir et criminel : on retrouve le marcionisme culturel que dénonçait déjà Brague en montrant que la culture européenne cherche aujourd’hui à rompre avec le passé dont elle dépend. « Le déni du passé de l’Europe a pour contrepartie une fascination naïve pour l’Autre » : cette idée se défend, quand on repense à certains débats sur ce blog et celui de Gai Luron à propos du fameux musée du quai Branly.

De ces considérations bien générales jaillit une idée musilienne : le fr. Laurent qui m’accompagnait (pour me garder de toutes ces influences ignatiennes, je m’étais prudemment assurée d’une présence dominicaine !) me fit un clin d’œil de connivence et me lança : « Finalement, ne parlons nous pas là d’une Europe sans qualités ? ».

A suivre dans le prochain épisode !

[1] Qui se sont tenues à Tours les 24, 25, 26 novembre derniers : voir les post sur Rémi Brague
[2] Il s’agit d’Etudes
[3] Cf. Europe, la voie romaine, voir l’article sur ce blog
[4] Je rapporte ses propos mais suis très sceptique.

Bibliographie du père Valadier : http://www.jesuites.com/bibliographie/auteurs/valadier.htm

04 décembre 2006

Nietzsche et la Croix : un vieux texte sorti de derrière les fagots

Croix comme fuite et malédiction de la vie, Croix comme force pour assumer sa vie ?

Si l’on trouve chez Nietzsche une réelle évaluation de la figure de Jésus, il faut constater son rejet catégorique du « mystère de la Croix ». Par « mystère de la Croix », la théologie catholique entend le sens caché, profond, du scandale de la crucifixion. C’est ce sens qui fait le corps, la substance même du christianisme : la foi en la résurrection du Christ. Ce mystère de la Croix, celui de la mort du Christ comprise comme passage, est le cœur du christianisme, et Nietzsche l’avait bien compris. C’est pourquoi son attaque du christianisme est axée sur la déconstruction du concept de résurrection.
Nietzsche oppose fondamentalement les figures de Jésus, le saint anarchiste, et de Paul, l’homme du ressentiment. La Croix de Jésus est un crime politique : la Croix et la résurrection sont une machine conceptuelle mise en place par Paul, juif épuisé par « la Croix de la Loi ».
Le problème du christianisme doit se comprendre en opposition à la tragédie grecque : Nietzsche la traduit à travers l’opposition entre « Dionysos et le Crucifié ». Il s’agit d’opposer deux sens de la souffrance et deux façon de la vivre : souffrance tragique, souffrance cathartique : la Croix, qui ramène à deux conceptions de la force. La Croix est le centre du mensonge chrétien, car elle est la promesse du bonheur dans un au-delà, et le rejet de la vie dans le monde. Nietzsche stigmatise une opposition entre ici-bas et au-delà caractéristique du christianisme, qui consisterait en une fuite devant le tragique de la vie.
Le Dieu en Croix serait-il une malédiction de la vie ? Il s’agit pour nous d’analyser cette interrogation nietzschéenne, qui sonne comme une alarme lorsque l’on confesse la foi catholique ! Nous travaillerons pour cela à partir des inédits où Nietzsche dialogue avec le christianisme, et de grands textes de l’Antéchrist et de Aurore. L’analyse de la position nietzschéenne est d’autant plus urgente que la foi en la résurrection est faible en christianisme. On peut constater régulièrement l’attrait des catholiques pour la réincarnation et leur incompréhension du mystère de la résurrection. Il faut donc donner une substance philosophique au concept de résurrection, à la suite d’Emmanuel Falque[1]. Pour cela, il est nécessaire de reprendre la critique fondamentale de Nietzsche : pour montrer que la Croix n’est pas l’issue libératrice de la fuite, mais bien une Croix de FORCE qui permet d’assumer sa vie…

Le saint anarchiste et l’inventeur de la christianité : la vérité sur Jésus et le procès de st Paul.

Nietzsche fait de Jésus une image du surhomme : un homme révolté contre les institutions sociales juives. Par conséquent, il comprend sa mort comme un crime politique : c’est l’affirmation que l’on trouve dans les inédits de l’hiver 1887-1888. Ce qui intéresse fondamentalement Nietzsche c’est la puissance de vie qui se dégage de la personne de Jésus.

« Je ne conçois pas contre quoi était dirigée la révolte dont l’auteur fut Jésus : si elle n’a pas été la révolte contre l’Eglise judaïque, - le mot Eglise entendu exactement comme nous l’entendons aujourd’hui… Ce fut une révolte contre les « bons et justes », contre les « saints d’Israël », contre la hiérarchie de la société, non pas contre sa corruption, mais contre la tyrannie de la caste, des mœurs, de la formule, de l’ordre, du privilège, de l’orgueil spirituel, du puritanisme dans le domaine spirituel ; ce fut l’incroyance à l’égard des « hommes supérieurs » au sens spirituel du mot, qui conduisit au soulèvement, attentat à tout ce qui est prêtre ou théologien ; mais la hiérarchie ainsi mise en question était le fondement sur lequel avant tout le peuple juif continuait encore à subsister, la dernière possibilité péniblement conquise d’être un reste, la relique de la singularité de son existence politique : une attaque contre elle était une attaque contre le plus profond instinct national, contre la volonté de conservation de soi judaïque. Ce saint anarchiste qui appela le bas peuple, les exclus et les « pécheurs » à la protestation contre la « classe dominante » - et cela dans une langue qui aujourd’hui encore conduirait en Sibérie – était un criminel politique, pour autant, bien entendu, qu’un crime politique fût encore possible dans ces circonstances. C’est ce qui le mît en croix, témoin l’inscription de la croix : le roi des Juifs »[2]

Avant tout, Jésus représente la révolte de l’esprit libre contre les classes dominantes : il est un criminel politique, lui qui se disait « roi des juifs ». La vie et le message de Jésus n’ont en ce sens rien à voir avec le message désigné comme mortifère du christianisme, qui se fonde sur la croix : ce qui est important c’est « la vie réelle, la vie en vérité» que Jésus a mené.

« Jésus opposait à cette vie ordinaire une vie réelle, une vie en vérité : rien n’est plus éloigné de lui que le non-sens grossier d’un « Pierre éternisé », d’une éternelle prolongation de la personne. Ce qu’il combat, c’est cette manière pour la « personne » de faire l’important : pourquoi peut-il vouloir éterniser justement celle-ci ?
Il combat de même la hiérarchie à l’intérieur de la communauté : il ne promet en aucune façon de proportionner la récompense à la conduite : comment a-t-il pu vise châtiment et récompense dans l’au-delà ? »
[3]

Jésus est une figure du surhomme, en tant qu’il a assumé le tragique de l’existence jusqu’au bout : il a vécu réellement, et n’avait aucune idée de l’éternité et de la résurrection, concepts inventés par Paul. Par cette existence exceptionnelle, Jésus est l’image d’un bonheur possible sur terre de façon effective

« On voit ce qui a pris fin avec la mort sur la croix : l’ébauche nouvelle et parfaitement originale d’un mouvement de paix bouddhiste, d’un bonheur sur terre effectif et non plus seulement promis. Car – je l’ai déjà souligné – telle reste la différence fondamentale entre les deux religions de décadence : le bouddhisme ne promet pas, mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. – la « Bonne nouvelle » fut suivie, sur les talons, de la pire de toutes : celle annoncée par Paul. En l’apôtre Paul s’incarne le type opposé à celui du « messager de bonne nouvelle » : le génie dans la haine, dans la haine visionnaire, dans la logique implacable de la haine. Que n’a-t-il pas sacrifié à la haine, ce « Dysangéliste » ! »[4]

Message comparable à celui du bouddhisme, celui de la possibilité d’assumer le tragique de l’existence, qui « donne valeur à l’être en tant qu’assez sacré pour justifier encore une immensité de souffrance ».

« Dionysos contre le « Crucifié » : vous avez là l’opposition. Ce n’est pas une différence par rapport au martyr – simplement celui-ci a un autre sens. La vie elle-même, sa fécondité et son retour éternels, conditionne le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir. Dans l’autre cas, la souffrance, le « crucifié en tant que l’innocent » a valeur comme objection contre cette vie-ci, comme formule de condamnation. On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : un sens chrétien ou un sens tragique. Dans le premier cas, elle doit être le chemin vers un être sacré ; dans le dernier cas, elle donne valeur à l’être en tant qu’assez sacré pour justifier encore une immensité de souffrance. L’homme tragique affirme encore la souffrance la plus amère : il est assez fort, assez plénier, assez apte à diviniser pour cela ; le chrétien nie encore le sort le plus heureux de la terre : il est assez faible, assez pauvre, assez déshérité pour souffrir de la vie sous n’importe quelle forme. Le Dieu en croix est une malédiction de la vie, un avertissement pour s’en sauver ; le Dionysos écartelé est une promesse de vie : il renaîtra éternellement et reviendra de sa résurrection »[5]

Ce message de vie, ce message de force « a pris fin avec la mort sur la croix » : c’est cette croix que Nietzsche attaque directement, et non la figure de Jésus qui selon lui n’aurait rien à voir avec le christianisme ! En ce sens, la conception nietzschéenne se rapproche de la théologie hérétique socinienne, avatar de la Réforme, développée au XVIIème siècle en Pologne à la suite de Fausto Socin. Ces chrétiens rejetaient le dogme de la Sainte Trinité : leur conception de Jésus est proche de celle de Nietzsche en tant qu’elle nie la divinité du Christ et le mystère de la Croix. Pour eux, Jésus est un homme envoyé par le Père pour guider les hommes sur la voie de la vie éternelle : Il est « servator » et non « salvator ». Pour ces pensées, ce qui prime c’est avant tout l’exemple de la vie de Jésus, qui est pour les sociniens l’exemple à suivre pour accéder à la vie éternelle ; pour Nietzsche, elle est l’image de la vie réelle, qui assume le tragique dans la pensée de l’éternel retour. La vie réelle est la force de pouvoir assurer que, s’il fallait revivre cette vie tragique, on la revivrait : c’est cette pensée la plus lourde, de l’éternel retour, qui doit être assumée. La Croix serait alors une fuite devant le tragique de l’existence par la promesse d’un bonheur dans l’au-delà ? Pour Nietzsche, Jésus était une figure de vie et de puissance. Qu’est-ce qui a fait du christianisme une religion de la mort, prenant pour cœur la Croix et le sacrifice d’une victime expiatoire?

L’accusation de Nietzsche porte sur Paul : la figure du juif fatigué par « la Croix de la Loi »[6]. C’est Paul et non Jésus, qui a fondé le christianisme[7], qui a créé la machine conceptuelle de la Croix et de la Rédemption… C’est lui qui est l’inventeur de la « christianité » : celui qui a converti la « Bonne Nouvelle » de Jésus (le bonheur est possible effectivement sur cette terre, dans le fait d’assumer le souffrance de façon tragique) en « la pire de toutes » : la souffrance d’ici-bas sera convertie en bonheur dans l’au-delà ! Comment Jésus aurait-il pu « viser châtiment et récompense dans l’au-delà »[8], lui le révolté contre les hiérarchies et les institutions juives ? C’est Paul, le juif zélateur, éprouvant douloureusement l’écart entre la Loi et son incapacité à l’accomplir, qui est responsable de ce système de compensation : il est l’annonciateur de la « logique implacable de la haine […] », lui, le « ‘Dysangéliste’ » !

Nietzsche décrit la conversion du chemin de Damas (Actes des Apôtres, XI) comme une crise d’épilepsie d’où jaillit l’éclat d’une bonne idée : Paul, épuisé par « la loi […] la croix sur laquelle il se sentait cloué […] comme il cherchait partout le moyen de l’anéantir, - de ne plus avoir à l’accomplir en personne ! » est « illuminé par une pensée salvatrice » : celle que le Christ, en mourrant sur la Croix, accomplit la Loi et délivre l’homme du poids de cette Loi… Paul découvre une doctrine qui libère l’homme du ressentiment : il a l’intuition fondamentale du christianisme, celle de la rédemption par la Croix. C’est la volonté de vengeance et de ressentiment de Paul que Nietzsche stigmatise quand il attaque le christianisme : il faut surmonter le christianisme cette image du Dieu en croix, malédiction de la vie.

« surmonter tout ce qui est chrétien par quelque chose de surchrétien et ne pas seulement s’en débarrasser – car la doctrine chrétienne fut la contre doctrine qui s’opposa à la doctrine dionysiaque »[9]

« - Ce qui nous distingue nous, ce n’est pas de ne retrouver aucun Dieu, ni dans l’histoire, ni dans la nature, ni derrière la nature – c’est de ressentir ce que l’on a vénéré sous le nom de « Dieu », non comme « divin », mais comme pitoyable, comme absurde, comme nuisible, non seulement comme une erreur mais comme un crime contre la vie… Nous nions Dieu ne tant que Dieu. Si l’on nous prouvait ce Dieu des chrétiens, nous saurions encore moins y croire. Formule : « Deus, qualem Paulus creavit, dei negatio » - »[10]


« Deus qualem Paulus creavit dei negatio » : Le Dieu créé par Paul est une négation de Dieu… La Croix serait donc l’idée de génie de Paul, la solution au problème de la Loi ; en instaurant l’idée d’une autre vie, elle se comprend comme négation de cette vie. Par ce rejet de la vie, le Dieu élevé sur la croix se nie lui-même en tant que Dieu ! Mais Nietzsche ne prend en compte qu’un aspect du mystère de la Croix (mort et résurrection du Christ) lorsqu’il la rapporte à la rédemption. Pour la doctrine chrétienne, la mort du Christ n’est pas le sacrifice d’une victime expiatoire, voulu par Dieu, pour le salut de l’humanité ! Comment penser le christianisme positivement, grâce aux critiques cathartiques de Nietzsche ? Il s’agit de résoudre deux problèmes posés par Nietzsche au christianisme : celui de la force et celui de « l’autre vie » (résurrection).

Dionysos et le Crucifié : le paralogisme de la force et le problème de la résurrection

La question qui se pose, à travers l’opposition Dionysos et le Crucifié, est celle de la force. La philosophie de Nietzsche, si l’on choisit de suivre la ligne d’interprétation de Deleuze, est une philosophie de la force[11]. La violence des attaques nietzschéennes contre le christianisme tient dans la dénonciation de ce qu’il appelle « le paralogisme de la force » : le christianisme a complètement converti le sens des mots « force » et « faiblesse » par le catalyseur de la Croix. Avec l’idée de la rédemption surgit l’idée que l’au-delà justifie, récompense la souffrance ici-bas. Cette conception cathartique de la souffrance est opposée par Nietzsche à la conception tragique. Le christianisme n’a pas pour privilège de prendre en charge la souffrance ; il la comprend au sens d’un dépassement (Salut : Croix), alors que la tragédie grecque est l’expression de la lucidité face à la souffrance : la reconnaissance que nous vivons dans la souffrance, mais qu’il n’y a pas d’autre voie que de l’assumer sans récompense. Face à la lucidité d’Œdipe, au Dionysos écartelé, le Crucifié, le ressuscité est la figure de la fuite et du mensonge d’un au-delà compensateur. La Croix est l’entrée par la souffrance dans une autre vie, véritable, où se trouvera le bonheur ; alors que le « Dionysos écartelé » est promesse de pouvoir assumer cette vie par la souffrance. La question que Nietzsche pose aux chrétiens est celle ci : êtes vous capables de vivre en supportant la pensée de devoir revivre cette vie tragique ?

Le christianisme rejette la force : conséquence, ce que Nietzsche appelle « l’euthanasie du christianisme »[12], c’est-à-dire sa dégénérescence en un « doux moralisme ». Cette dégradation s’explique par la mésinterprétation de ce qui fait la force et le noyau du christianisme, le concept de la résurrection et le mystère de la Croix. Il s’agit principalement de repenser le problème de la force à partir de l’analyse qu’en donne Nietzsche. La souffrance et la mort du Christ en Croix n’est pas un sacrifice : elle est l’aboutissement de l’Incarnation, c’est-à-dire de la prise en charge de la finitude humaine (naissance, mort : temporalité et chair, corporéité : spatialité et passibilité) par le Fils, afin qu’elle soit transfigurée par la FORCE de l’Esprit. L’Esprit Saint est en christianisme ce qui accomplit en l’homme la force : il est la réponse chrétienne au paralogisme de la force[13]. A partir de là, qu’en est-il de la résurrection ? Impossible de comprendre la Croix comme la malédiction de cette vie, promesse du passage à une autre vie.

Si l’accusation de la vie terrestre reste trop souvent présente aux consciences chrétiennes, le procès tenu par Nietzsche doit être l’occasion de repenser philosophiquement les concepts chrétiens, à partir de la doctrine fondatrice de Paul : ce que fait Emmanuel Falque. Faut-il penser que la Croix est une fuite vers l’au-delà ? Nous affirmerons au contraire qu’elle est une force pour assumer sa vie. Il faut d’abord achever les vieux schémas dualistes en christianisme, fruit d’une lecture néo-platonicienne simplifiée. Ainsi, on peut affirmer contre Nietzsche qu’il n’y a pas d’arrière monde en christianisme : l’opposition ici-bas et au-delà, centrée sur l’axe de la Croix ne doit pas avoir cours. Il s’agit bien de CE monde ci, qui sera recréé à la fin des temps ; tout comme il s’agit de CETTE vie terrestre qui sera transfigurée par la résurrection finale. La promesse de la résurrection, si elle est promesse du royaume, n’est pas celle d’une autre vie, mais celle de la transfiguration en Christ de notre vie terrestre. Il ne s’agit nullement d’un système de compensation dans l’au-delà.

En outre, le christianisme ne promet pas qu’un bonheur à venir (lors de l’avènement du royaume de Dieu, à la fin des temps), mais un bonheur effectif : le royaume, par la Croix de Jésus-Christ, est déjà en marche à travers ceux qui suivent l’Evangile : ceux qui vivent « selon l’Esprit » ceux qui se reconnaissent comme citoyens de la « Civitas Dei ». Le Christ, par sa Pâque glorieuse, a donné à l’homme la grâce de déjà vivre dans le royaume de Dieu…sur cette terre, maintenant ! C’est par la Croix du Christ, à laquelle les hommes sont invités à participer, que ce bonheur est promis : par le sacrement du baptême, le chrétien passe par la Croix ; dès lors il est ressuscité, il vit d’une vie nouvelle, de la vie l’Esprit Saint.

Dès la vie terrestre, la Croix est une chance de transfigurer sa vie, avec tout son sens tragique : elle est la promesse du soutien de l’Esprit Saint comme force dans la tâche d’assumer la finitude - la souffrance et la mort.

Mai 2005.



[1] Conférence Nietzsche et st Paul, éternel retour et résurrection des corps, Espace Catherine de Sienne, Tours, 06/12/2004 ; Métamorphose de la finitude, essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Cerf, Paris, 2004, coll. « la nuit surveillée ».
[2] Inédits de l’hiver 1887-1888
[3] Ibid.
[4] Antéchrist
[5] Inédit de 1888
[6] Aurore, I, 68
[7] Sur st Paul : voir Aurore, I, parag.68 « le premier chrétien ».
[8] Cf. op. cit., second texte cité.
[9] Inédit de 1881.
[10] Antéchrist, parag. 47.
[11] Nietzsche et la philosophie, PUF Quadrige, 1962.
[12] Aurore, parag.92 « au lit de mort du christianisme »
[13] Selon Emmanuel Falque.

Pascal et la science, le mondain et la ceinture de fer, par Monsieur Camille


"Car enfin, si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et ne pouvons y arriver, nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge, incapable d'ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus".(laf. 131)


Port-Royal va mal, Louis XIV le compte au nombre de ses ennemis. Pascal vient de mourir. A tout malheur bonheur à prendre, il est temps pour les jansénistes de faire de leur défunt ami leur Saint. L'édition des Pensées est prête à tenir son rôle béatifique: on expurge, on retire, on ajoute, on ordonne. Pascal devient janséniste, et on apprend dès la première phrase de la préface que dans sa trentième année (soit environ après la nuit du mémorial en 1654) le jeune Pascal abandonne l'étude des mathématiques et autres sciences peu catholiques pour la très sainte étude des écritures. Etienne Périer aurait-il oublié que le 29 juillet 1654, Pascal faisait un exposé épistolaire à Fermat sur la règle des partis, exposé qui allait donné naissance à la géométrie du hasard? Aurait-il oublié les problèmes sur la cycloïde proposés anonymement par Pascal en 1658 dont les réponses donneront naissance au calcul intégral?


La seule chose qui arrêtera Pascal dans l'étude scientifique c'est la maladie. Pourtant en lisant le célèbre fragment dit des deux infinis (laf. 199), nous pouvons nous demander comment cet homme pouvait encore consacrer des forces à cette étude. Que nous dit ce fragment?

1) L'infiniment grand nous montre que nous ne pouvons tout connaître: nous qui sommes finis nous ne sommes pas proportionnés à ce Tout.

2) Mais nous pourrions au moins en connaître les principes ? Non car il y a aussi un infiniment petit auquel nous ne sommes pas plus proportionnés.

3) Alors nous pouvons au moins connaître ce qui est à notre proportion, une partie de ce Tout. Non, car le Tout ayant rapport aux parties et les parties au Tout, connaître les parties c'est connaître le Tout ce qui est impossible comme nous l'avons vus.

4) De plus, étants des composés de matière et d'esprit, nous sommes incapables de connaître la matière seule (la nature) ou l'esprit seul (Dieu et anges) qui ne sont pas de notre ordre: au mieux nous sommes seulement capable de nous connaître nous en tant qu'hommes (cf. laf. 72). Comment concilier l'idée que nous sommes incapables de rien connaître avec la continuation de la pratique scientifique?


Pour Pascal le plus simple est de considérer ses différents avatars: Louis de Montalte (auteur des Provinciales); Amos Dettonville (auteur du Traité sur la cycloïde); Salomon de Tultie (l'auteur de ce qui aurait du être l'Apologie de la Religion Chrétienne). Chacun de ces personnages à sa personnalité. Quand Salomon de Tultie cherche à écrire un ouvrage visant à convaincre de la vérité de la religion chrétienne, il fait appel aux connaissances des deux autres personnages. Ainsi ce fragment sur les deux infinis du modeste Salomon de Tultie fait-il appel aux découvertes scientifiques de l'orgeuilleux Amos Dettonville. Pascal, homme double: à la fois homme de coeur, et homme de raison. Lorsqu'il pointe avec génie les contradictions qui habitent l'homme (superbe fragment 130), c'est au fond de lui-même qu'il s'engouffre; lorsqu'il dissèque avec lucidité la notion de divertissement (magnifique fragment 136), c'est à sa période mondaine qu'il pense, période dominée par les sciences: Curiosité n'est que vanité le plus souvent; on ne veut savoir que pour en parler(fr. 77); on ne parle le plus souvent que pour se divertir; et l'on se divertit pour oublier notre misère: Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.(fr. 70).


Est-ce à dire que la science pour Pascal n'est qu'un divertissement pour orgueilleux, qu'elle est incapable d'énoncer une vérité? En réalité la science est incapable d'énoncer quelques vérités si elle est l'outil de quelques orgueilleux qui se divertissent: Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de sotte science suffisante et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout(fr. 83). N'oublions pas que le fragment sur les deux infinis doit beaucoup aux recherches scientifiques de Pascal. Pour résoudre le problème qui nous est posé, peut-être est-il préférable de voir du côté du discours de Pascal sur les sciences.


Résumons: nous voyons un Pascal nous dire: l'infiniment grand nous interdit de penser que nous pouvons tout connaître; l'infiniment petit nous interdit de penser que nous pouvons connaître les principes de tout ce qui est; le rapport des parties au Tout nous interdit de penser que nous puissions connaître les parties qui sont proportionnés à nous. Dans sa Préface sur le traité du vide, Pascal se range du côté des scientifiques du XVIIe siècles contre les jésuites, à l'image d'un Galilée ou d'un Descartes: il n'y a pas d'autorité à invoquer en science. La science progresse, chaque génération hérite du savoir de ses ancêtres, et il est de son devoir de faire progresser ce savoir, quitte à remettre en cause des certitudes du passé: Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. Peut-être la réponse est-elle là. Le problème des deux infinis était mathématique. A l'égard de l'infini notre connaissance finie tend nécessairement vers 0. Ce qui se traduit mathématiquement par:


Soit f(x)= h/x
Si h (connaissance de l'homme) =/=
[infini]
Et si x (ce qu'il y a à connaître du monde) =/= [infini]
Alors f(x)--> 0


Mais si nous pensons le progrès en science au fil de l'histoire humaine, si nous considérons une histoire de l'homme qui tende potentiellement vers l'infini, alors la somme des connaissances acquise durant toute cette histoire tend potentiellement vers l'infini. Ainsi au regard de ce qu'il y a à connaître du monde (qui est infini) ce savoir potentiel de l'humanité tend vers 1 (c'est à dire la connaissance de tout ce qu'il y a à savoir).


Soit f(x)= H /x
Si H (connaissance de l'humanité prise dans l'intégralité de son histoire) -->
[infini]
Et si x (ce qu'il y a à connaître du monde) = [infini]
Alors f(x) --> 1


C'est donc avec la pensée du progrès en science que Pascal nous fournis la résolution au problème qu'il nous posait. Plus besoin de penser un Pascal qui se dédoublerait. D'un côté: Salomon de Tultie, l'humble croyant au service de la religion; de l'autre: Amos Dettonville, l'orgueilleux scientifique au service de la science. Avec l'idée d'un progrès scientifique de l'ordre de l'humanité entière, Pascal peut allier recherche scientifique et humilité chrétienne: en science Pascal est redevable de ses ancêtres et dispose de moins de connaissance que ses successeurs; en religion Pascal sait qu'il n'est rien dans sa finitude (aussi grande soit-elle) à l'égard de Dieu, mais n'oublie pas pour autant l'espérance qu'a placé Jésus-Christ en l'homme par son sacrifice: l'histoire de l'homme tend vers l'infini, c'est à dire vers Dieu.


En réalité ce que cherche à montrer Pascal c'est que la science mène à Jésus-Christ.

C'est la science qui nous a montré les deux infinis (par la lunette astronomique et le microscope); c'est la science qui nous a montré l'idée de progrès dans l'homme: si Aristote avait disposé du microscope il aurait changé certaines de ses théories; c'est la science qui nous a montré, de manière négative, l'irréductibilité de l'âme au corps. Si nous sommes un composé d'âme et de corps, si nous sommes des êtres finis perdus au milieu de l'infini, comment pouvons-nous progresser en science? Nous pouvons progresser parcequ'un lien entre le corps et l'esprit a été instauré; nous pouvons progresser parce que l'humilité nous apprend que nous sommes redevables de nos ancêtres, et que nous devons travailler non pas pour nous mais pour les générations futures dans l'espoir que nous avons en elles.Qui est le médiateur entre la chair et l'esprit? Qui nous a appris l'humilité? Qui a mis en nous l'espoir d'atteindre enfin l'Absolu? Qui, si ce n'est Jésus-Christ par son sacrifice?


"Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes" (fr. 417)


27 décembre 2004

03 décembre 2006

Lectio divina - Mal 3, 14 par le fr. Laurent Lemoine, op.

« Vous prétendez : inutile de servir Dieu ;
à quoi bon avoir gardé ses observances et marché dans le deuil devant le Seigneur,
le tout-puissant ? »
Comme je comprends celui qui, aujourd’hui, reprendrait à son compte l’infinie déception exprimée il y a tant de siècles par ces quelques versets !
Le Seigneur nous demanderait-il réellement de porter le deuil au plein cœur de la vie des vivants qu’il a créés pour que nous lui plaisions ?
Marcher endeuillé devant le Seigneur est une lectio qui peut entraîner bien des contre-sens !
Préférer ne pas vivre à pleins poumons sa vie n’est pas ce que Dieu désire pour nous. Il ne s’agit pas de se complaire dans un deuil auquel on ne veut pas, en fait, mettre fin. Notre Dieu est le Dieu des vivants et non des morts[1] !
Aurons-nous vécu avant de mourir ? C’est peut-être cette lectio-là, aussi déroutante soit-elle, qui est la bonne !
Nous avons bien des raisons, hélas, de porter le deuil durant notre vie, toutes les formes de deuil réels ou symboliques… Dans tous les cas, il faut les traverser, les « vivre », pourrait-on dire, les « faire », comme disent souvent les media sans trop savoir de quoi il s’agit. La Pâque est une traversée : c’est même La Traversée salutaire pour le chrétien. Ne pas chercher à éluder ce qui concerne la mort[2], mais pratiquer les désinvestissements nécessaires pour retrouver le goût de la vie et venir respirer à l’air libre, l’air que l’Esprit nous souffle aux matins de nos Pâques, de nos redressements : « redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche ! »[3].
« Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose », dit le Sage[4]. Il y a même « un temps pour mourir »[5], ajoute-t-il. Certaines séparations, certaines ruptures nous tournent vers le temps des embrassements et du rire, annoncés aussi par Qohéleth[6]. D’autres séparations font valoir sous une lumière crûe, voire cruelle combien nous avons aimé et été aimés… Alors, comme le dit le poète, en ces moments-là, « il y a si peu de temps entre vivre et mourir »[7] que, pour ne pas être changé en statue de sel, comme la femme de Lot[8], reprendre la marche vers la terre inconnue reste la seule chose à faire, au besoin en boitant un peu, mais, en tout cas, entouré par de vrais témoins de la compassion du Christ pour l’homme éprouvé.
On se trouve d’autant plus démuni que l’assistance de Dieu fait défaut au moment où nous aurions le plus besoin de lui : aurais-je haï « tout chemin de mensonge »[9], à l’exemple du psalmiste, que l’épreuve s’est tout de même abattue sur moi !
Alors, du fond de notre mémoire biblique surgissent les éléments épars qui composent notre histoire sainte, à chacun : « le Seigneur fait mourir et vivre. Il fait descendre à l’abîme et en ramène »[10]… ou encore : « C’est lui qui frappe et fait grâce, qui mène à l’abîme et en ramène »[11]. De tels versets ne sont pas à mettre en annexe à notre expérience personnelle de résurrection, même si ce qu’ils comportent de redoutable peut légitimement nous intimider. Oh non ! Ils ne sont pas un appendice accessoire: ils sont au cœur de la VIE des VIVANTS quand elle se détache des œuvres de MORT, au sens où Isaïe en parlait : « la mort ne peut te rendre grâce ni le séjour des morts te louer (…). Le vivant, le vivant, lui, te rend grâce »[12] !
Au fil des jours ici-bas, démêler ce qui conforte la vie de ce qui tend vers la mort implique des choix souvent rudes, lorsque nous nous trouvons à un carrefour un peu perdu car ne sachant pas toujours bien quelle direction emprunter : « Je mets aujourd’hui devant vous bénédiction et malédiction »[13], dit le Seigneur dont la grâce doit surabonder pour nous guider sur le bon chemin, le chemin de droiture que Jésus a suivi tout au long de sa vie et de son ministère parmi nous.
Le « ah quoi bon ? » de Malachie 3, 14 est un peu le nôtre : il exprime un malaise qu’il faut dissiper. Ce ne sont pas les observances ni la marche endeuillée que le Seigneur attend de nous : il n’a que faire de nos cérémonies : « vos néoménies et vos solennités, je les déteste! »[14]. « Déchirez votre coeur et non vos vêtements ! »[15]. « J’en veux à vos bandelettes dans lesquelles vous capturez les vies (…). Je déchirerai vos voiles »[16]. « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice »[17].
Le mouvement, la pliure qui relie les Deux Testaments, c’est le mouvement, c’est la pliure intime de notre cœur avec ses propres dilemmes entre stricte observance de la Loi et invasion de la grâce qui déchire le cœur, et qui, en blessant, guérit… Il s’agit bien de révéler, à savoir de lever le voile de deuil qui nous maintenait mort-vivant devant un Seigneur qui nous sait capable d’infiniment mieux, puisqu’ « il couronne en nous ses propres dons »[18], que quelques observances… !
Il est, en effet, inutile de servir Dieu si nous nous méprenons sur son projet à l’égard de chacun d’entre nous. La pauvre veuve déposant son obole au Temple[19] est plus vivante et plus rayonnante par ce geste que ceux qui l’observent, les gens riches et installés qui amassent dans leur grenier ce qui ne manquera de leur être retiré au Jour du Jugement !
« C’est dans la nuit qu’il est beau de croire à la lumière », disait Rostand. En ce sens, dans la nuit de son deuil et sa douleur, cette femme est porteuse de gestes riches en vie, puisqu’elle donne tout et non le superflu. Elle a puisé dans sa pauvreté pour encore et encore donner et donner un vrai don, pas un simulacre rituel. Elle a puisé à partir non d’un trop-plein, mais d’un manque, d’un creux, d’une croix de l’existence… En cela, elle suit Celui qui depuis la nuit de la tombe a fait jaillir la Vie nouvelle, féconde pour tout homme de bonne volonté.
De façon inattendue, c’est au cœur des situations de notre existence où la frontière entre vie et mort, entre bonheur et malheur semble extrêmement poreuse que nous repérons toute la différence, la différence la plus large entre le chemin qui promeut la vie en nous et autour de nous et celui qui, au contraire, se révèle sans issue. C’est parfois en plein resserrement, en pleine constriction, que de nouvelles fenêtres peuvent s’ouvrir sur un horizon insoupçonné. N’est-ce pas le propre de l’expérience dépressive une fois que le tunnel est derrière nous ? Evidemment, on aimerait pouvoir se dispenser de telles épreuves, même si elles nous apprennent beaucoup de façon rétrospective, à la manière de la rétrospective proposée par Jésus sur le chemin d’Emmaüs à ses deux disciples[20]
Nous savons tous que de grands prophètes bibliques ont vécu ce découragement au creux duquel Dieu est venu les chercher pour en faire les hérauts de son salut. Ce fut le cas, par exemple, d’Elie assis sous un genêt isolé et qui demanda la mort : « Je n’en peux plus, maintenant, Seigneur, prends ma vie ! (…). Puis, il se coucha et s’endormit (…). Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : lève-toi et mange, car autrement le chemin serait trop long pour toi ! »[21].
C’est au moment où nous découvrons l’inutilité d’un certain service de Dieu, celui que nous avons exécuté consciencieusement jusqu’alors, comme Mal 3, 14 nous le fait valoir, que nous sommes peut-être le plus "équipés" pour entrer dans le vrai service de Dieu, à savoir les adorateurs en esprit et vérité de l’Evangile de Jean[22]. L’observance et le deuil se changent alors en vérité qui rend libre, celle que le Christ nous a acquise en payant le prix fort. Equipés par la grâce au lieu même du dénuement radical…
L’interpellation de Malachie constitue donc pour chacun de nous une stimulation salutaire, une façon de débroussailler le chemin qui s’ouvre devant nous : à partir d’une désolation, laisser la grâce toucher ou piquer notre cœur pour le retourner, en fait, le tourner vers l’Orient de sa Pâque la plus personnelle où la Vie nouvelle se lève en étant plus belle que la première Création.
[1] Cf. Mt 22, 32.
[2] A l’image de certaines messes de funérailles célébrées en blanc, couleur de la Résurrection, comme si le violet, le temps du deuil, était escamoté jusque dans la symbolique liturgique.
[3] Lc 21, 28.
[4] Qo 3, 1.
[5] Qo 3, 2.
[6] Qo 3, 4-5.
[7] Barbara, L’île aux mimosas.
[8] Gn 19, 26.
[9] Ps 118, 104.
[10] 1 S 2, 6.
[11] Tb 13, 2.
[12] Is 38, 18-19.
[13] Dt11, 26.
[14] Is 1, 14.
[15] Jl 2, 13.
[16] Ez 13, 20 et 22.
[17] Mt 9, 13.
[18] Cf. 1ère Préface des Saints.
[19] Mc 12, 42.
[20] Lc 24, 13 sv.
[21] 1 R 19, 4-7.
[22] Jn 4, 23.