29 janvier 2007

Ne tremble pas devant eux - Jérémie 1, 17


La liturgie du quatrième dimanche du temps ordinaire, en nous proposant un extrait du premier chapitre du livre de Jérémie, nous invite à réfléchir sur la vocation prophétique, ouvrant à l’évangile de Luc : « Nul n’est prophète en son pays ». Tandis que les textes du premier testament évoquent les figures des grands prophètes, ceux de l’évangile renvoient à la personne de Jésus comme prophète par excellence. Il est toujours singulier de remarquer l’unité organique des textes établis pour la célébration eucharistique, mais ici, ce qui frappe paradoxalement, c’est la profondeur et la force que le texte de Jérémie apporte à l’évangile de Luc. Par opposition à une lecture trop habituelle peut-être, interprétant les textes du premier testament par la « clef » du second, je vous propose une petite révolution. Lisons donc le fameux texte de Luc 4, 21-30 à la lumière du texte de Jérémie.

Il ne s’agit pas là de nier la pertinence d’une lecture typologique. Le Christ, Verbe de Dieu, constitue la clef de toute intelligence et de tout connaissance du monde visible et invisible, puisque par Lui, tout a été fait[1]. Il est juste et sera toujours juste, lorsque l’on se situe dans une perspective chrétienne, de tout rapporter au Christ. Vivant déjà en Lui et par Lui, nous participons partiellement à la perfection de sa sainteté[2], et c’est bien là que se situe la densité de notre existence : dans l’aspiration de notre finitude à la plénitude de Dieu[3]. C’est ce grand écart que mettent en scène les textes évangéliques, celui du Christ pleinement homme et pleinement Dieu. En ce sens, ils nous sont bien souvent obscurs et abrupts, nous heurtant dans la conscience de notre incapacité quotidienne à assumer nos limites dans notre vocation à participer à la gloire de Dieu. Ici, la lecture du premier testament s’avère décisive. En prenant à l’envers le procédé typologique, on souligne le fait que, si Jésus représente l’aboutissement et la clef des écritures, il est bon de faire retour à celles-ci pour avoir une approche incarnée, humanisée des situations décrites dans l’évangile.

Ainsi, le personnage de Jérémie nous permet d’entrer dans la compréhension de la figure de Jésus comme prophète par excellence. Mais il nous permet également de comprendre de quel ordre est la vocation prophétique de chaque baptisé. Si le baptême nous consacre effectivement prêtre, prophète et roi, nous rendant participants aux ministères du Christ Lui-même, c’est grâce aux grandes figures des prêtres, prophètes et rois du premier testament que nous découvrons des expériences, vécues dans des vies humaines, de l’accomplissement de cette vocation.

Que signifie être prophète ?

Ce qui marque le charisme du prophète, et par là celui du baptisé, c’est un rapport particulier au « monde », ayant une relation privilégiée avec Dieu.

Ce privilège n’est pas fondé sur le mérite personnel, mais bien par l’élection amoureuse de Dieu : « La parole de Yahvé me fut adressée en ces termes: Avant même de te former au ventre maternel, je t'ai connu; avant même que tu sois sorti du sein, je t'ai consacré ; comme prophète des nations, je t'ai établi ». Cette élection est indissociable de la création de l’être humain : la conception d’un nouvel homme dans le ventre d’une femme implique nécessairement et immédiatement son appel à vivre de la vie de Dieu[4]. Dieu nous appelle à vivre une mission qui nous dépasse : c’est pourquoi il crée en nous les charismes nécessaires pour l’accomplir. Ainsi, la peur de Jérémie qui ne se sent pas à la hauteur de l’appel de Dieu : « Et je dis: "Ah! Seigneur Yahvé, vraiment, je ne sais pas parler, car je suis un enfant!" ». Dieu lui révèle que la parole qu’il devra adresser ne vient pas de ses capacités humaines, mais de l’autorité divine elle-même : « Mais Yahvé répondit: Ne dis pas: "Je suis un enfant!" car vers tous ceux à qui je t'enverrai, tu iras, et tout ce que je t'ordonnerai, tu le diras ». C’est par grâce que nous sommes appelés : c’est par grâce que nous réalisons ce pour quoi nous sommes appelés…

La vocation qui se réalise par le baptême n’est autre que le rétablissement de l’homme, rendu esclave par le péché, dans la condition filliale: « Aussi n'es-tu plus esclave mais fils; fils, et donc héritier de par Dieu »[5]. Si la condition de l’esclave est inférieure à celle du maître, le fils est appelé à participer à la condition du maître: le ministère prophétique implique donc une participation à l’autorité de Dieu, qui révèle ses volontés afin que son envoyé les fasse connaître aux autres hommes. Le souci, c’est que généralement, ce que Dieu veut dire aux hommes n’est pas précisément ce qu’ils ont envie d’entendre… « Alors Yahvé étendit la main et me toucha la bouche; et Yahvé me dit: Voici que j'ai placé mes paroles en ta bouche. Vois! Aujourd'hui même je t'établis sur les nations et sur les royaumes, pour arracher et renverser, pour exterminer et démolir ».

D’où une définition plus précise de la mission prophétique: le prophète n’est pas l’apôtre, celui qui annonce la bonne nouvelle à ceux qui ne la connaissent pas encore, il est avant tout l’aiguillon qui vient mettre en cause les pratiques et les croyances du peuple qui se proclame « Peuple de Dieu ». Il vient « arracher et renverser, exterminer et démolir » toute idolâtrie, afin de « bâtir et planter » les graines de l’adoration véritable qui est dûe à Dieu : « Je prononcerai contre eux mes jugements à cause de toute leur méchanceté, car ils m'ont abandonné, ils ont encensé d'autres dieux, ils se sont prosternés devant l'oeuvre de leurs mains. Quant à toi, tu te ceindras les reins, tu te lèveras, tu leur diras tout ce que je t'ordonnerai, moi ». Pas vraiment une partie de plaisir : mettre les croyants devant leur péché d’idolatrie, dire à ceux qui croient être les justes qu’ils ne sont que des idolâtres !

Ainsi s’éclaire l’épisode de Luc : « En vérité, je vous le dis, aucun prophète n'est bien reçu dans sa patrie. Assurément, je vous le dis, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie […]; et ce n'est à aucune d'elles que fut envoyé Elie, mais bien à une veuve de Sarepta, au pays de Sidon. Il y avait aussi beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Elisée; et aucun d'eux ne fut purifié, mais bien Naaman, le Syrien ». Que fait effectivement Jésus, sinon révéler aux juifs leur incapacité à recevoir les messages des prophètes qui leur avaient été envoyés par Yahvé ? Il souligne que ce ne sont pas eux, mais les païens, les étrangers, ceux que l’on désigne comme idolâtres, qui ont accueilli la parole libératrice qu’ils apportaient. A plus large échelle, la mission du prophète représente une constante remise en cause des cadres établis par la communauté, tant dogmatiques qu’ecclésiaux. Aussi, la vocation prophétique de chaque baptisé peut-elle être dite moteur d’une catholicité toujours plus grande de l’Eglise, qui ne peut se déployer si ses membres ne repoussent sans cesse ses limites. Il est toujours bien difficile d’être remis en question là où l’on s’estime juste… Et de s’entendre dire que la justice se trouve chez les incroyants ! En transposant la situation dans nos crispations de croyants, on comprend la fureur des juifs, qui emportés par la colère sont prêts à répéter avec Jésus le même schéma de persécution: « Entendant cela, tous dans la synagogue furent remplis de fureur. Et, se levant, ils le poussèrent hors de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle leur ville était bâtie, pour l'en précipiter ».

Le privilège que représente le partage de l’autorité divine a donc pour contrepartie d’exclure le porteur de la parole de la communauté, hostile à ses messages bien dérangeants. Position délicate pour le prophète, qui subit la violence d’une communauté dont il cherche à assurer le salut… Les livres prophétiques sont émaillés des récits de ces persécutions. Néanmoins, le prophète ne doit pas craindre les hommes : « N'aie aucune crainte en leur présence car je suis avec toi pour te délivrer ». Il n’y a que devant Dieu qu’il soit légitime de trembler : Yahvé lui-même le rappelle à Jérémie avec cette formule frappante, « Ne tremble point devant eux, sinon je te ferai trembler devant eux ». Trembler devant les hommes, c’est mettre en doute le soutien indéfectible promis par Dieu… et donc le perdre, en perdant confiance.

La vocation du prophète implique une participation à la force qui est celle de Dieu, qui permet de se tenir dans la confiance devant le monde en furie : « Voici que moi, aujourd'hui même, je t'ai établi comme ville fortifiée[6], colonne de fer et rempart de bronze devant tout le pays: les rois de Juda, ses princes, ses prêtres et le peuple du pays. Ils lutteront contre toi, mais ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi – oracle de Yahvé - pour te délivrer ». Ce thème n’est pas anodin car il exige de définir précisément quelle est l’expérience chrétienne de la force. Dieu donne effectivement des armes au prophète, mais ce sont avant tout des remparts, un dispositif de défense. Ce rempart étant avant tout, selon la tradition, Dieu lui même : « Yahvé est le rempart de ma vie, devant qui tremblerais-je? »[7]… La figure du prophète nous permet donc de comprendre ce que signifie une idée chrétienne de la force, et de lutter conjointement contre une conception lénifiante de la foi – un Dieu mou et gentil qui indique de tendre l’autre joue – autant que contre son contraire, une foi agressive et autoritariste – à l’image d’un Dieu jupitérien. La force qui soutient notre vocation prophétique ne consiste pas en une capacité d’agressivité mais bien dans une potentialité infinie de résistance devant l’adversité. Ainsi, Jésus n’attaque quasiment jamais ses contradicteurs et ses persécuteurs[8], mais il incarne pleinement l’indifférence de l’homme fort de la force de Dieu devant la force mondaine qui s’exprime par la haine : « mais lui, passant au milieu d'eux, allait son chemin ». Cette confiance absolue en la force de Dieu s’exprime pleinement à Gethsémani, lorsque le Christ surmonte sa peur de la mort[9].

Cependant, la Croix n’est-elle pas une nouvelle fois l’obstacle définitif à la compréhension de la force ? Effectivement, si Jésus avait réellement possédé cette force de résistance, comment comprendre qu’il soit mort sur la Croix ?

Ce paradoxe nous permet de déterminer quelle est l’identité de la force de Dieu, de l’ « energeia thou theou »[10] qui est donnée au prophète : il s’agit de l’Esprit Saint ; lui qui « a parlé par les prophètes »[11], qui nous est donné comme Paraclet[12]- c’est-à-dire comme défenseur. Le Christ a été jusqu’au bout fort de la force de Dieu, étant pleinement uni, par le mystère trinitaire, à la personne de l’Esprit. Ainsi, si la Croix ne s’explique que par une approche humaine de la force comme violence et cristallisation de la haine, la résurrection ne se peut expliquer que par une identification de la force à l’Esprit Saint, Esprit vivifiant donné en surabondance là où la volonté de mort abonde.



« Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la "philosophie", selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. […] telle est la circoncision du Christ: ensevelis avec lui lors du baptême, vous en êtes aussi ressuscités avec lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui l'a ressuscité des morts »[13].




[1] Cf. Symbole de Nicée Constantinople.
[2] Cf. 1Cor. 13 : c’est ce que développe le texte de la seconde lecture de ce 4ème dimanche, sur lequel je ne m’arrête pas plus. « La charité ne passe jamais. Les prophéties? Elles disparaîtront. Les langues? Elles se tairont. La science? Elle disparaîtra. Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant; une fois devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant. Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité » (Traduction Bible de Jérusalem).
[3] Les mots en “-itude’’ sont à la mode, je m’en réjouis, j’en abuse.
[4] Cf. Ps 71, 6 : « Sur toi j'ai mon appui dès le sein, toi ma part dès les entrailles de ma mère », et surtout Ps 139, 13-16 : « C'est toi qui m'as formé les reins, qui m'as tissé au ventre de ma mère; je te rends grâce pour tant de prodiges: merveille que je suis, merveille que tes oeuvres. Mon âme, tu la connaissais bien, mes os n'étaient point cachés de toi, quand je fus façonné dans le secret, brodé au profond de la terre. Mon embryon, tes yeux le voyaient » (nous soulignons).
[5] Cf. Ga 4, 7.
[6] L’image de la ville fortifiée n’est pas sans rappeller, à mon avis, la Jérusalem céleste qu’il s’agit de construire.
[7] Cf. Ps 27, 1.
[8] Hormis l’épisode des marchands du Temple, évidemment.
[9] Cf. Mt 26, 36-46.
[10] Cf. Col 2, 12.
[11] Symbole de Nicée Constantinople.
[12] Cf. Jn 14, 26 : « Mais le Paraclet, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit ».
[13] Cf. Col 2, 8-12.
Ill. Cloître de l'abbatiale de Moissac, le prophète Jérémie

16 janvier 2007

De l’âme, comme dirait l’autre


A mon professeur Henri Mongis, gratitude, respect et amitié en Christ

Je capte votre bénévolance avec un titre, clin d’œil aristotélicien un peu taquin. De fait, soulever la question de l’âme de nos jours ne va pas sans une petite dose d’inactualité et de désuétude scolastique. La question n’est plus guère soulevée dans les débats philosophiques actuels : on préfère éviter un terme qui renvoie à une anthropologie jugée dépassée, à une opposition dualiste entre corps "mauvais" et âme "bonne". Mais peut-on réellement penser le corps sans penser l’âme ? Peut-on réfléchir de façon juste sur l’homme sans penser le rapport entre corps et âme, et sans définir plus avant ce que signifie ce mot galvaudé par des siècles et des siècles d’usage philosophique et religieux ? Voilà que surgit l’intérêt d’examiner le concept d’âme. Que nous apprend le concept d’âme sur l’homme, pourquoi est-il essentiel à l’anthropologie ?

S’il faut affirmer l’urgence de la réflexion sur le concept d’âme, un éclaircissement préalable à son utilisation est nécessaire. Force est de reconnaître que dans l’usage contemporain, le mot « âme » est une sorte de « fourre-tout » dans lequel on range des réalités bien diverses : aussi bien ce qui serait principe de la vie spirituelle que de la vie morale, ou même de la vie sensitive. Pour démêler ces différents sens, une enquête à travers l’histoire de ce concept s’impose donc : quelle est sa signification originelle ? Que signifie son évolution et la transformation de son sens ?

Par là, on découvrira les causes d’une évolution dans la conception de l’homme, à travers la redéfinition du rapport entre l’âme et le corps dans l’étendue de la philosophie occidentale. La réflexion sur le concept d’âme (psuchè, anima) ne sera donc pas dissociable d’une réflexion sur le corps avec lequel elle entretient des rapports complexes, et sur l’esprit (nous, animus) qui lui est trop rapidement assimilé : elle devra nous permettre de comprendre ce qui fait la différence spécifique de l’homme vis-à-vis du vivant en général, et en particulier de l’animal.


L’animal est en effet, par définition, l’être « animé » ; c’est-à-dire un corps lié de façon indissociable à une anima ; une âme. De façon paradoxale dans notre contexte culturel, on définit d’habitude l’âme non comme principe de la pensée. Or, selon son sens originel, l’âme est le principe de la vie du corps ; donc, de la vie animale. Si l’homme est alors dit posséder une âme, il est de nature animale ; quels sont les termes et les limites de son appartenance à l’animalité ? Quelle est la différence spécifique qui caractérise l’humain par rapport à l’animal ?

Commençons par le début, et ouvrons ce traité d’Aristote, le De anima, ou Péri Psuchès. A la base de la réflexion de la philosophie d’Aristote sur la question de l’âme se trouve l’idée d’une communauté du vivant : « l’animé diffère de l’inanimé par la vie »[1]. Il va donc s’agir de définir ce qu’on entend par « vie » : il s’agit avant tout de la possession en soi d’un principe de mouvement. On distingue dans les êtres ceux qui se meuvent eux-même de ceux qui subissent les mouvements qu’on leur imprime. Aristote précise immédiatement que le terme « vie » s’éprouve en sens différents, de sorte qu’il y a différents modes du mouvement. Il y a différents modes de l’être vivant – différentes fonctions de la vie, et il suffit qu’un des modes soit réalisé dans un être pour qu’il puisse être dit vivant. Dans ce cadre, le problème de l’âme sera central. L’âme est effectivement définie par Aristote comme la forme du corps[2], c’est-à-dire qu’elle en est l’entéléchie : « l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel organisé »[3].


L’être animé, l’être vivant est donc, selon le modèle aristotélicien, un composé de matière en puissance et d’une forme en acte : l’âme est l’entéléchie du corps, « comme le pilote, du navire »[4]. C’est pourquoi, chez Aristote comme chez Thomas d’Aquin, l’âme est définie comme non corporelle. Et, s’il est possible de trouver dans le monde des corps sans âmes – les corps inertes, il est impossible de concevoir des âmes sans corps : « l’âme ne peut être ni sans un corps, ni un corps : car elle n’est pas un corps, mais quelque chose du corps »[5].

En tant qu’acte final, entéléchie, du corps, l’âme est le principe des différentes fonctions de la vie. C’est l’âme qui actualise dans le corps vivant ses dispositions. En sorte, puisque le vivant comporte quatre fonctions, quatre mouvements, Aristote distingue quatre types d’âmes correspondantes : la faculté de croissance et de dégénérescence, qui est assuré par l’âme végétative, caractérise la vie végétale. La faculté motrice - de mouvement selon le lieu, est le propre du vivant animal, est assurée par une deuxième partie de l’âme. La troisième fonction du vivant est propre à une grande partie des animaux : elle concerne la capacité de sentir et de désirer. Elle est assurée par l’âme sensitive ou appétitive. Finalement, la dernière et plus haute des fonctions de l’âme est le privilège de l’être humain, doué, en plus des autres fonctions, de la capacité de penser et d’intelliger. Cette fonction la plus élevée de l’âme est appelée « dianoétique » ou « noétique » en référence à la « dianoia » (pensée discursive) et à la « noésis » (raison intuitive). La différence, au cœur de la communauté du vivant, qui permet de définir la spécificité de l’homme réside donc bien dans cette partie de l’âme « dianoétique ».

L’âme, intimement liée au corps, n’est cependant pas matérielle, puisqu’elle constitue la forme de sa matière. Le problème de la corporéité de l’âme parcourt l’histoire de la pensée. Définir l’âme comme non matérielle ne doit pas conduire cependant à la séparer du matériel. Si Aristote définit l’âme comme non corporelle, par opposition aux philosophes physiciens qui l’on précédé, il n’en affirme pas moins l’unité du composé vivant : « l’âme n’est donc pas séparable du corps, tout au moins certaines parties de l’âme »[6]. Aristote entend par là la partie noétique de l’âme, la seule qu’il définit comme séparable du corps et capable de lui survivre[7]. Les âmes végétative, motrice et sensitive, liées à la vie biologique du corps, disparaissent avec lui : Thomas d’Aquin affirme ainsi que seule l’âme humaine, en tant qu’elle est dotée de cette capacité noétique, est incorruptible. Seule l’âme humaine peut être définie comme « subsistante » : « l'âme des bêtes n'est pas subsistante par nature, mais seulement l'âme humaine. Aussi l'âme des bêtes est-elle détruite avec les corps »[8]. Il y a en l’homme cette partie incorruptible de l’âme qui va au-delà de l’entéléchie du corps : on peut dire, en un vocabulaire qui n’a rien d’aristotélicien, qu’elle correspond à l’actualisation de la vocation « surnaturelle » de l’homme, puisqu’elle lui permet, soulignera Thomas, d’être « capable de Dieu ». Il ne s’agit donc pas d’une partie de l’âme qui réalise la vocation naturelle de l’homme – c’est-à-dire la vie et le bien être de son corps ; mais elle lui permet de rejoindre son Créateur, qui a voulu lui donner les moyens de le connaître. Il faut donc affirmer que le concept de l’âme est indispensable pour penser l’homme, composé d’un corps, d’une âme (principe de sa vie) et d’un esprit (le « nous », la faculté intellective au cœur de l’âme, l’âme spirituelle).


Néanmoins, de la distinction entre le corps et l’âme spirituelle à leur séparation et à leur opposition, il n’y a qu’un pas vite franchi. La définition de l’incorruptibilité de l’âme humaine par opposition à un corps soumis à la génération et à la corruption conduit de façon logique à séparer les deux composantes de l’individu, et à valoriser l’âme spirituelle comme supérieure, puisque garante de l’ouverture au surnaturel. La philosophie a été conduite à réduire le concept d’âme à celui d’âme spirituelle, et, finalement, à celui d’esprit. De là l’habitude culturelle d’employer ces deux termes comme synonymes. Or, les concept d’anima et d’animus ne sont pas les mêmes ! Comment s’est produite cette assimilation, et quelles en ont été les conséquences du point de vue de la conception de l’homme ?

L’anima désigne un principe de vie, un principe biologique qui est commun entre l’homme et l’animal. C’est avec Descartes que l’on passe de l’anima à l’animus. La conception antique est fondée sur l’idée d’un principe du mouvement qui s’actualise soi-même. La conception de l’âme chez Aristote dépend donc de l’être qu’elle va mettre en mouvement : si l’homme ne pense pas, il n’actualise pas son âme intellective et ne se réalise donc pas en tant qu’homme. Avec Descartes, le mouvement est réduit à l’idée du déplacement local par rapport à un référent. La vie animale ne dépend plus de l’idée que l’être se déplace en vue d’une fin, selon une intentionnalité, parce qu’il a le désir d’actualiser sa volonté : la physique réduit le mouvement à un déplacement d’un point à un autre. Descartes va affirmer que « je suis une chose qui pense » : tous les attributs de l’âme déterminés par Aristote peuvent être détachés de moi, excepté la faculté de pensée, l’animus. Les autres attributs de l’âme sont donc exclus du champ de la vie. Descartes réduit l’âme à la pensée, et le corps à l’étendue, c’est-à-dire à une surface géométrique.

Cette position est rendue possible par le fait qu’à l’époque de Descartes, on invente les premiers automates. L’anima, désignée comme le principe de la vie dans toutes les traditions, devient un principe mécanique, de mise en mouvement d’un organisme : machinerie composée de différentes pièces. Tous les êtres vivants sont devenus des mécaniques, qu’ils soient des plantes, des animaux ou des hommes. On peut donc intervenir, les réparer : c’est la fondation de la médecine moderne, qui considère le corps indépendamment de son âme. Le propre de l’homme devient par distinction avec les autres mécaniques l’animus, l’esprit. On assiste à une séparation progressive en l’homme entre le corps et la pensée et à l’installation de la conviction que le propre de l’homme est sa pensée. Par là, on entre dans une mise entre parenthèse de l’idée de la communauté du vivant. La définition du propre de l’homme dans l’animus séparé du corps ne cherche plus seulement à prouver sa supériorité, mais aussi sa séparation par rapport au reste du vivant. Parallèlement, le travail philosophique va désormais se concentrer sur la question de savoir quel est le lieu du contact entre l’homme et le monde matériel, et s’il lui est possible d’accéder à la vérité, puisque l’esprit est séparé du monde en étant séparé du corps.

Pour résoudre ce problème du « pont » qui oriente la philosophie occidentale depuis Descartes, il faut repenser l’individu pour mieux élucider la question de son enracinement dans le réel. En ce sens, il semble nécessaire de réaffirmer la conviction aristotélicienne et thomasienne de l’union entre l’âme et le corps. Le Traité de l’homme cartésien pose la théorie de l’animal machine. Le texte de la Genèse y est réinterprété car le corps ne sera désormais plus le lieu de la vie, car Dieu n’y insuffle plus d’âme, il se contente d’organiser les rouages de la machine. Cette conception aura des conséquences importantes dans la théologie et l’anthropologie. Chez Thomas d’Aquin comme chez Aristote, le corps est le lieu de la vie, on ne peut concevoir un homme sans corps ! Descartes développe l’image d’un Dieu artisan qui n’insuffle pas le principe de vie à la machine qu’il organise. Il ne reste que cette machine de terre, conçue selon l’assemblage de différentes pièces : les fonctions du corps dépendent de la disposition des organes. Dieu fait des mains, donc nous prenons. Cette conception du corps exclut toute finalité : la main n’a pas d’intention, elle n’est qu’un organe auquel sont dévolues des fonctions. L’invention de l’automatisme prouve que c’est l’agencement des pièces qui fait fonctionner le corps. La définition de la vie comme capacité de se mouvoir soi-même est déplacée depuis l’idée de l’âme à celle d’un ressort sans intention. Le corps n’est plus qu’une machine faite de pièces et de rouages dont les fonctions dépendent des organes.

Il semble donc qu’il faille repenser le corps comme « animé » par l’âme qui l’informe, et non séparé de l’esprit. Ainsi, on peut souligner que le corps représente réellement une zone de contact entre l’esprit et l’univers, et que l’homme a accès à une réalité des choses. Cela n’est possible que si l’on pense l’âme unie au corps. Aristote soulignait qu’on ne peut concevoir d’âme sans corps. L’âme spirituelle elle-même ne se sépare pas du corps qu’elle informe. Il convient de souligner que, dans l’éclairage apporté par la doctrine psychologique aristotélicienne à la doctrine catholique, grâce au travail de Thomas d’Aquin, cette idée est fondamentale. On ne peut concevoir de séparation définitive entre l’âme et le corps à la mort : on peut avancer l’idée que l’âme immortelle comporte en elle le vécu du corps qu’elle a animé, vécu qui sera exprimé dans le corps qui naîtra de la recréation du monde des derniers temps. Ainsi, lorsque Paul évoque les transformations qui s’opéreront à la fin des temps, il révèle que les corps « psychiques » - les corps vivants selon les modalités « naturelles » de la psychè seront transfigurés dans des corps « pneumatiques » : animés par l’Esprit Saint, le souffle (pneuma) de vie créateur[9] :


« Il en est ainsi pour la résurrection des corps : semé corruptible, on ressuscite incorruptible ; semé méprisable, on ressuscite dans la gloire ; semé dans la faiblesse, on ressuscite plein de force ; semé corps animal, on ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il est écrit : le premier homme Adam fut un être animal doué de vie, le dernier Adam est un être spirituel donnant la vie. Mais ce qui est premier, c’est l’être animal (psuchikôn), ce n’est pas l’être spirituel (pneumatikon); il vient ensuite. Le premier homme tiré de la terre est terrestre. Le second homme, lui, vient du ciel. Tel a été l’homme terrestre, tels sont aussi les terrestres et tel est l’homme céleste, tels seront les célestes ».


Il ne s’agit pas d’affirmer une libération de l’âme immortelle hors du corps qui serait, comme l’affirme Platon, son tombeau[10], mais de chercher à comprendre comment l’âme spirituelle peut rejoindre un principe de vie autre que l’âme « naturelle », l’Esprit Saint, qui animera entièrement le corps de gloire ressuscité. Dans le corps mort, l’âme « naturelle », non subsistante, meurt, mais la présence du Pneuma est source d’une vie surnaturelle. A la lumière de ces suggestions, il convient donc de résoudre l’assimilation de l’anima à l’animus, pour orienter notre recherche vers la question du lien entre l’anima, le principe de vie individuel et le pneuma, l’Esprit qui est le principe de toute vie de toute éternité. Mais c’est une autre histoire…



Mai 2006, révisé janvier 2007

[1] Cf. Péri psuchès, 413 a20, traduction Tricot, éd. Vrin.
[2] Cf. Ibid. 414 a12 et sq.
[3] Cf. Ibid. 412 b5
[4] Cf. Ibid 413a
[5] Cf. Ibid 414 a20
[6] Cf. Ibid. 413a
[7] Cf. Ibid. 413 b25
[8] Cf, Somme Théologique I, q. 75, a6, réponse
[9] Cf. 1Cor 15, 42-48 (Traduction TOB)
[10] La fameuse citation du Phédon « le corps (sôma) est le tombeau (sèma) de l’âme »
ill: Rembrandt, Aristote contemplant le buste d'Homère

10 janvier 2007

H. Guillemain: "Diriger les consciences..." - une recension par le fr. Laurent Lemoine, op

Hervé GUILLEMAIN, Diriger les consciences. Guérir les âmes. Une histoire comparée des pratique thérapeutiques et religieuses (1830-1939), Paris, La Découverte, 2006, 332 pages, 26€.

M. Hervé Guillemain fournit ici à son lecteur une étude historique à la fois sérieuse et passionnante sur un sujet et une période, en particulier (1830-1939), riche en superpositions, voire en confusions, parfois délibérément assumées, entre pratiques thérapeutiques et religieuses. Si l’histoire permet de comprendre ce que nous vivons aujourd’hui, un tel ouvrage y contribue avec brio, ne serait-ce qu’autour de la vaste question de l’hystérie, telle que le Dr Charcot l’a mise en scène, presque à tous les sens du terme, à la Pitié-Salpêtrière (p.192 sv). Ce point est bien connu, quitte à caricaturer les caricatures de l’hystérie faites par Charcot vis-à-vis desquelles Freud se démarqua. Bien connue aussi l’étroitesse du lien entre hystéro-épilepsie et possession démoniaque. Bien connue encore la tradition de l’asile surtout depuis les remises en cause contemporaines de Michel Foucault. Mais un nombre important de connexions diachroniques et synchroniques n’avaient pas été faites jusqu’à l’étude que nous venons de lire.


L’auteur nous fait entrer dans l’univers de l’asile chrétien1 avec ses caractéristiques propres : du bienfait de la liturgie (messes, processions, offices,…) sur la « pacification »2 psychique des malades mentaux, par exemple, mais aussi d’un « traitement moral » complétant la prise en charge médicale :
Il s’agit de faire dominer la raison sur la déraison, d’éduquer l’esprit en faisant obéir le malade ou de retrouver un sentiment religieux profond d’humilité, d’abnégation et de résignation, afin de combattre le péché à l’origine de la folie.3


Les frères de S. Jean de Dieu sont une des grandes sources de ce travail fournissant de nombreuses illustrations aux nouvelles et étonnantes formes de « direction de conscience » du temps4.
Ce qui se jouait alors relevait d’une collaboration, voire d’un renfort mutuel, au sein de l’asile entre l’institution médicale et l’institution religieuse, chacun apportant sa compétence propre au service de l’équilibre, le moins mauvais possible, des grands souffrants. Les deux partenaires assumaient ainsi, quitte à les superposer ou à les confondre, leur pratique spécifique… Aujourd’hui, surtout après la critique de l’institution asilaire menée par M. Foucault, il n’est pas sûr qu’un tel "mélange" soit encore envisageable…
H. Guillemain prend également le soin de distinguer la pratique catholique de la pratique protestante sur ces sujets5 à une époque où, en effet, les deux confessions tenaient à se démarquer nettement l'une de l'autre.


Lorsque science et croyance ne se distinguent pas, la possession fait retour sous la forme d'une « incorporation des démons »6 décrite dans les mêmes termes par les médecins et les théologiens. Du coup, préférer le vocable d’hystérie à celui de possession est un véritable enjeu : « débaptiser le mal pour le guérir »7 afin d’éviter la prolifération de l’exorcisme… Un prêtre affirme ainsi à son évêque : « cette personne est affectée d’aliénation mentale, en l’exorcisant, vous allez perdre votre réputation et rendre inutiles les prières de l’Eglise »8.
L’ouvrage d’Hervé Guillemain fait également apparaître l’importance du débat autour de la question du magnétisme : s’agissait-il d’une pratique naturelle sans intervention démoniaque ? L’Eglise a pu, en tout cas, s’en servir contre le matérialisme ambiant à travers de « multiples combinaisons »9 plus ou moins réussies… Le magnétisme n’est pas « défendu en soi, seulement au gré des cas exposés »10.


On apprend plein de choses nouvelles sur différents autres terrains. Ainsi, peut-on citer les enquêtes faites par des inspecteurs dans les asiles chrétiens : nette surévaluation de l'onanisme dans les asiles chrétiens considéré comme « cause de folie »11. De même, « orgueil, ambition, colère, jalousie » sont considérés comme « causes de folie »12. De leur côté, les théologiens établissent des corrélations entre psychopathologie et faute morale pour reformuler les typologies médiévales. La classification devient obsédante, les catégories des aliénistes participant d’ « une redéfinition du bien et du mal au XIXè siècle »13. L'équivalence entre passions et péchés est faite dans certains asiles. La folie est présentée comme la source de la déchristianisation. C'est par la religion que s'opère la « normalisation des fous »14, l’aliéné étant considéré comme guéri s’il se comporte en bon chrétien. Dans ce contexte et à cette période (1850-60), l’aumônier d’asile devient « l’incarnation de cette vocation thérapeutique du prêtre »15 dans un environnement où la guérison passait aussi par la conversion…


Les oscillations, voire, carrément, les contradictions, entre une religion qui collabore avec le corps médical et une religion comprise comme génératrice de psychopathologies multiples (délires, visions, hallucinations…) sont abondamment décrites par notre auteur. La présence de l’aumônier près des malades a ainsi été successivement considérée de façon positive par les médecins ou l’administration de l’hôpital et même l’Etat, puis de manière négative, ledit aumônier voyant son rôle de plus en plus réduit à la faveur des régimes politiques et, bien sûr, de la nouvelle sensibilité à la question de la laïcité : la « liberté religieuse »16 ne doit pas être menacée par une trop forte présence de l’aumônier à l’hôpital au moment où la loi de séparation de 1905 est en train d’être votée…


A partir de 1860, l’intérêt des médecins et des prêtres se porte conjointement sur la mystique avec une nette tendance à la pathologisation des états religieux. Ainsi en est-il pour l’inédie (abstinence alimentaire volontaire) et la communion miraculeuse (déplacement de l’hostie vers la malade alitée)17. En ce qui concerne la stigmatisation, la majorité des médecins catholiques est proche des interprétations physiologiques ou psychogénétiques.
Rome s’exprima avec vigueur dans certains cas par peur d’un « nouveau Renan »18 et de l’exploitation rationaliste, le martyre spirituel de Ste Catherine de Sienne ou de Ste Marie-Madeleine de Pazzi donnant toutes les apparences de la clinique hystérique ! La « psychologisation de la sainteté »19 touche ainsi Thérèse d’Avila, Thérèse de Lisieux et bien d’autres.


L’hypnotisme fut également matière à débat en tant qu’il ouvrit « une brèche dans le corpus doctrinal du christianisme, en relativisant la conscience et le libre-arbitre »20. Son usage fut finalement toléré dans un but thérapeutique une fois les soupçons levés.
Du point de vue de l’auto-suggestion, le dominicain Coconnier recourt au Docteur angélique : « si toutes choses n’est pas l’évolution d’un vouloir, il y a vouloir en toutes choses »21.
Le succès actuel des neurosciences n’est pas si nouveau que cela. Pour preuves les concordances entre spiritualisme et neurosciences à la fin du XIXème siècle pour lesquelles le « cerveau sensible et moteur est un relais de l’âme »22.
L’idée d’inconscient apparaît par l’hypnotisme, même s’il s’agit encore d’un inconscient « partiel et maîtrisable »23. Cet inconscient cérébral doit pouvoir être compatible avec l’existence de l’âme pour les médecins catholiques.
L’hypnotisme est, bien sûr, largement appliqué aux cas d’hystérie que Charcot a présentés : la grande hystérie et l’hystéro-épilepsie se voient travaillées par la médecine rétrospective. Exorcisme et hypnose se rapprochent pour traiter les simulations de la personnalité hystérique, le diable n’étant que l’incarnation des regrets, terreurs et vices des possédés24. Système nerveux et psychisme sont les armes du démon, tout spécialement chez les hystériques. Sur ce point, bien des théologiens et des pasteurs du temps sont d’accord ! Le point commun entre l’exorcisme et la pratique clinique de Charcot, c’est une certaine « attitude autoritaire »25 revendiquée sur la personne souffrante, ce contre quoi Freud s’élèvera en laissant parler dans le cadre du transfert psychanalytique.


D’une certaine manière, H. Guillemain confirme, par son approche historique, combien Charcot a lui-même hystérisé les hystériques qu’il prétendait soigner en donnant à voir des symptômes qui, ainsi, se nourrissaient d’eux-mêmes… La direction de la cure n’aura plus rien à voir avec de telles pratiques directives. Ceci posé, il faut bien admettre que les progrès de la science permirent, au moins, de ne pas confondre ni entretenir la confusion entre possession véritable et névrose hystérique. Les traitements, eux, pouvaient témoigner de certaines confusions savamment, si l’on peut dire, entretenues dans une visée thérapeutique :
Les pèlerinages et les retraites en communauté permettent l’alliance de deux moyens réputés curatifs : l’isolement et l’apaisement.26
Il est de mieux en mieux accepté, y compris sur le plan théologique des concepts augustino-thomistes accueillis en « psychothérapie »27, que « la possession s’ente quelquefois sur une maladie préexistante »28.
L’exorcisme permet de « nommer le mal » puis de le « bannir »29. En ce sens, il rejoint le projet de la psychothérapie. Ceci vaut pour l’hystérie comme pour l’obsession.
Lourdes enregistre un nombre croissant de guérison nerveuse et hystérique à une époque où le concept clinique d’hystérie se diversifie beaucoup.


L’apport de la psychopathologie, essentiellement les scrupuleux-obsessionnels30, se voit reconnu en théologie morale et pastorale par le biais de manuels à l’usage du clergé invité à mieux distinguer le scrupule nécessaire au chemin de sainteté du scrupule névrotique.
Le modèle de la confession et de la direction de conscience inspire le traitement de certaines troubles mentaux au point que le « dominicain Raymond donne une définition de la psychothérapie qui plonge se racines dans la théologie morale chrétienne »31 :
Rectifier le jeu des fonctions psychiques en s’appliquant à rendre le jugement droit, la volonté énergique et souple, en domptant l’imagination, en contenant les passions dans de justes bornes.32


Freud n’était pas encore au rendez-vous ! Précisément, un des apports les plus originaux de l’ouvrage de M. Guillemain concerne le climat dans lequel les thèses et méthodes de la psychanalyse ont été introduites dans les milieux chrétiens français : certains psychanalystes de la toute première génération en France, loin d’être hostiles à la religion, se sont convertis comme Laforgue ou Parcheminey33.


Inattendus également, mais tellement riches d’enseignements, sont les passages où H. Guillemain explique la connivence entre le néothomisme et les sciences médicales et psychologiques34, par exemple, dans les premières années de la Revue thomiste fondée par la P . Coconnier évoqué plus haut :
Considéré à l’époque comme un scolastique intransigeant, orthodoxe et rigoureux, il ouvre la revue qu’il fonde aux sujets les plus polémiques (…). Le dominicain met en valeur les textes des psychologues et théologiens thomistes.35
Théologiens et intellectuels catholiques, tel J. Maritain, ont braqué leur regard sur psychologie et psychanalyse naissantes avec, certes, quelques réserves, mais aussi un intérêt indiscutable, ne serait-ce que par l’entremise des travaux du catholique R. Dalbiez36.
Le néo-thomisme est apparu comme l’outil conceptuel le plus apte à concilier freudisme et psychanalyse à partir des années vingt du siècle dernier37. Sur ce point et sur bien d’autres, nous ne disposions pas jusqu’à présent d’étude historique aussi précise38 qui confirme ce que des dominicains comme Albert Plé ont tenté de faire à partir, surtout, de la fin des années cinquante. Les passions décrites par S. Thomas servaient bien de jonction possible entre psychanalyse et morale chrétienne.


La recherche menée par H. Guillemain semble donc décisive et prolonge ce que nous avions tenté de mettre en évidence sur un plan plus théologique, y compris les limites de ce genre d’annexion de la psychanalyse par la théologie morale39 dans le sens d’une « suprématie du moi conscient et rationnel »40 et d’une hyper-psychopathologisation qui ne peut que laisser mal à l’aise les analystes. En ce sens, R. Dalbiez avait réalisé un compromis de valeur, lui qui avait bien compris le propos initial de la psychanalyse : une méthode, d’abord, et non une doctrine41 ! L’oscillation entre annexion de la psychanalyse par les thèses néo-thomistes et indépendance de celle-ci continua à nourrir le débat.
C’est là où, pour une fois, certains faits rapportés par H. Guillemain ne semblent plus tout à fait exacts : Marc Oraison n’était pas jésuite42 contrairement à Louis Beirnaert qui fut psychanalyste tout en restant dans la Compagnie de Jésus. Le lancement de La Vie Spirituelle eut lieu en 1919 par le P. Bernadot et non en 192243. Le Supplément (à La Vie Spirituelle) quant à lui, fut fondé en 1947 par le P. Albert Plé.
Si les dates sont approximatives, le contexte, en revanche, paraît très bien présenté, à savoir celui d’une psychiatrisation de l’engagement sacerdotal et/ou religieux dont nous avons la manifestation dans la création de l’AMAR (Association Médico-psychologique d’Aide aux Religieux) créée en 1961 toujours par les P. Plé et Beirnaert.


L’époque était au « dépistage »44 et la psychanalyse devait servir ce projet, ce qui contraignit certains psychanalystes à quitter l’AMAR : pas plus qu’aujourd’hui, la psychanalyse ne peut servir à moraliser quoi que ce soit, et surtout pas la vocation de prêtre ou de religieux !
H. Guillemain fait un constat qui semble juste : seuls quelques dominicains, jésuites45 et carmes se sont enthousiasmés et qualifiés pour le dialogue morale chrétienne/psychanalyse46. Marc Oraison et Maurice Bellet, en France, complètent le tableau.En Belgique, la figure d’Antoine Vergote domine.


En bref, que dire sinon que cet ouvrage manquait sur la période considérée et le sujet ? C’est l’hommage que nous pouvons lui rendre. Cela vaut non seulement pour le XIXème siècle, mais aussi pour la première moitié du XXème plus ou moins bien connue, même si les témoins sont encore parmi nous. Les principaux écueils comme les fruits les plus positifs issus de la mise en tension entre pratiques thérapeutiques et religieuses apparaissent avec force grâce à cet ouvrage.
Laurent LEMOINE
1 p. 15 sv.
2 p. 39.
3 p. 27.
4 Par ex., p. 31.
5 p. 39 sv.
6 p. 49.
7 p. 53.
8 Cité p. 56.
9 p. 73.
10 p. 75.
11 p. 79.
12 Ibid.
13 p. 81.
14 p. 90.
15 p. 95.
16 p. 116.
17 p. 139.
18 p. 156.
19 p. 159.
20 p. 169.
21 Cité p. 178.
22 p. 188.
23 p. 189.
24 Cf., par exemple, p. 206.
25 p. 213.
26 p. 218.
27 Terme apparu « à la fin des années 1880 ». Cf. p. 237.
28 Cité p. 220.
29 p. 222.
30 « crainte excessive du péché qui pousse à confondre les fautes les plus légères avec les fautes graves », p. 242.
31 p. 248.
32 Ibid.
33 p. 275.
34 p. 124 sv.
35 p. 129.
36 p. 269 sv.
37 Cf. p. 265.
38 Hormis les travaux de grande qualité de Michel de Certeau et l’ouvrage plus modeste de Marie ROMANENS, Le divan et le prie-dieu. Psychanalyse et religion, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
39 Cf. L. LEMOINE, « L’apport des thèses et méthodes de la psychanalyse à la relation pastorale en France dans les années 1950-1980 : un exemple, Albert Plé ». Thèse de doctorat en théologie présentée sous la direction de M.-L. Lamau devant la Faculté de Théologie de l’Institut Catholique de Lille, 2002.
40 H. GUILLEMAIN, Diriger les consciences…, op. cit., p. 267.
41 Cité, p. 282.
42 Cf. p. 292.
43 Cf. p. 293.
44 p. 296.
45 Denis Vasse.
46 H. GUILLEMAIN, Diriger les consciences, op. cit., p. 309.

09 janvier 2007

2007, l’année réactionnaire


Souvenez vous, dans les années 80, nos parents jeunes et exaltés, qui portaient le pattes d’éph et la crinière au vent, votèrent innocemment Mitterand. Balayé, le bien pensantisme de droite psychorigide, qui mettait au ban de l’humanité les « révolutionnaires », les bochéviks, comme on disait dans les campagnes.


Joie ! Nous sommes depuis une semaine en 2007, et le bien pensantisme reprend du poil de la bête : et il est, évidemment, là où on ne l’aurait pas attendu. Car de nos jours, mes petits amis, on ne casse plus du révolutionnaire, on chasse la vilaine sorcière réactionnaire. Rassurez vous, maîtres du kit prêt à penser, votre héritage est intact, vos chiens de garde sont aux abois. Et attention, ça déménage.


Quoi, une parole sarkozyste ? Réac de droite !
Qu’ouis-je, un mot ségoléniste ? Réac de gauche !
Gloups, j’entends Benoît XVI ? Je sors mon révolver.


Mort aux cons ? Non, mieux : mort aux réac !


Quoi, vous êtes d’accord entre vous ? Burk, burk burk et reburk, ça sent le complot mafieux bourgeois réactionnaire (ndla : admirez la richesse sémantique du vocabulaire, dans la plus pure lignée stalinienne : bravo pour ce réalisme totalitaire remis au goût du jour !)


Tu parles de la Dolce Vita sans idolâtrie ? Teletubbie réactionnaire.
Tu écris sur la tour de Babel ? Mafieuse réactionnaire.
Etc, etc.


Mais enfin, tu réfléchis avant de juger ? Sale réac. Tu pourrais faire comme tout le monde, comme le « gros animal » platonicien…


Mes petits enfants, 2007 sera définitivement réactionnaire, ou ne sera pas. Faites vos jeux, avancez vos pions ; nihiliste grinçant ou réac de base ? Pour moi, la bonne résolution de début d’année est prise, et par la force des choses. Puisqu’il paraît que je suis réac, je ne vais pas me priver. Apparemment, je suis totalement irrécupérable.


Pour 2007, de beaux défis :


Etre encore plus réac anti démocratique, voire, devenir réac monarchiste.


Etre encore plus catho réac, dans le plus pur style tradi – sans renier le style chacha (oui, les deux en même temps, c’est tout à fait possible, quand on est réac, on n’a peur de rien).


Militer pour l’universalisation de la censure réactionnaire – d’abord sur mon blog, ensuite, partout.


Etre ré-actionnaire en étant encore plus capitaliste, amasser du fric et le dépenser bourgeoisement, en faisant flamber la carte Gold.


Etre encore plus réac que les capitalistes, et donner encore plus d’argent à l’Eglise.


Lire encore et toujours Nietzcshe, pour être toujours plus catholique, et pour emmerder les nihilistes de base qui croient avoir tout compris à Nietzsche en se prétendant nietzschéens.


Trouver quelle sera l’option la plus réac au moment fatidique de l’isoloir…


Concilier les réactions pour produire de l’action!


Produire la réaction de la réaction!


Are you ready ?



Bonne année à tous!

08 janvier 2007

Littérature : l'essentiel ou rien – 1. Marguerite Duras et L'Amant, par Funny Friend


Rideau levé ! Episode 1. Un one-man show, ou plutôt un one woman-show avec Marguerite D. Je me souviens tout à coup que j'ai une grand-tante qui s'appelle Marguerite et je me dis qu'elle pourrait écrire elle aussi, ça l'aiderait peut-être, qui sait... Le moins que l'on puisse dire c'est que si un Didyme en cache souvent un autre, vous voyez ce que veux dire, et bien c'est pas franchement le cas des Marguerite. Life is life !


Celle dont le destin et l'oeuvre nous préoccupent aujourd'hui est née à Gia Dinh près de Saïgon, dans les colonies de Cochinchine, le 4 Avril 1914. Ses parents sont fonctionnaires de l'administration française, l'un est directeur d'école tandis que l'autre est institutrice. Elle a deux frères aînés, Pierre et Paul. Son père meurt subitement en Décembre 1921. Après un bref retour en métropole, la famille Donnadieu repart au Cambodge en 1924 puis s'installe définitivement dans l'actuel Vietnam dans la région de Saïgon en 1928. En 1930, Marguerite intègre une pension et un Lycée à Saïgon. Elle obtient son baccalauréat de philosophie en 1933. Elle part alors suivre des études supérieures en France.


A Paris elle s'inscrit à la fac et fait la connaissance de Robert Antelme. Elle décroche un diplôme de sciences d'études politiques qui lui permet de devenir secrétaire au Ministère des Colonies en juin 1938. A la déclaration de la guerre, Marguerite et Robert se marient, le 23 Septembre 1939. Le couple s'installe dans un appartement rue Saint-Benoît dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. En 1940, Marguerite démissionne de son poste au ministère. Elle retrouve un emploi au Comité d'organisation du livre. L'appartement du couple devient alors un « salon » où l'on parle littérature et politique. En 1943, Marguerite, Robert et Dionys Mascolo (son amant rencontré au COL) rejoignent le réseau de résistance dirigé par François Miterrand, alias Morland (et oui Tonton est toujours là où on ne l'attend pas...). Le 1er Juin 1944, le réseau tombe dans un guet-apens. Marguerite doit la vie à Mitterand tandis que Robert est déporté. En 1947, Marguerite divorce et part vivre avec Dionys. Ils ont un fils ensemble, Jean. En 1950, Marguerite est révélée par un roman d'inspiration autobiographique Un barrage contre le Pacifique qui frôle le Prix Goncourt. Ses oeuvres ultérieures ne cesseront d'être nourries de cet univers asiatique où les personnages se débattront pour échapper à la solitude. Certains de ces personnages parcourent toute l'oeuvre : Anne-Marie Stretter, le vice-consul, l'amant chinois,etc.


Marguerite quitte Dionys en 1956 et vit désormais avec le journaliste Gérard Jarlot. Déçue par les adaptations cinématographiques de ses premiers romans, elle se lance dans le 7ème art avec Détruire, dit-elle. Dès lors en parallèle à sa carrière littéraire existera une carrière cinématographique , citons entre autres, Indian song, Nathalie Granger, La Femme du Gange ou encore L'Homme atlantique. Outre une grande instabilité sentimentale (Jarlot la quitte en 61), le problème de Margot c'est le jaja. Ce problème rejaillit au début des années quatre-vingt lorsque Marguerite manque de mourir. Elle tente de se soigner soutenue par un jeune admirateur qui deviendra le dernier homme de sa vie, Yann Lemée, qu'elle renomme Yann Andrea. En 1984, elle publie L'Amant et cette fois recoit le Prix Goncourt. En Juillet de la même année elle prend position contre Christine Villemin dans la tristement célèbre affaire Grégory déclarant dans Libération : « Sublime, forcément sublime Christine V. ». En 1989 on lance le projet d'une adaptation au cinéma de L'Amant réalisé par Jean-Jacques Annaud mais se sentant dépossédée de son histoire puisque leur collaboration a été infructueuse, Margot se précipite pour la réécrire et publie L'Amant de la Chine du Nord juste avant la sortie du film d'Annaud en 1992. Diminuée par la fuite du temps, elle continue de publier jusqu'à son ultime ouvrage : C'est tout publié en 1995. Je citerai encore parmi ses oeuvres Le ravissement de Lol V. Stein ou Le marin de Gibraltar, l'une parce que je suis en train de la lire afin de parfaire ma culture durassienne, l'autre parce qu'elle fait figure de chef d'oeuvre pour l'apprenti philosophe qui me fait la joie d'héberger sur son blog mes modestes et futiles écrits.


Marguerite meurt le 3 Mars 1996 dans son appartement de la rue Saint-Benoît à presque 82 printemps. Elle est inhumée le 7 Mars au cimetière du Montparnasse (on doit juste cette précision au fait que le 7 Mars c'est mon anniversaire !! ).


L'article du dernier numéro du « Mag Lit »[1] prétexte à cette série de post est inévitablement consacré à L'Amant. J'avais lu ce bouquin durant mes années lycée et j'avais été subjugué, non pas tant par l'histoire en elle-même que par le style. Une écriture rapide, saccadée totalement faite pour être lue à voix haute. Je l'ai relu pour l'occasion et j'ai eu la même impression. Et j'ai été heureux de constaté que mon jugement rejoignait celui de personnalités nettement plus qualifiées. François Nourrissier écrit par exemple en quatrième de couverture d'une des réédition de l'oeuvre : « Il faut lire les plus beaux morceaux de L'Amant à haute voix. On percevra mieux ainsi le rythme, la scansion, la respiration intime de la prose, qui sont les subtils secrets de l'écrivain. Dès les premières lignes du récit éclatent l'art et le savoir-faire de Duras, ses libertés, ses défis, les conquêtes de trente années pour parvenir à écrire cette langue allégée, neutre, rapide et lancinante à la fois, capable de saisir toute les nuances, d'aller à la vitesse exacte de la pensée et des images ». Duras elle-même confiait : « C'est complètement écrit à la va-vite, L'Amant. C'est un désordre total, même dans mon cas. Une récréation énorme ces trois mois qu'a duré l'écriture. ». Le mieux reste la preuve par le texte :


« Très vite dans ma vie il a été trop tard. A dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. A dix-huit ans j'ai vieilli. Je ne sais pas si c'est tout le monde, je n'ai jamais demandé. Il me semble qu'on m'a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelques fois alors qu'on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l'ai vu gagné mes traits un à un, changer le rapport qu'il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d'en être effrayée j'ai vu s'opérer ce vieillissement de mon visage avec l'intérêt que j'aurais pris par exemple au déroulement d'une lecture. Je savais aussi que je ne trompais pas, qu'un jour il se ralentirait et qu'il prendrait son cours normal. Les gens qui m'avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m'ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l'ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr mais relativement moins qu'il aurait dû. J'ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s'est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J'ai un visage détruit.
Que je vous dise encore, j'ai quinze ans et demi.
C'est le passage d'un bac sur le Mékong.
L'image dure pendant toute la traversée du fleuve.
J'ai quinze ans et demi, il n'y a pas de saisons dans ce pays-là nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau. »



On reste touché par le rythme, la puissance de suggestion, les images. Voici comment Marguerite D. définissait son écriture : « Le style aurait pu être rédhibitoire : je change de temps sans prévenir, je mets sans cesse le sujet à la fin des phrases. Je pose le sujet au début de la phrase comme étant l'objet de celle-ci et ensuite je dis son devenir, son état. ». Je crois que si j'ai été touché aussi par Duras c'est parce qu'en la lisant, parfois on a l'impression de l'écouter parler ; elle ou n'importe qui d'autre d'ailleurs. Impression nostalgie auprès d'un feu de cheminée. On est en prise avec un style hybride, littéraire mais proche à la fois du langage parlé. Marguerite confie : « Le style parlé des gens est parfois très littéraire. Je me souviens d'une vieille concierge qui parlait comme j'écris. On parlait souvent ensemble. Elle nous avait toujours connus, j'étais un peu comme sa fille. Un jour elle me dit : « Je veux acheter un lit. » Je lui demande : « Pourquoi un lit ? » Elle me répond : « Pour moi, mon fils, dormir, quand il vient à Paris. » C'est du Duras ».


Rapidité du style, urgence à écrire. A la question « C'est quoi « du Duras »? », elle répond : « C'est laisser le mot venir quand il vient, l'attraper comme il vient, à sa place de départ, ou ailleurs quand il passe. Et vite, vite écrire, qu'on oublie pas comment c'est arrivé vers soi. J'ai appelé ça « littérature d'urgence ». Je continue à avancer, je ne trahis pas l'ordre naturel de la phrase. C'est peut-être ça le plus difficile, de se laisser faire. Laisser souffler le vent du livre. »


Pour finir ce que j'aime chez Duras c'est l'écriture autobiographique, réelle ou non. L'écriture du « je ». Quelque chose comme une écriture incarnée. Elle donne tout et ça se sent. « Vous savez, L'Amant, ça a tout emporté. La Pluie d'été ça a été un peu ça aussi. [...] Parfois, je ne comprends pas ce que j'ai fait. Un livre, ça peut se poursuivre la vie entière. Ça m'est difficile de me dire que le livre est fini. Quand on finit un livre c'est toujours un abandon. Les dernières pages de La Pluie d'été je les ai écrites en deux jours, parce que je ne pouvais pas arriver à quitter ces gens. Je les ai écrites en pleurant. » Ce que Margot nous dit de l'acte de création du livre est aussi valable parfois de l'acte de lecture, compris ainsi comme acte de recréation. On pourrait garder ce jugement comme critère d'appréciation de la qualité d'un livre...

Voilà c'est sur ces mots de Duras qu'Aliette Armel achevait son papier. Moi aussi je dois vous quitter tandis que Margot quitte la scène sous les applaudissements. Sublime, forcément sublime Marguerite D.


A très bientôt pour un autre bon moment avec Jorge Luis. Vous verrez un type génial aussi. Ciao tutti.



[ NB : Vous voyez bien que tout ce que j'ai écrit est purement subjectif, relève quasivement de l'onanisme intellectuel. Mais ceux qui connaissent bien Funny Friend savent qu'il ne prétend à rien de plus qu'à être un télétubbie de la pensée et à se faire plaisir. Même s'il s'intéresse à Chrysostome et que depuis quatre ans il arpente les couloirs de la Faculté des Tanneurs, il attend désespérément de devenir « Chrysographos ». J'invite donc les fidèles lecteurs de ce blog, et je sais qu'ils sont nombreux, à venir compléter ce post par de vrais arguments littéraires, scientifiques, solides, à venir me contredire, pour échanger un point de vue, lancer le débat, etc. Mille baisers.]

[1] Je renvois au numéro de Décembre 2006 du Magazine Littéraire et à l'article consacré à Duras (pp. 72-73) simple reprise d'une interview parue dans le numéro 278 de Juin 1990. Sauf indication contraire les citations de Duras que je fais à partir d'ici sont tirées de cet article.