20 février 2007

Jacob, 1 : soi-même comme une quête

A Thibaut, improbable et féconde philia


Prologue : Une saison avec Jacob


Lorsque je commençais à réfléchir sur l’histoire de Jacob, au mois d’octobre 2006, j’étais loin de me douter de l’ampleur qu’allait prendre ce travail ! J’aurais dû, peut-être, me douter qu’on ne s’attaque pas impunément à un tel personnage… En fait, vous présentant au mois de février 2007 l’ensemble de ces textes, rédigés au fil de l’eau pour Thibaut1, il apparaît que cette hiver aura été placé sous le signe de cette recontre. Une saison avec Jacob : de longs mois de travail et de méditation durant lesquels Jacob est venu rejoindre mes questionnements obssessionels. Questionnements qui se sont naturellement orientés vers deux points cruciaux : la réflexion sur le thème de la quête de la fusion, stigmatisée par le couple des jumeaux, et d’autre part, la définition de la force et de la violence présentes dans la vie spirituelle. Ne vous étonnez donc pas du ton très personnel de ces textes qui ne visent ni à l’exhaustivité, ni au discours scientifique en termes d’éxégèse.


De fait, entrer dans la lecture de l’histoire de Jacob telle que je vous la propose vous demandera préalablement un effort de réflexion sur le fait de lire les écritures saintes. Il me semble important de souligner que lire les textes bibliques ne peut être le privilège des croyants, qui trouveraient à chaque page la confirmation de leur vécu de foi. L’acte de lire la Bible ne peut se réduire à une entrée dans le mystère de Dieu, compris comme acte de prise de possession des clefs d’une transcendance inaccessible aux pauvres mondains que nous serions - clefs réservées à ceux qui possèdent la « gnosè », la connaissance. En ce sens, ce n’est pas sur le plan de la foi d’abord, mais depuis l’humanité seule que je tente, avec plus ou moins de succès, d’aborder ces textes, car les personnages de la Bible disent quelque chose de l’homme. J’avoue, cela n’est pas évident de s’extraire du champ de la foi, mais l’effort est nécessaire, si l’on veut comprendre la révélation du mystère de Dieu dans le seul sens véritablement chrétien : celui de l’Incarnation.


Dès lors, la lecture de la parole prend sens, en prenant chair dans notre propre chair ; les mots nous attaquent et nous blessent de toutes parts, nous parlent de nous-même, et nous placent avec violence devant la complexité de notre condition. Si le Verbe de Dieu rejoint notre corps et notre condition, nul doute que la parole de Dieu rejoint, définitivement, ce qu’il y a de plus sèchement humain. Je n’entends évidemment pas affirmer que le texte de la révélation ait le monopole, ni du sacré, ni de l’humain. Bien au contraire, il me semble que le critère absolu qui permette d’évaluer le chef d’œuvre artistique ne se situe pas ailleurs que dans cette interrogation toujours inachevée de l’homme sur l’homme, et sur Dieu. Interrogation d’un être qui accorde la grâce aux autres d’entrer eux aussi dans le mystère de l’existence humaine, dramatique et glorieuse.


Si là est sans doute la vocation de toute expression artistique, le texte de la Bible doit être compris un peu différemment. Peut-être faut-il même dire radicalement différemment. La radicalité étant contenue dans ce fait très incroyable : la Bible n’est pas interrogation de l’homme sur l’homme et sur Dieu, elle est le théâtre de la rencontre entre ces deux protagonistes. Dans le texte de la révélation, c’est Dieu qui se révèle, c’est l’homme qui reçoit ; mais Dieu interroge sans cesse, et l’homme lui répond, in saecula saeculorum. Dès lors, il faut postuler que, a travers l’éternelle interrogation de la condition humaine, l’insondable miroir de sa propre finitude que se propose l’homme dans les différentes expressions de sa créativité et de son effort de penser, le texte biblique prenne une place particulière. Ainsi, il est impossible de réduire le texte de la Bible aux grands mythes païens2, quoique les textes bibliques nous présentent de grandes figures archétypales. Telle, qui va réquisitionner notre attention, la figure de Jacob.




Jacob, soi-même comme une quête : de l’imposteur au patriarche



L’histoire de Jacob court durant de longs chapitres du livre de la Genèse. Elle regorge de détails frappants et étranges. Elle est singulière, et elle nous touche. Sûrement parce qu’elle nous apprend bien plus sur l’homme que sur Dieu. Son intérêt vient du fait qu’elle est « anthropocentrée »… tout comme l’est la conception que nous avons de notre propre existence. En ce sens, l’expérience de Jacob vient résonner en nous de façon troublante, car elle s’exprime dans les termes de notre propre psychè, et dans des évènements parfois quasiment vécus. Je crois qu’elle peut nous aider à dégager notre vie spirituelle du pieux mensonge d’une vision plongeante, transcendante, qui viendrait depuis les hauteurs des cieux écraser la médiocrité de notre humanité. Dieu ne nous regarde pas de haut, mais il nous rejoint au cœur de nos combats. Et là est bien l’enjeu de la lecture que je voudrais vous proposer : entrer, avec Jacob, dans l’expérience d’une rencontre avec Dieu au cœur de l’inquiétante obscurité de notre existence. Or, si Dieu ne nous regarde pas depuis une tour d’argent, mais nous perquisitionne dans l’arrière cuisine, il n’y a pas de raison que nous cherchions à sauver la face devant les autres – et devant nous-mêmes… Il ne reste plus que le courage de faire face. L’histoire de Jacob nous montrera que jamais, l’écriture sainte n’élude le drame thématisé comme « guerre contre soi-même »3… Et pourtant, par delà le drame indépassable, la puissance de libération qui vient du Verbe s’y exprime pleinement. Tension féconde pleinement assumée par le personnage de Jacob tel qu’il nous est décrit dans le livre de la Genèse.


Je propose de lire l’histoire de Jacob comme celle d’une identité en quête de soi-même, qui vient accompagner l’expérience spirituelle de notre propre accomplissement, depuis le rêve de la façade immaculée jusqu’aux poubelles de l’arrière salle. Cette mise à jour de la vérité de soi passe par trois grands thèmes : celui de la gémellité, comme paradigme de l’identité en crise, qui se mystifie ; celui de la lutte et du moment de la blessure libératrice, pour aboutir à la réconciliation et à l’accomplissement de la vocation paternelle en soi.


Et tout commence par le début… « Rébecca devint enceinte. Or les enfants se heurtaient en elle et elle dit: "S'il en est ainsi, à quoi bon vivre?" » 4

Ill: Marc Chagall, Lutte de Jacob avec L'ange
1 Ces textes ont effectivement été publiés sur le blog « Presque rien sur presque tout », suite à la proposition d’écriture faite par Thibaut. J’en publie ici l’intégralité avec quelques modifications.
2 René Girard l’a suffisamment prouvé
3 Hommage au magnifique texte de Bruno sur Derrida, « En guerre contre soi-même : le Derridrame », recensé sur ce blog, que vous pouvez lire sur « Systar ».
4 Cf Gn 25, 21-22

Jacob, 2 : Les jumeaux inconciliables, de l’identité entre rejet et fusion


A Thomas, in memoriam alterius Didymi

« […] tu ne remarques pas que je parle aussi, depuis longtemps, de la possibilité offerte à des jumeaux d’avoir deux âmes et d’en être une seule ? »[1]

Prendre comme axe de lecture de l’histoire de Jacob le thème de la quête de l’identité et de l’unité personnelle, c’est présupposer un point de départ conflictuel. Et de fait, dès les origines de sa naissance, le personnage de Jacob nous est révélé comme un être déchiré, un être en crise : « Rébecca devint enceinte. Or les enfants se heurtaient en elle »[2]. Dès le sein de la mère, cette identité conflictuelle est rendue manifeste par le thème de la gémellité, de la rivalité entre Jacob et son jumeau Esaü, sur laquelle je voudrais maintenant me concentrer.
« Le premier sortit: il était roux et tout entier comme un manteau de poils; on l'appela Esaü. Ensuite sortit son frère et sa main tenait le talon d'Esaü; on l'appela Jacob »
[3]. D’emblée, la relation entre les deux frères se caractérisera comme une véritable compétition, stimulée par un couple parental lui-même en crise : « Isaac préférait Esaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob »[4].
Les principales caractéristiques du personnage de Jacob ne sont alors ni une piété ni une morale exemplaires. Ce qui se manifeste en lui, c’est avant tout un désir d’être ce qu’il n’est pas – il rachète le droit d’aînesse de son frère contre un brouet de lentilles[5] ; et une tendance à la mystification manipulatrice, aiguisée par le soutien de sa mère Rébecca. C’est ce qui apparaît clairement dans le douloureux épisode du rapt par Jacob de la bénédiction paternelle, qui devait revenir à son aîné, avec la complicité et même l’incitation de la mère. Je m’arrête plus longuement sur cette scène et sur le dialogue entre Jacob et son père :

« Il alla auprès de son père et dit: "Mon père!" celui-ci répondit: "Oui! Qui es-tu, mon fils?" Jacob dit à son père: "Je suis Esaü, ton premier-né, j'ai fait ce que tu m'as commandé. Lève-toi, je te prie, assieds-toi et mange de ma chasse, afin que ton âme me bénisse." Isaac dit à Jacob: "Comme tu as trouvé vite, mon fils" "C'est, répondit-il, que Yahvé ton Dieu m'a été propice." Isaac dit à Jacob: "Approche-toi donc, que je te tâte, mon fils, pour savoir si, oui ou non, tu es mon fils Esaü." Jacob s'approcha de son père Isaac, qui le tâta et dit: "La voix est celle de Jacob, mais les bras sont ceux d'Esaü!" Il ne le reconnut pas car ses bras étaient velus comme ceux d'Esaü son frère, et il le bénit. Il dit: "Tu es bien mon fils Esaü?" Et l'autre répondit: "Oui." »[6]

Ici, se manifeste pleinement l’inanité de la vie de Jacob, embourbé dans un inextricable mélange de jalousie envers son frère qu’il veut supplanter, et de mensonge issu d’un authentique mépris de soi. Dans sa quête d’une image positive de lui-même – celle de l’aîné, de l’héritier, Jacob ne renonce à aucun moyen, surtout pas celui de la mystification ! L’identité en crise de Jacob repose sur un rejet de soi-même : il n’assume pas ce qu’il est, est incapable de faire face à son père, et le mystifie sans aucun scrupule. Il est clair que Dieu n’a à ce moment aucune place dans la vie intime de Jacob : on verra comment la progressive entrée en scène de Yahvé viendra peu à peu faire la vérité dans ce marasme.

Mais en fait, c’est là précisément ce qui fait tout l’intérêt du personnage : il ne peut avoir nul souci de Dieu, trop empêtré dans une quête de soi-même mal amorcée. En cela, Jacob se montre bien proche de nous dans la complexité de notre vie. Combien de fois avons-nous menti sur nous-mêmes, devant les autres, combien de fois avons-nous pu être tentés de nous défiler devant le regard du Père nous posant cette implacable question de notre identité profonde ? Heureusement, Jacob va être mis devant ses responsabilités par les conséquences de son mensonge : la guerre de soi-même contre soi-même atteint alors son paroxysme dans l’opposition fratricide des jumeaux. Son frère le prend véritablement en haine et il est contraint à l’exil[7]. Et c’est précisément au cœur de cet exil que se révèlera la présence, promesse de libération, de Dieu.

Mais cela est une autre histoire, et je voudrais pousser ma réflexion sur la gémellité un peu plus loin, sur des chemins un peu insolites ; au risque de vous sembler un peu incohérente, je vous propose un petit excursus musilien.
Ill. Bénédiction de Jacob par Isaac, Chapiteau de la Basilique Ste Marie Madeleine de Vézelay
[1]
Cf. Chapitre 56 : La constellation du frère et de la sœur ou : Ni séparés, ni réunis in L’homme sans qualités, Robert Musil, trad. P. Jacottet, éditions du Seuil, II, p. 578.
[2] Cf. Gn 25, 21 (traduction Bible de Jérusalem).
[3] Cf. Gn 25, 25.
[4] Cf. Gn 25, 28.
[5] Cf. Gn 25, 29-34.
[6] Cf. Gn 27, 18-24.
[7] Cf Gn 27, 41 : « Esaü prit Jacob en haine à cause de la bénédiction que son père avait donnée à celui-ci et il se dit en lui-même: "Proche est le temps où l'on fera le deuil de mon père. Alors je tuerai mon frère Jacob." »

Jacob, 2 : Une excroissance musilienne : Où Agathe et Ulrich nous apportent un nouvel éclairage


Il me semble que le motif des frères jumeaux est un thème particulièrement intéressant quant à la question de l’identité, en ce qu’il permet de mettre en scène la tension et les aspirations internes de l’être. Le jumeau est la parfaite expression symbolique du phantasme de l’ « alter ego » : l’autre moi-même, le différent identique. En tant qu’alter ego, le jumeau met le soi, qui se veut un, face à sa différence : il le fait entrer en crise. Deux thématiques littéraires et spirituelles, dont l’opposition m’apparaît comme étant particulièrement féconde, se proposent alors à nous à travers le destin d’un autre couple de « jumeaux » que je choisis d’évoquer conjointement à Jacob et Esaü: le couple Agathe/Ulrich de L’homme sans qualités[1]. Pourquoi cet improbable rapprochement[2] ?

Eh bien, au-delà de la fascination qu’exerce sur mon imagination le texte de Musil, cette comparaison nous permettra de mettre en valeur ce qui constitue le motif profond des deux textes : celui de la quête et du rejet de l’autre. Jacob apparaît comme un être écartelé entre la quête du même et la rencontre de l’autre, et cela, à l’intérieur de sa propre personne. Le chemin de son identité sera celui de l’assomption de son être véritable. En exil, Jacob va se retrouver face à lui-même ; il ne peut plus se projeter dans la fabuleuse altérité représentée par son frère. La crise, le conflit originel de son être, ne sera résolu que lors de la réconciliation avec Esaü, qui lui permet enfin d’accéder à une réelle unité intime.


Je présuppose dans ce cadre que le thème des jumeaux peut se comprendre dans l’histoire de Jacob comme une métaphore de l’identité psychique d’un seul être – car Esaü n’a finalement de sens que par rapport à son frère, véritable héros de l’histoire ! Mais je n’entends absolument pas réduire la lecture à cette perspective un peu psychanalysante. Ce qui est en jeu dans le conflit entre les jumeaux, ce n’est rien de moins que le rapport avec soi, et donc le rapport avec les autres en général. Comment accéder à une relative sérénité dans ma vie relationnelle, si je suis moi-même en bute aux passions dans la profonde intimité de mon être ? Construire un monde relationnel positif – entrer dans une meilleure compréhension de l’autre, dans une relation de philia de plus en plus proche de celle à laquelle nous aspirons dans la communion des saints, ne peut passer que par une pacification de mon être propre.

Dans la difficile résolution de la crise identitaire, le texte de Musil nous apporte un éclairage intéressant, car il nous présente l’alternative inverse de celle de Jacob : celle de la tentation fusionnelle entre moi et l’autre. L’apparition incongrue d’Agathe au début du deuxième tome du roman est l’évènement fondamental pour Ulrich de l’incarnation tant attendue d’un autre « moi ». Le jumeau, ou plutôt la jumelle, ne l’est qu’en tant qu’elle répond aux aspirations profondes d’Ulrich – Agathe n’est effectivement pas véritablement la jumelle mais seulement la sœur d’Ulrich. En témoigne cet extraordinaire récit de la rencontre entre le frère et la sœur :



« Ulrich voulut se changer, et l’idée lui vint de passer une sorte de pyjama d’intérieur qui lui tomba dans les mains comme il défaisait ses valises. « Elle aurait pu au moins m’accueillir dans l’appartement ! » pensa-t-il. Il y avait dans le choix négligent de ce vêtement comme un vague désir de faire la leçon à sa sœur, bien que le sentiment qu’elle aurait, pour défendre son attitude, quelque raison qui lui agréerait, ne l’eût pas quitté et prêtât à ce changement de tenue un peu de la courtoisie qui accompagne toujours l’expression sans contrainte de la confiance.
C’était un grand pyjama de laine moelleuse, une sorte de costume de Pierrot, carrelé de gris et de noir, noué aux poignets et à la cheville comme à la ceinture ; il l’aimait pour son confort, confort qu’une nuit d’insomnie et un long voyage lui firent ressentir avec plaisir comme il descendait l’escalier. Mais lorsqu’il pénétra dans la chambre où l’attendait sa sœur, il s’émerveilla de s’être ainsi vêtu. Par une mystérieuse disposition du hasard, il se trouva en effet devant un grand Pierrot blond, enveloppé de rayures et de carreaux d’un gris et d’un rouille subtils, qui au premier coup d’œil, paraissait tout semblable à lui.
« Je ne savais pas que nous fussions jumeaux ! »
dit Agathe, et son visage s’éclaira de gaieté. »
[3]



Je prends la peine de vous livrer entièrement ce passage merveilleux, quoiqu’il puisse vous sembler au premier abord bien éloigné de notre sujet biblique. Pourtant, ce sont bien les mêmes mécanismes de conflit interne et de mystification de soi qui apparaissent. Le personnage d’Agathe apparaît dans la vie d’Ulrich comme une miraculeuse solution au problème de son incapacité à s’adapter au réel. L’homme sans qualités est par excellence celui qui refuse d’être qualifié : il choisit délibérément de ne pas être identifié, caractérisé. Il est en crise profonde. Agathe, en tant qu’être semblable à lui, va le conforter dans cette position.
La reconnaissance immédiate de soi dans l’autre entre Agathe et Ulrich va les mener à la négation totale du monde réel et de ses lois – puisque le couple fraternel se précipitera dans le repli sur la fusion incestueuse. Il est manifeste que le problème de la rencontre de l’altérité est résolu par les héros musiliens dans la fusion destructrice avec le même. Agathe est la seule femme qui puisse combler Ulrich : elle constitue un autre lui-même. La passion amoureuse éprouvée par Ulrich et Agathe l’un envers l’autre renvoie au désir intime de se consommer enfin dans un autre soi, et d’accéder à une unité de l’âme qui transcenderait les corps. Ce phantasme est particulièrement mis en valeur dans le fameux passage du chapitre 45, qui marque le début de la perte de contact entre le couple Agathe/Ulrich et la réalité du monde – indissolublement liée à la loi. Le fascinant épisode de la perte brutale de la notion de la pesanteur manifeste de façon éclatante la rupture avec la logique législative du monde physique et l’entrée dans une dimension transcendante, gouffre béant de leur intime fusion :



« […] quand Agathe surmonta son effroi et se sentit, non pas voler, mais reposer dans l’air, déliée de toute pesanteur et soumise en lieu et place à la tendre pression d’un mouvement de plus en plus lent, un de ces hasards qui ne sont au pouvoir de personne fit qu’elle se trouva dans cet état merveilleusement apaisée, ravie même à toutes les agitations de la terre ; […] Malgré la force que tout cela exigeait et la contrainte qu’Ulrich avait exercée sur sa sœur, tout ce qu’ils faisaient lui paraissait remarquablement libre de toute force, de toute contrainte ; […] Ils s’entourèrent les épaules de leurs bras, comme s’ils posaient une question. Il semblait que par l’harmonieux partage de leur stature fraternelle leurs corps montassent d’une racine unique. […] Lorsque leur regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une certitude : c’est que tout était décidé et que tous les interditsmaintenant leur étaient indifférents. »[4]



Extase que cette phrase sublime… Extrême spiritualisation de la pulsion sexuelle qui rend palpable l’aboutissement de la quête de l’unité du moi dans une fusion totalisante avec l’autre, fusion destructrice qui laisse de profondes blessures… au réveil. Car, irréductiblement, l’autre demeure autre… et je demeure moi-même, seul avec moi-même, en guerre avec moi-même. Et c’est bien là que ressurgit la radicale différence du texte biblique. Le couple des héros de Musil s’enfonce dans l’inceste, recherchant dans la fusion la béatitude promise par la vie mystique, ne pouvant trouver ailleurs que dans le jumeau la plénitude de l’amour :



« Elle pensa « Comme ce serait beau s’il disait seulement : je veux t’aimer comme moi-même, et il m’est plus facile de t’aimer ainsi que toutes les autres femmes, parce que tu es ma sœur ! »

[5].
Mais le conflit externe qui oppose Agathe et Ulrich à la réalité ne sera pas résolu par leur fusion ; il ne sera pas possible d’accéder à cette plénitude de l’amour autrement que par de brefs instants d’apesanteur - et la passion dégénèrera.
En revanche, Jacob n’est pas condamné à rester en guerre contre lui-même : il trouvera la paix au terme d’un processus de « vérification de soi » sous le regard de Dieu, processus qui est autant un dévoilement de la vérité de soi et une expérience de sa valeur personnelle et de sa force de combativité – en particulier de sa force virile, qui le conduira à assumer enfin sa paternité.

[1] L’édition de référence est la traduction de P. Jacottet (je ne lis malheureusement pas l’allemand) au Seuil.
[2] Pour un approfondissement plus scientifique des intuitions présentes de façon embryonnaire dans mon texte, je renvoie mes lecteurs au livre de Paul Mommaers, Robert Musil, Mystique et réalité, l’énigme de l’Homme sans qualités, publié au Cerf en octobre 2006. J’ai découvert cet ouvrage après l’écriture du texte : j’en publierai une recension très prochainement.
[3] Cf. Chapitre 1 : La sœur oubliée, ibid. II, p. 15 : c’est moi qui souligne.
[4] Cf. Chapitre 45 : Début d’une série d’évènements merveilleux, ibid. II, p. 490 : c’est moi qui souligne.
[5] Cf. Chapitre 41 : Le frère et la sœur, le lendemain matin, ibid. II, p. 461 : souligné par l’auteur.

Jacob, 3 : En guerre contre soi-même ; le nécessaire face à face avec Dieu

« Une vie réelle plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction»[1]

Jacob a donc pris la tunique du pèlerin. En exil, il fuit cet « autre lui-même », son jumeau, qui menace désormais l’intégrité de sa vie. Après le paroxysme de l’expression du conflit interne dans la terrible mystification d’Isaac et la fuite devant Esaü, Jacob se retrouve enfin face à lui-même. Laissant derrière lui les imaginations et les fictions – les trois quarts de son existence. Car l’arrachement du départ ne constitue pas autre chose que cela même, la fin des affabulations et des mensonges : Jacob est contraint d’entrer dans l’épaisseur de la réalité.
Cette réalité se rencontre dans le visage et l’expérience de Celui qui vient faire la vérité, progressivement, puis violemment. La résolution de la guerre contre soi-même qui fait rage au sein de l’identité de Jacob passe effectivement par une prise de conscience de la présence de Dieu. Et de la confiance que Dieu met en lui, malgré son imposture. Dans un premier temps, annonce de son élection comme père d’Israël, le surgissement de Dieu dans la vie de Jacob va finalement faire imploser le processus de guerre contre soi-même. C’est ce qu’exprime le fameux épisode du Yabboq, ultime étape d’un chemin de sainteté dans la paternité qu’il faudra analyser en dernier lieu.

Jacob, de l’imposteur au patriarche : drôle de retournement de situation ! Il était bien mal parti, le père d’Israël. Et pourtant…quelle gloire. Comment comprendre ce qui peut apparaître comme une « happy end », ou encore comme signe d’un favoritisme capricieux de la part de Dieu ? Pourquoi cette élection a priori injuste, d’un imposteur, appelé à la plus haute autorité paternelle ? Il ne semble pas qu’il faille chercher bien loin une réponse, sinon dans la crue nudité de nos expériences. Englués dans « une vie réelle plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction », l’Ecriture nous apporte une lumière vérificatrice et tranchante, sans complaisance. Et de fait, l’apparition de Dieu dans la vie de Jacob va se déployer comme un processus révélateur et libérateur, qui conduit à une expérience toujours plus réelle de la vie.

Ce processus vérificateur est caractérisé par deux motifs principaux. D’abord, une expérience, à travers le thème du pèlerinage et du nomadisme, du « demeurer » en Dieu. La quête de soi-même, manifestée par le pèlerinage de Jacob, est une succession de départs et de retours au bercail, succession au cours de laquelle se dévoile une constante : la présence de Dieu. La découverte de l’identité profonde de Jacob ne peut passer que par une expérience unifiante : celle de la rencontre avec Dieu, qui se rend présent de façon spatiale. Or, il apparaît clairement que cette spatialisation de Dieu n’est pas liée aux lieux où se rend Jacob, mais bien à la présence de Jacob en ces lieux ! L’exil de Jacob et ses pérégrinations le renvoie donc à une prise de conscience de l’unicité de la « maison du père » dans laquelle il est appelé à demeurer par son élection et sa vocation.
Le second facteur unificateur dans l’histoire de Jacob est, l’expérience de la violence. Parce que Jacob est en guerre contre soi-même, Dieu va passer par la guerre, va entrer dans le combat, le transfigurer, le faire imploser. Et par là enfin, y mettre terme. C’est là le point nodal de toute l’histoire de Jacob : le décisif et sacramentel combat avec l’ange, qui constitue un dépassement définitif. Pour reprendre une problématique qui ne m’a que trop occupée[2], on peut avancer que ce moment constitue un basculement décisif, où Jacob quitterait enfin la logique de la force pour entrer dans celle de la grâce. Dans un processus hégélien qui ravira Thibaut, on dira que Jacob surmonte sa contradiction pour entrer dans une unité, quoiqu’il faille préciser que ce processus ne lui soit accessible que par la grâce (baptismale) du combat…

En tout état de cause, il faut souligner combien le thème du combat est fondamental, et définitivement, l’évolution spirituelle de Jacob doit nous convaincre qu’une spiritualité lénifiante, de la fuite, ou de l’hyper transcendance gnosticisante, ne peut être entérinée qu’au prix d’un mensonge sur l’essence de l’humanité. Accueillir le mystère de l’humanité, c’est accueillir cette violence, ce drame insoluble qui s’exprime à chaque instant. Dieu ne peut se révéler à nous sans passer par nos chemins[3] : dès lors, cette révélation passera bien souvent par la modalité du conflit si fondamentale ; Dieu nous fait violence. C’est bien là ce qu’exprime l’ange révélateur de la face de Dieu : un Dieu qui porte douloureusement en lui la complexité de nos contradictions, et qui vient nous faire face pour nous contraindre à les résoudre.


[1] Cf. Simone Weil, recueil La pesanteur et la grâce établi par G. Thibon, p. 73.
[2] Au cours des recherches effectuées pour mon master I, portant sur le concept de force dans la philosophie de S. Weil.
[3] Je ne parle pas uniquement de l’Incarnation, mais bien du comportement de Dieu tel qu’on peut aussi l’observer dans l’histoire de Jacob.

Jacob 3, bis : Premier surgissement de la face de Dieu (en rêve !)…


« Jacob quitta Bersabée et partit pour Harân. Il arriva d'aventure en un certain lieu et il y passa la nuit, car le soleil s'était couché. Il prit une des pierres du lieu, la mit sous sa tête et dormit en ce lieu. Il eut un songe: Voilà qu'une échelle était dressée sur la terre et que son sommet atteignait le ciel, et des anges de Dieu y montaient et descendaient! Voilà que Yahvé se tenait devant lui […] » [1]


« Il eut un songe: […] Voilà que Yahvé se tenait devant lui » : la première apparition de Dieu dans la vie de Jacob a lieu au cours de son sommeil. Singulier ! Et de le remarquer on constate, au cours de la lecture des pages de la Genèse, combien la présence de Dieu devant Jacob se «concrétise» peu à peu : d’abord onirique, elle sera carrément brutale au Yabboq.
Cette progressive matérialisation n’a sûrement pas d’autre raison que celle d’une pédagogie divine : l’épiphanie de Dieu passe, elle aussi, par les chemins de l’homme. Ainsi, la première révélation de Dieu aux yeux de Jacob, le mystificateur, vivant sa vie sous le mode de la fiction, passe par une phantasia absolument apte à capter son attention : l’image, hallucinante, de l’échelle sur laquelle les anges circulent.
De cette description angélique et triviale, on a pu tirer toutes sortes d’interprétations[2]. Il est frappant de constater l’importance intellectuelle et artistique du motif de l’échelle de Jacob dans les textes des Pères et des docteurs médiévaux, ainsi que dans les arts paléo-chrétien et roman ; et, quoique le motif tombe en désuétude dès le XIVème siècle dans les œuvres d’art[3], on ne peut en nier la permanence et la fécondité dans l’imagination collective de notre civilisation. En témoigne la si célèbre occurrence dans l’œuvre de Rembrandt[4]!

On a dit bien des choses sur cet épisode étrange. Sans prétendre à l’exhaustivité, on a pu dire de l’échelle de Jacob qu’elle représentait les degrés de la perfection à atteindre progressivement en vue d’accéder à la sainteté : telle est l’interprétation de st Benoît qui fait de l’échelle de Jacob la « scala humilitatis »[5], dont les barreaux sont les douze degrés de la vertu que le moine doit gravir, par l’ascèse. De Lubac nous présente une singulière homélie de Noël où Rupert de Tuy rapporte l’échelle de Jacob à la généalogie du Christ ![6] Les interprétations sont multiples et souvent tirées par les cheveux ! Mais globalement, on peut voir dans l’échelle reliant le ciel et la terre une préfiguration – si l’on admet, bien entendu, une lecture typologique du texte de la Genèse - de la Croix. Adam de st Victor fait de la Croix la « scala peccatorum »[7]… Si abusive qu’elle puisse paraître aux yeux d’un juif ou d’un non-croyant, cette lecture typologique permet pourtant d’éclairer singulièrement l’épisode qui nous intéresse.

De quoi s’agit-il, effectivement, sinon d’une révélation de l’unité du monde ? Unité que l’échelle suggère au père d’Israël, et que le « mysterium crucis » viendra sceller et manifester aux yeux de tous, juifs et gentils confondus. Dans l’échelle comme dans la Croix, on rencontre le même symbolisme spatial, qui renvoie à l’inscription de l’homme entre l’immanence et la transcendance, entre ciel et terre, naturel et surnaturel… Tensions contradictoires qu’il s’agit d’unifier. Il semble que dans le mystère d’alliance entre l’homme et Dieu, qui est le mystère d’une entrée dans un rapport de filliation, la rencontre ne puisse avoir lieu que dans un tel espace, dressé entre ciel et terre, créant une communication, une relation qui n’aspire qu’à devenir communion.

« Voilà que Yahvé se tenait devant lui et dit: "Je suis Yahvé, le Dieu d'Abraham ton ancêtre et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donne à toi et à ta descendance. Ta descendance deviendra nombreuse comme la poussière du sol, tu déborderas à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance. Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et te ramènerai en ce pays, car je ne t'abandonnerai pas tant que je n'aie accompli ce que je t'ai promis." » [8]

L’alliance que Dieu conclut avec Jacob par le biais de l’échelle n’annonce que trop la plénitude de l’alliance marquée par la Croix, perpétuée par l’Eglise. En ce sens, on entre avec Jacob, le fils d’Isaac appellé à devenir le patriarche, dans le mystère d’une filliation, d’une élection affectueuse d’Israël par le Père : filliation étendue à toutes les nations par Jésus lui-même, et rendue effective par l’action de l’Esprit de la Pentecôte, actualisée dans l’Eglise, corps du Christ. Or, cette annonce, celle de la catholicité – c’est-à-dire l’universalité de la révélation, est déjà contenue dans le texte de la Genèse : « tu déborderas à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi, et tous les clans de la terre se béniront par toi et par ta descendance ». On a l’impression que l’amour de Dieu descend le long de cette échelle pour se répandre sur Jacob, telle une onction salvifique, et à travers lui, sur toutes les nations ! Tout comme, du côté blessé du Christ en Croix, jaillit l’eau du baptême et le sang du sacrifice eucharistique, consacrant la naissance de l’Eglise une, sainte, catholique. L’analogie écclesiale présente dans l’échelle de Jacob est manifeste ; l’Eglise, lieu de la rencontre, est explicitement préfigurée par l’épisode :

« Jacob s'éveilla de son sommeil et dit: "En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas!" Il eut peur et dit: "Que ce lieu est redoutable! Ce n'est rien de moins qu'une maison de Dieu et la porte du ciel!" Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet. A ce lieu, il donna le nom de Béthel, mais auparavant la ville s'appelait Luz.
Jacob fit ce voeu: "Si Dieu est avec moi et me garde en la route où je vais, s'il me donne du pain à manger et des habits pour me vêtir, si je reviens sain et sauf chez mon père, alors Yahvé sera mon Dieu et cette pierre que j'ai dressée comme une stèle sera une maison de Dieu, et de tout ce que tu me donneras je te payerai fidèlement la dîme." »[9]

« Maison de Dieu et porte du ciel », porte qui marque un seuil franchi dans la vie de Jacob : entrée dans la vie d’un fils de Dieu, et l’on verra combien l’épisode du Yabboq consacre cette filliation en terme sacramentel – baptismal. Pour le moment, on ne peut passer outre la double représentation de l’Eglise qui apparaît dans le passage : son caractère mystique transparaît dans la révélation de la présence de Dieu comme n’étant pas liée à un autre facteur que celui de la présence de Jacob : "En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas!". Mais c’est également l’Eglise physique, la maison de Dieu faite de pierres consacrées par l’onction, qui apparaît lorsque Jacob pose un mémorial de l’alliance nocturne : « Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l'huile sur son sommet ». Puis, il rebaptise le lieu « Bethel », c’est-à-dire : « Maison de Dieu ». Par là, Jacob accomplit un acte liturgique dont l’Eglise fait mémoire lorsqu’elle consacre de nouvelles églises[10] ; et la pierre sur laquelle Jacob a posé sa tête devient… la "pierre d’angle". Première pierre consacrée de l’édifice écclésial.
Peut-être n’est-il dès lors pas abusif de voir dans cette pierre ointe une présence de l’Oint, du Christ, pierre d’angle rejetée par les bâtisseurs[11], dans l’épisode de l’échelle, et de lire le passage selon une optique trinitaire[12] ?

Si Jacob pose une des premières pierres de l’Eglise, il pose aussi un premier acte fondateur dans son existence d’homme « debout » - oserais-je dire de ressuscité ? L’entrée dans cette maison de Dieu est la première étape d’une conversion salutaire. Car, pour en revenir, enfin, à la « guerre contre soi-même » qui est notre but, échelle et Croix se rejoignent dans leur commun pouvoir de révélation, de vérité. La promesse d’alliance et l’appel à la vocation paternelle que Dieu adresse à Jacob sont essentiels dans le processus que l’on a désigné comme celui de sa «vérification».
N’oublions pas que Jacob est un homme profondément meurtri par sa relation manquée avec son père. La rencontre avec le « Père » des cieux marque une première étape de réconciliation… Mais elle ne constitue qu’une entrée en matière assez soft – nous sommes dans le domaine du rêve ! Bientôt, c’est à une présence réelle qu’il faudra se confontrer. C’est devant un autre en chair et en os qu’il faudra se tenir, dans l’angoisse de la traversée du Yabboq, angoisse du grand passage.



[1] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[2] Thibaut en présente quelques unes dans l’ensemble de textes qu’il a rédigés sur le sujet : je renvoie à ses textes.
[3] Cf. Guide iconographique La Bible et les saints, éd. Flammarion, Duchet-Souchaux et Pastoureau, 1990 réed. 1994, p. 186 entrée « Jacob ».
[4] J’ai en tête le très beau dessin de Ter qui trône dans la demeure familiale, et auquel je rends hommage ici avec autant d’admiration que de respect.
[5] Cf. La Règle de saint Benoît, éd. Desclée de Brouwer, 1980, chap. 7 sur l’humilité, en particulier 7, 5-9 : « Il s’ensuit, frères, que si nous voulons atteindre le sommet suprême de l’humilité et si nous voulons parvenir rapidement à cette hauteur céleste où l’on monte par l’humilité de la vie présente, il nous faut dresser et gravir par nos actes cette échelle qui apparut en songe à Jacob, où il vit des anges descendre et monter. Sans nul doute cette descente et cette montée ne signifient rien d’autre pour nous, sinon qu’on descend par l’élèvement et que l’on monte par l’humilité. Or cette échelle dressée, c’est notre vie en ce monde que le Seigneur dresse vers le ciel quand notre cœur s’humilie. Car à notre avis les montants de cette échelle sont notre corps et notre âme. Dans ces montants, l’appel divin à disposé, pour nous les faire gravir, les divers échelons de l’humilité et de la rectitude »
[6] Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, 1938, éd. Du Cerf 1965 : voir texte 28 en annexe, p. 290 et sq. : « […] Tout en haut de cette échelle, qui par son sommet touchait les cieux, appuyé sur elle, le Seigneur apparut à Jacob, et lui promit pour sa postérité l’héritage de la terre […] Que préfigurait donc cette échelle par laquelle le Seigneur apparut appuyé de la sorte, sinon la lignée d’où Jésus-Christ devait naître […] Venus donc de deux peuples, le Juif et le Gentil, comme des deux côtés de l’échelle, les anciens Pères, placés aux différents degrés, soutiennent le Christ et Seigneur qui sort du haut des cieux ; et tous les saints anges descendent et montent le long de long de cette échelle […] ». Ce texte est extrait du De divinis officiis, 1. 3, C. 18 (début XIIème).
[7] L’échelle des pécheurs : Cf. Initiation à la symbolique romane (XIIème siècle), M. M. Davy, Flammarion, 1977, p. 219.
[8] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[9] Cf. Gn 28, 10-22 (Traduction Bible de Jérusalem)
[10] Cf. Initiation à la symbolique romane, op. cit. p. 202.
[11] Cf. Eph. 2, 20 « Car la construction que vous êtes a pour fondations les apôtres et prophètes, et pour pierre d'angle le Christ Jésus lui-même », et surtout la première épître de Pierre 2, 4-10 : « Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ. Car il y a dans l'Ecriture: Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui se confie en elle ne sera pas confondu. A vous donc, les croyants, l'honneur, mais pour les incrédules, la pierre qu'ont rejetée les constructeurs, celle-là est devenue la tête de l'angle, une pierre d'achoppement et un rocher qui fait tomber. Ils s'y heurtent parce qu'ils ne croient pas à la Parole; c'est bien à cela qu'ils ont été destinés. Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n'étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu » (Traduction Bible de Jérusalem).
[12] La présence de l’Esprit serait, à nos yeux, contenue dans le « songe » qui enveloppe Jacob et le met en présence de Dieu en transfigurant son espace habituel, réaliste, de représentation. Mais ce n’est qu’une suggestion…

Jacob, 3 ter : La lutte avec l’ange ; l’angoisse et le grand passage

Prologue – A droite, en entrant directement, soleil hivernal : s’asseoir

Dans la lumière hésitante, qui semble suspendue entre aube et crépuscule, deux hommes presqu’enlacés se détachent. A leurs pieds gisent, abandonnés dans le désordre, des armes et des vêtements, voluptueuses étoffes et lance virile, dont le volume et l’agencement dirigent le regard vers le corps à corps, excentré, des combattants.
Dans une tension sauvage, un homme se jette à corps perdu contre la poitrine d’un ange. Celui-ci, concentré sur son adversaire, est étrangement détendu. Il semble échapper à toutes les lois de la pesanteur ; sont-ce ses ailes qui lui confèrent cet improbable équilibre, ou son corps manifeste-t-il par là sa nature spirituelle ? Ses bras ouverts, son corps dynamique, ne laissent apparaître aucune autre tension que celle de l’accueil. La résistance qu’il oppose à l’attaque de son adversaire échappe à toute définition physique de la force : le combat est univoque…

Dans la poussière rayonnante, cavaliers et troupeaux se pressent tumultueusement ; dans l’ombre fraîche de puissants arbres se déploient.

A elle seule, la fresque est une mystagogie.

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« Et Jacob resta seul. Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore »[1]

Avant de commencer à écrire, s’impose une nécessité : celle de libérer l’esprit d’une masse d’émotions. Impossible de parler de Jacob sans que vienne à l’âme, dans toute sa puissance affective, esthétique, la fresque de Delacroix[2]. Peinture mystérieuse dont la densité exprime ce qui fait, à la fois, la force et la faiblesse de l’épisode de la lutte de Jacob avec l’ange : sa puissance symbolique et son pouvoir de fascination. L’incompréhensibilité de ce qui se joue dans ces quelques lignes de la Genèse marque profondément l’imagination collective occidentale, ainsi que l’âme de celui qui s’y trouve confronté. Car cet épisode place de façon abrupte devant le mystère de la rencontre entre l’homme et Dieu, mise en scène de façon bouleversante comme un combat. De fait, le caractère mystérieusement paradoxal – lutte, et victoire de l’homme sur Dieu ( ?!) - qui se dégage de cette scène brève et haletante constitue un obstacle à l’intelligence. Peut-être la force de l’œuvre de Delacroix se situe-t-elle ici : dans ce qu’elle donne avec justesse à voir et à ressentir ce que l’intelligence ne parvient pas à appréhender rationnellement. Les images, la scène s’imposent à l’esprit définitivement ; on est alors fasciné, tenté de chercher à comprendre cette scène en elle-même, comme une unité organique qui ne se tiendrait que par sa propre substance[3].
Si riche cette substance soit-elle, le parti pris de notre propre réflexion récuse une telle interprétation : c’est pourquoi il nous aura fallu passer par les méandres de la vie de Jacob pour, enfin, contempler cette scène magnifique à la lumière de la raison et du cœur, enfin éclairés par un lent travail de révélation par l’écriture. Travail long et troublant[4], partant de cette scène qui représente un véritable défi[5], et reposant sur le pari qu’elle ne se pourrait comprendre qu’à partir de l’organisme entier de l’histoire de Jacob. Pari tenu ?
J’ai tenté de thématiser l’histoire de Jacob comme celle d’un homme en tension, en guerre contre lui-même – tension pleinement exprimée par l’échec de la relation avec sa famille, qui accède peu à peu à son unité par un processus de réconciliation qui se fait à travers la rencontre avec Dieu et l’entrée dans la filiation divine. Il me semble difficile de contester la justesse de cette interprétation – tout simplement, oserais-je dire, parce qu’il s’agit là du parcours de nombreux personnages bibliques. Et aussi, de l’histoire de nombre d’entre nous. Dans ce cadre, le passage du Yabboq[6] représente l’acmé d’un processus de « vérification », ainsi que nous l’avons désigné : processus qui est révélation de la vérité de soi, mais aussi épreuve de sa force de sa puissance vitale. Le combat, qui semblait si paradoxal, prend alors tout son sens : un sens sacramentel, baptismal, celui de la « crucifixion »[7] de Jacob, le vieil homme pécheur, et de la naissance d’un homme renouvelé : Israël[8]. Et ce « grand passage » ne peut se faire, évidemment, que par l’œuvre de Dieu… du chemin catéchuménal à la grâce sacramentelle en plénitude.

A partir de là se dénoue le problème du combat opposant prétendument l’homme Jacob au Dieu incarné par l’ange. Dieu serait-il vaincu, terrassé par l’homme, implorant sa clémence ? C’est bien plutôt Jacob le menteur, le mystificateur, qui gît sur la berge du Yabboq, tandis qu’Israël franchit le gué pour enfin retrouver son frère jumeau. Dans cette lutte qui ressemble à un accouchement de soi par soi, Dieu joue à la fois le rôle du forceps et celui du Père, qui donne au nouvel homme son nom et lui donne de participer à sa force paternelle.

« Comme Jacob poursuivait son chemin, des anges de Dieu l'affrontèrent. En les voyant, Jacob dit: "C'est le camp de Dieu!" et il donna à ce lieu le nom de Mahanayim. Jacob envoya au-devant de lui des messagers à son frère Esaü, au pays de Séïr, la steppe d'Edom. Il leur donna cet ordre: "Ainsi parlerez-vous à Monseigneur Esaü: Voici le message de ton serviteur Jacob: J'ai séjourné chez Laban et je m'y suis attardé jusqu'à maintenant. J'ai acquis boeufs et ânes, petit bétail, serviteurs et servantes. Je veux en faire porter la nouvelle à Monseigneur, pour trouver grâce à ses yeux." Les messagers revinrent auprès de Jacob en disant: "Nous sommes allés vers ton frère Esaü. Lui-même vient maintenant à ta rencontre et il a 400 hommes avec lui." Jacob eut grand peur et se sentit angoissé. Alors il divisa en deux camps les gens qui étaient avec lui, le petit et le gros bétail. Il se dit: "Si Esaü se dirige vers l'un des camps et l'attaque, le camp qui reste pourra se sauver."[9]


L’angoisse catéchuménale : Jacob, se préparant à rencontrer son frère jumeau et à retrouver sa patrie, est éprouvé par l’angoisse. Impossible d’évoquer ce thème sans verser dans l’aposteriorisme : comment ne pas rapporter ce crépuscule solitaire du Yabboq à une autre nuit, celle du jardin des oliviers ? La présence de l’angoisse, tout comme l’apparition des « anges de Dieu », est révélatrice de l’intensification du combat spirituel. A ce moment où il va retrouver son jumeau, Jacob est tout simplement conscient de son indignité et de son péché. Sa peur n’a pas d’autre source : il mesure maintenant le tort causé à son frère et n’ose espérer son pardon et « trouver grâce à ses yeux ». La conscience de son indignité est capitale pour comprendre le combat et la « victoire » de Jacob. C’est véritablement son péché qui sera vaincu avec l’aide de Dieu qui révèle les fautes et libère[10]. En attendant la rencontre avec Esaü qui sera révélatrice, Jacob est seul face à sa conscience. Comme le Christ à Gethsémani, il prie et exprime son angoisse :

Jacob dit: "Dieu de mon père Abraham et Dieu de mon père Isaac, Yahvé, qui m'as commandé: Retourne dans ton pays et dans ta patrie et je te ferai du bien, je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la bonté que tu as eues pour ton serviteur. Je n'avais que mon bâton pour passer le Jourdain que voici, et maintenant je puis former deux camps. Veuille me sauver de la main de mon frère Esaü, car j'ai peur de lui, qu'il ne vienne et ne nous frappe, la mère avec les enfants. Pourtant, c'est toi qui as dit: Je te comblerai de bienfaits et je rendrai ta descendance comme le sable de la mer, qu'on ne peut pas compter, tant il y en a."


Vocation et indignité : Jacob expose devant Dieu le déchirement de son être. Il lui manifeste son obéissance, quand bien même l’appelle-t-il à se confronter aux fantômes de son passé en revenant vers sa « patrie », vers sa famille. Par cette prière, Jacob exprime sa confiance absolue dans les volontés du Seigneur : de cet apparent mal, de cette épreuve, doit découler un plus grand bien. L’homme pécheur se sait, malgré son indignité, comblé de bienfaits, appelé à la paternité par Yahvé : « pourtant, c'est toi qui as dit: Je te comblerai de bienfaits et je rendrai ta descendance comme le sable de la mer ». Il ne fait pas montre d’un esprit orgueilleux[11] mais avoue simplement sa peur : « Veuille me sauver de la main de mon frère Esaü, car j'ai peur de lui, qu'il ne vienne et ne nous frappe, la mère avec les enfants ». Jacob s’en remet à la grâce de Dieu…


Et Jacob passa la nuit en cet endroit. De ce qu'il avait en mains, il prit de quoi faire un présent à son frère Esaü: deux chèvres et vingt boucs, 200 brebis et vingt béliers, 30 chamelles qui allaitaient, avec leurs petits, 40 vaches et dix taureaux, vingt ânesses et dix ânons. Il les confia à ses serviteurs, chaque troupeau à part, et il dit à ses serviteurs: "Passez devant moi et laissez du champ entre les troupeaux." Au premier il donna cet ordre: "Lorsque mon frère Esaü te rencontrera et te demandera: A qui es-tu? Où vas-tu? A qui appartient ce qui est devant toi? Tu répondras: C'est à ton serviteur Jacob, c'est un présent envoyé à Monseigneur Esaü, et lui-même arrive derrière nous." Il donna le même ordre au second et au troisième et à tous ceux qui marchaient derrière les troupeaux: "Voilà, leur dit-il, comment vous parlerez à Esaü quand vous le trouverez, et vous direz: Et même, ton serviteur Jacob arrive derrière nous." Il s'était dit en effet: "Je me le concilierai par un présent qui me précédera, ensuite je me présenterai à lui, peut-être me fera-t-il grâce." Le présent passa en avant et lui-même demeura cette nuit-là au camp. Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait.

Et Jacob resta seul.

Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui.

Il dit: "Lâche-moi, car l'aurore est levée", mais Jacob répondit: "Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni." Il lui demanda: "Quel est ton nom" - "Jacob", répondit-il. Il reprit: "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l'as emporté." Jacob fit cette demande: "Révèle-moi ton nom, je te prie", mais il répondit: "Et pourquoi me demandes-tu mon nom?" Et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, "car, dit-il j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve." Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour, le nerf sciatique qui est à l'emboîture de la hanche, parce qu'il avait frappé Jacob à l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique


Comment voir dans ce texte une victoire de Jacob sur Dieu?Une défaite de Dieu face à l’homme ? On ne peut nier que soit mise en valeur la pugnacité de Jacob et sa volonté. Quant à y voir une victoire… Ce serait ignorer la blessure irréparable que lui inflige son adversaire. Quoique celui ci ne parvienne pas « à le maîtriser », Jacob sort du combat blessé et boiteux.

Si l’attitude de Dieu est difficile à comprendre, c’est bien parce que l’on ne doit pas se situer ici dans une perspective naturelle de la force, mais dans le cadre de la grâce.
Le combat ne doit pas s’envisager en termes de vainqueur et vaincu mais bien sous l’angle d’un accouchement, d’une venue à la vie. En ce sens, la demande "Lâche-moi, car l'aurore est levée" doit-elle être comprise comme une demande de grâce de la part de l’ange ? Il me semble qu’il faille plutôt y voir la conclusion d’un combat qui n’était qu’une propédeutique à la rencontre avec le jumeau, le réel adversaire. La demande de bénédiction formulée par Jacob l’usurpateur vient réparer l’offense faite au père Isaac lors de l’odieuse tromperie de sa jeunesse. A la question « Qui es tu ? » de son père, Jacob le mystificateur avait répondu par un mensonge. Devant l’ange il se tient avec force, en vérité : recevant la bénédiction légitimement cette fois ci, Israël peut aller à la rencontre de son frère pour accueillir enfin son pardon.


Jacob levant les yeux, vit qu'Esaü arrivait accompagné de 400 hommes. Alors, il répartit les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes, il mit en tête les servantes et leurs enfants, plus loin Léa et ses enfants, plus loin Rachel et Joseph. Cependant, lui-même passa devant eux et se prosterna sept fois à terre avant d'aborder son frère. Mais Esaü, courant à sa rencontre, le prit dans ses bras, se jeta à son cou et l'embrassa en pleurant. Lorsqu'il leva les yeux et qu'il vit les femmes et les enfants, il demanda: "Qui sont ceux que tu as là?" Jacob répondit: "Ce sont les enfants dont Dieu a gratifié ton serviteur." Les servantes s'approchèrent, elles et leurs enfants, et se prosternèrent. Léa s'approcha elle aussi avec ses enfants et ils se prosternèrent; enfin Rachel et Joseph s'approchèrent et se prosternèrent.

Esaü demanda: "Que veux-tu faire de tout ce camp que j'ai rencontré" - "C'est, répondit-il, pour trouver grâce aux yeux de Monseigneur." Esaü reprit: "J'ai suffisamment, mon frère, garde ce qui est à toi." Mais Jacob dit: "Non, je t'en prie! Si j'ai trouvé grâce à tes yeux, reçois de ma main mon présent. En effet, j'ai affronté ta présence comme on affronte celle de Dieu, et tu m'as bien reçu. Accepte donc le présent qui t'est apporté, car Dieu m'a favorisé et j'ai tout ce qu'il me faut" et, sur ses instances, Esaü accepta. »



Réconcilié avec son jumeau, Jacob accède enfin à l’unité poursuivie depuis sa jeunesse. La « guerre contre soi-même » s’achève et culmine dans cet ultime affrontement qui est « grand passage » vers la patrie en deux sens : Jacob retrouve effectivement la maison de son père terrestre dans la réconciliation avec son jumeau. Mais il entre également dans la maison du Père des Cieux par cet acte baptismal, où Dieu, par une bénédiction sacramentelle, le consacre comme père de son peuple. Loin d’être un combat entre l’homme et Dieu, c’est un combat pour la vie qui est mis en scène dans cet extrait…




« Où est-elle, ô mort, ta victoire? Où est-il, ô mort, ton aiguillon? »[12]




[1] Gn 32, 25.
[2] Chapelle des Saint Anges (première sur la droite), église St Sulpice, Paris.

[3] C’est, en toute bienveillance et avec tout le respect qui leur est dû, le « reproche » que j’adresse aux textes de Thibaut sur la question. Chercher à expliquer des épisodes bibliques sans les replacer dans une « saga », c’est un peu comme chercher à comprendre un épisode des « Feux de l’Amour » ou de « Plus Belle la Vie » sans en avoir vu aucun autre : improbable et trompeur…

[4] Bien souvent l’écriture m’est apparue elle aussi, sous le paradigme de la lutte avec l’ange !

[5] C’est une commune reconnaissance de notre incompréhension, devant la fresque de Delacroix, qui fut, je me plais à le penser, la source de la proposition par Thibaut de ce travail d’écriture.

[6] Je ne sépare pas l’épisode de la lutte avec l’ange de tout ceux qui l’entourent autour du passage du gué du Yabboq : c’est pourquoi je choisis de désigner ainsi le passage dans sa globalité.

[7] On peut facilement récuser cette interprétation « a posteriori » : entendons « crucifixion » comme un paradigme de la grande épreuve, du grand passage…

[8] Cf. Col 3, 9-10 : « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son Créateur ».

[9] Pour toutes les citations de la Genèse, c’est moi qui souligne.

[10] Cf . Ps 51.

02 février 2007

Le révizor : comédie humaine et jugement divin


Après le mince Oncle Vania de Tchekov1, investissement n°2 pour 2007 : le Théatre complet2 de Nikolaï Gogol, récemment publié par le fameux traducteur André Marcowicz3 chez Actes Sud. Investissement pour le moins rentable : moyennant une somme modique de douze euros cinquante, je me la pète ; j’ai le théatre complet, la traduction new wave de Marcowicz, les différentes versions, mais aussi les dialogues composés par Gogol suite aux représentations du fameux Révizor4, et enfin, cerise sur le gâteau déjà somptueux, les lettres échangées par l’auteur avec ses amis, acteurs et auteurs – dont Pouchkine.

La lecture de ces lettres constitue à elle seule un motif impératif de se procurer cette édition, dont le réel intérêt est de faire entrer le lecteur au plus profond de l’âme de l’écrivain, dans ses doutes et ses exaltations d’homme romantique...


« […] je n’ai plus la force de m’agiter et de discuter. Je suis fatigué d’âme et de corps. Je le jure, personne ne me connaît et ne comprend mes souffrances. Qu’ils aillent au diable, tous ; ma pièce me dégoûte. Je voudrais m’enfuir Dieu sait où, et le voyage qui m’attend, le bateau à vapeur, la mer, et les cieux lointains peuvent seuls me ranimer. Je les attends avidement, comme Dieu seul sait quoi. Au nom du Ciel, revenez vite. Je ne partirai pas sans vous avoir fait mes adieux. J’ai besoin de vous dire tant de choses que ne peut dire une lettre détestable et froide… »5

Car ce qui nous est donné à voir dans ce dossier providentiel, ce sont les retouches et les réécritures, les réflexions a posteriori et les justifications du créateur sur son œuvre ; et pour ainsi dire, son désespoir, face à l’imbécilité humaine, devant le tollé suscité par la pièce. A travers les épreuves que constituent le travail de l’écriture et de la réécriture, la défense de la liberté de rire devant ses l’esprit de sérieux, la douleur de voir ses intensions mésinterprètées, ce qui apparaît de façon émouvante c’est le réconfort que trouve Gogol dans l’amitié de ses proches.


« […] Adieu. Je pars distraire mon angoisse, réfléchir en pronfondeur à mes devoirs d’auteur, à mes œuvres futures, et je te reviendrai, vraiment, renouvelé et rafraîchi. Tout ce qui est arrivé a toujours été salvateur. Toutes les insultes, tous les ennuis m’ont été envoyés par la haute Providence pour mon instruction. Et en ce moment aussi, je sens que ce n’est pas une volonté terrestre qui dirige mon chemin. Il m’en sans doute indispensable.


Je t’embrasse un nombre incalculable de fois. Ecris-mois. Tu as encore le temps.


Ton Gogol. »6


Le ton grinçant et franchement drôle des comédies se colore tragiquement à la lecture de ces écrits et de ces lettres splendides. Depuis le sain éclat de rire provoqué par le Révizor, on entre dans une réflexion presque philosophique sur le statut de la comédie, la représentation des vices et des vertus, sur le caractère tragique de la satire sociale, sur le caractère sacré de l’Etat… Insensiblement, le propos trivial, le grotesque et la langue truculente de la pièce laissent se dessiner une intention quasi mystique, explicitée dans la courte oeuvre Dénouement du Révizor, et dans sa deuxième version.

Dans ce texte fascinant, Gogol met en abîme son travail théatral : la pièce jouée devient véritablement une cristallisation du theatrum mundi, de la comédie humaine, au sein de laquelle le fameux « révizor » intervient comme l’ultime juge. A la bourgade de province répond une « ville intérieure » qui sera révisée au dernier jour, ce qui n’est pas sans évoquer un fameux « château de l’âme »...


« […] ce n’est pas de notre beauté dont il faut parler, mais de ce qu’il faut faire, réellement, pour que notre vie, que nous avons coutume de prendre pour une comédie, ne se termine pas par une tragédie bien pire que celle que nous venons de jouer. Quoiqu’on dise, il est terrible, le révizor qui nous attend aux portes de la tombe. Comme si vous ne saviez pas qui est ce révizor ? A quoi bon faire semblant ? […] Mieux vaut soumettre à révision tout ce qui est en nous au début de la vie, et non pas à la fin. Au lieu des vains verbiages sur nous mêmes, visitons aujourd’hui notre ville intérieure monstrueuse, qui est cent fois pire que n’importe quelle autre ville, - une ville dans laquelle règnent nos passions, comme des fonctionnaires monstrueux, volant la caisse de notre âme ! »7

Quel est le fouet qui permet de chasser ces passions ? Le rire, bien entendu.


« Ce rire, il est bon, il est honnête. Il est donné justement pour apprendre à rire de soi-même, et non des autres. Qui n’a pas le courage de rire de ses propres défauts devrait plutôt ne jamais rire du tout ! … Sinon, son rire serait une calomnie, et, comme d’un crime, il aurait à en rendre raison ! »8

En bref, et sans m’attarder : un lecture surprenante, réjouissante et féconde, que je vous recommande !

Valete !



1 Traduction André Marcowicz et Françoise Morvan, éd. Actes Sud, coll. Babel
2 Le volume présente les trois pièces de Gogol : Le Mariage, Les Joueurs et Le Révizor, ainsi que des extraits de dialogues, un dossier complet sur le Révizor rassemblant les écrits de Gogol et plusieurs lettres.
3 Traducteur des romans de Dostoïevski, du théatre de Tchekov et de l’Eugène Onéguine de Pouchkine aux mêmes éditions.
4 La pièce est une satire sociale présentant les péripéties d’une petite ville de province, dont les fonctionnaires sont tous corrompus, qui attend l’inspection d’un révizor, fonctionnaire envoyé par l’état. Je n’en dis pas plus…
5 Fin de la lettre du 25 mai 1836 à Pouchkine, p. 616.
6 Fin de la lettre à Mikaïl Pogodine du 15 mai 1836, p. 671.
7 Dénouement du Révizor, p. 645.
8 Conclusion de la Seconde version du Dénouement du Révizor, p. 638.
Ill: et en plus, le brushing mis à part, il était plutôt beau gosse!