30 octobre 2007

Pur, impur et force vitale - la quête du corps païen

Tess d'Urberville, de Thomas Hardy

Il m'a fallu bien du temps pour me décider à lire ce classique qui trainait depuis longtemps dans ma bibliothèque. Et bien des jours, aussi, pour arriver à écrire sur ce livre, tant cette lecture est bouleversante. Pour tout dire, j'ai lu Tess après avoir achevé
L'amant de lady Chatterley, de D.H Lawrence


Ce bouquin m'a complètement mise à côté de mes pompes. C'est l'excellente préface (d'André Topia) de l'édition Folio du roman culte de D.H Lawrence qui m'a orientée vers l'oeuvre de Thomas Hardy. Ces lectures m'ont fait énormément réflechir et j'aimerais parler de ces deux livres dont la filiation apparaît clairement, tant dans la structure narrative que dans les thèmes cruciaux.
Lady Chatterley
semble être une sorte de revanche prise sur l'homme et la société qui écrasent et immolent finalement la pauve Tess d'Urberville comme un agneau prenant sur lui le péché des hommes (hommes est à entendre ici au sens masculin... désolée).
Pour tout dire en un mot l'histoire de Tess est atroce. Pour en dire plus, le roman décrit le chemin de croix d'une jeune et pauvre paysanne, parfaitement pure et naïve, douée d'une grande responsabilité et d'un très haut sens de l'honneur. Tess est d'abord perdue par l'orgueil de son père, ivrogne qui découvre par un malheureux hasard son ascendance aristocratique. Gens simples et irresponsables, ses parents envoient la toute jeune Tess chercher une place dans leur nouvelle "famille": les D'Urberville, et elle y rencontre son "cousin" Alec... qui la perdra en la violant. Enceinte d'un enfant qui mourra rapidement, qu'elle baptisera elle-même dans un accès de folie, Tess se terre dans la honte, dans le sentiment de son indignité et de son impureté définitive.
Mais sa beauté n'a pas dit son dernier mot. Employée dans une laiterie, elle charme Angel, un jeune homme, beau, bon et bien sous tout rapport, qui tombe follement amoureux d'elle et la supplie de l'épouser malgré ses réticences et son refus catégorique. Tentée d'avouer plusieurs fois sa "faute" (qui n'est même pas la sienne), Tess finit par céder à l'amour qu'elle porte à Angel, convaincue qu'il ne pourrait pas ne pas lui pardonner (tant il l'aime). Malheureusement, lorsqu'elle lui avoue au soir de ses noces son impureté, Angel se révèle incapable de surmonter l'image fantasmatique qu'il avait construit de cette femme adorée, qui ne correspond plus à la réalité de son épouse: lâche et faible, il refuse de vivre avec Tess (qui retourne chez ses parents la honte au front) et part au Brésil affronter son destin.


La pauvre Tess se retrouve donc dans une situation absurde, épouse inépousée, contrainte à travailler (dur) et à attendre avec abnégation le moment où son mari voudra bien lui pardonner (!!). C'est là que réapparaît l'abominable Alec, qui entre-temps s'est converti et prêche dans les campagnes la bonne nouvelle de l'Evangile (!!!). La beauté de Tess n'a pas dit son dernier mot (bis), et Alec est repris par son ancienne passion, et poursuit la belle abandonnée avec acharnement, reprenant sa vie et ses instinct de débauche. Il finit par convaincre Tess que son mari ne reviendra jamais: brisée moralement et sentimentalement, elle le suit en ville où elle devient sa maîtresse. C'est là que la trouve Angel, revenu du Brésil le coeur mortifié d'avoir tant fait souffrir celle qu'il a épousée, et qu'il se rend compte avoir toujours aimée - un peu trop tard.
Folle de douleur, Tess poignarde Alec et s'enfuit avec Angel dans une folle errance à travers la campagne, où leur mariage est enfin consommé. Errance qui s'achève sur l'autel du sanctuaire païen de Stonehenge, où la police vient recueillir Tess la criminelle. Le roman s'achève (c'est le pompom de l'atrocité!) sur la perspective de l'exécution de la pécheresse, alors que son mari et sa soeur qu'elle a elle-même liés se prosternent (sic!) et continuent leur route (re-sic).

On retrouve dans Tess le thème à peine dissimulé de la victime immolée par le collectif monstrueux, thème qui ferait dresser le sourcil de René Girard - et il aurait matière d'analyse pour la théorie mimétique dans le roman. Ici c'est peut-être plus spécifiquement la lâcheté et la bêtise des hommes qui crucifie la belle Tess, objet de tant de convoitises et de tant de passions masculines. Il y aurait par conséquent énormément à dire sur le thème du pur et de l'impur dans ce roman. Je crois que je pourrais disserter des heures sur le sens moral de ce texte vraiment bouleversant qui soulève bien des questions douloureuses. Mais ce qui est fondamental, c'est que ces questions se rejoignent dans une écriture vraiment très belle chez Hardy, une description continue de la nature, quasiment impressionniste et qui rappelle curieusement le style de Turner.
Cette description des paysages et de la nature mère, nourricière et vivante, qui fait de certaines pages du roman un sommet de sensualité esthétique, est avant tout une allégorie du corps et de l'âme de Tess... à moins que ce ne soit Tess qui soit l'allégorie de cette nature vierge et généreuse, où rien n'est impur? Nature qui deviendra dure et impitoyable lorsque Tess, abandonnée par Angel, travaille au milieu des pierres, dans le froid. Lorsque son corps déserté par la vie et par l'espoir sombre peu à peu dans une "chosification" accrue par le travail abrutissant, qui va la pousser à sombrer dans la décadence morale. Hardy prend pour objet ce qui deviendra le thème central du roman de Lawrence: celui du corps païen qui lutte pour son épanouissement et l'accomplissement de sa force vitale. Constance est la femme qui prend la revanche de Tess, refusant la logique morbide que lui impose l'infirmité, l'intellectualisme et l'idolâtrie de son époux infirme. Auprès du garde chasse, elle retrouve la source de la force vitale - et du désir de la vie, tout simplement, dans une sexualité presque mystique, en tous cas, sacrée, où elle est ramenée à une sorte de principe féminin.


Mais les deux romans abordent également le thème de l'affrontement entre ce corps vivant, organique, et le corps mécanique de la machine industrielle qui incarne une modernité mordibe. Corps de la batteuse qui va faire de Tess une chose, prête à tomber sans volonté dans les bras d'Alec; corps de la mine qui va devenir le corps par procuration de Clifford, qui n'a pas de pouvoir sur le sien et finit par devenir le "bébé" de son infirmière. L'opposition corps machine / corps vivant renvoie évidemment aussi au caractère social des deux romans, qui évoquent un thème important en Angleterre: celui de la vie rurale, et de l'industrialisation brutale. Egalement, celui des rapports de classes. Entre modernité et traditions rurales se dessine le regret d'une religion païenne idéalisée.
Car ce corps païen, si harmonieux dans son rapport avec la nature, c'est celui de Tess dans sa pureté naturelle, et celui de Constance lorsqu'elle vit dans les bois sa passion sauvage et couvre de fleurs le sexe de son amant. Le jugement explicite des auteurs est le même: ce que vivent leurs héroïnes n'est condamnable que sur le plan d'une loi morale de source humaine. Voire, religieuse... le fait que de telles réflexions sur le corps apparaissent dans un contexte protestant, où le rapport érotique au corps de Dieu, par l'eucharistie, est absent, est assez frappant. Bref, si Tess et Constance sont condamnées par la logique sociale, elles sont en harmonie avec les puissances de la nature, la loi naturelle parle pour elles... Et les références aux temps païens, ceux où les dieux habitaient les forêts (où se nouent les scènes de l'adultère pour Constance et du viol pour Tess), abondent dans les deux romans.


Cependant, si ce discours anti-moral apparaît vraiment juste dans le cadre du roman de Thomas Hardy, où l'on ne peut que compatir aux malheurs de Tess - il est moins évident chez Lawrence. On peine à accepter une telle dichotomie entre le couple conçu socialement, décrit de façon catastrophique, et le couple mythique et mystique qui fusionne dans une sexualité triomphante mais est plus qu'improbable sur le plan humain. Si l'on sort ébranlé de la lecture de ce livre, c'est peut-être parce qu'il rayonne de la conviction que l'amour, et plus loin le couple, ne repose que sur le sexe! Une conception du sexe très impersonnelle, où ce qui compte, ce n'est pas tant la personne que l'on a en face de soi (même si la fin du roman ouvre une petite porte à une relation vraiment personnelle entre les deux amants). Ce qui compte, c'est avant tout ce que le sexe nous donne à vivre: un accroissement de la force vitale, une plénitude radieuse de l'être. Plénitude aussitôt contrariée par l'absence de celui qui nous l'apporte. L'amour ne serait-il alors que ce que décrivait Aristophane dans le mythe du Banquet, la quête désespérée de cette moitié qui va venir fusionner avec notre être, et lui permettre d'échapper à son incomplétude insatisfaite?
Si le personnage de Constance semble réhabiliter le corps païen brisé sur l'autel de Stonehenge, son triomphe pose problème. Le corps rayonnant, le corps radieux n'est pas uniquement un corps accompli par l'épanouissement sexuel, c'est un corps transfiguré par la grâce; et même si la sexualité est une grâce, elle ne suffit pas.

Nota bene: Je précise que je n'ai pas encore vu ni l'un, ni l'autre, des deux films adaptés des romans! Je ne parle ici que des livres.... Avis aux cinéphiles!
Ill:

1- Tess d'Uberville est incarnée par Nastassja Kinski dans le film de Roman Polanski, 1978, Tess.
2- Constance est incarnée par Marina Hands dans le film de Pascale Ferran, L'amant de Lady Chatterley, 2006.
3 - Tess, épuisée par le travail de batteuse, est poursuivie par Alec - dans le film de de Polanski.
4 - Stonehenge, sanctuaire païen qui est le lieu du dénouement de la fuite de Tess et de son mari.
5 - Marina Hands et Hippolyte Girardot (dans le rôle de Clifford) dans la scène de la promenade des les bois.
6 - Marina Hands lors de la fameuse scène sous la pluie...


29 octobre 2007

On ne se baigne jamais deux fois...

... dans la même rivière. C'est le premier ministre qui l'a dit, mais Héraclite avant lui, et ils avaient tous deux bien raison, parce que tout passe dans la vie.
Je quitte dans trois semaines le Crédit Agricole Centre Loire, où j'ai passé un an et demi.
Je rejoins Ethiea Gestion.
Je déménage, en ville, et quitte mes chères étendues de plaines...


Je prépare mon Master II.
Voila, pour ceux qui ont l'habitude de prendre de mes nouvelles personnelles sur ce site... ça bouge, ça bouge. Voila pourquoi les articles "de fond" se font rares ces temps-ci... J'ai pourtant un projet autour de Tess d'Urberville et L'amant de Lady Chatterley.


Il faut dire qu'à part ça, mes lectures sont un peu monopolisées par Simone Weil. Master II oblige...

Entre démission, déménagement, virées chez Darty et élaboration de plan... je vous remercie de votre fidélité!

Et puis, il y a tous ceux dont on ne préfère pas parler...

En guise de conclusion à cette petite série, un hommage discret à ceux qui ne figurent pas dans le top 5...
Ceux qui sont rentrés au noviciat dominicain... perdus pour la cause féminine, donc!
Ceux pour qui on a beaucoup trop cuisiné (et qui se permettaient de faire des commentaires) - trop de ressentiments?
Ceux qui ont du mal à dépasser le modèle de perfection maternelle ?
Ceux qui nous ont toujours invitée au resto à défaut d'autres ressources (c'était bien quand même, hein!)
Ceux dont on n'a pas encore éprouvé les talents...

Exemple 5 - Mon frère, un peu fétichiste

Ce n'est pas parce que mon frère est fan de Mc Do qu'il est pour autant une incarnation de la barbarie gastronomique.


Au contraire, ce garçon aime manger, et il ne lui déplait pas de cuisiner. On se souvient de ses feuilletés épinard chèvre qui, en guise d'entrée, étaient si copieux que nous n'avions plus faim pour la suite! Il est aussi très fort en quiches, lorraine, aux tomates, au thon...


Mais le plus drôle, c'est qu'il a ses petites manies. Par exemple, battre les oeufs très très très soigneusement... pour faire une omelette.




Ou alors, hacher très très très menu des oignons pour faire sa quiche lorraine. Découper, ciseler, quand il se met aux fourneaux c'est pour un grand numéro de perfection. Même ses croque-monsieur (qui se font rare ces derniers temps, d'ailleurs...) frôlent l'extase dyonisiaque.
Il est aussi très diplômé en cocktails, mojitos et Martini en tous genres, pourvu que ce soit décadent et glamour.
Mais il est aussi capable de faire une descente à Super U pour en rapporter 15 pots de compote de pommes, base exclusive de sa nourriture pour quelques temps. Fétichiste, je vous dis...
Certes, il manque à ce jeune homme l'expérience du quotidien mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'a pas peur de la fantaisie. Nous lui accordons 8, parce qu'avec une soeur pareille, il ne pourra qu'atteindre la perfection.

24 octobre 2007

Exemple 4 - le perfectionnisme de Romain

Ce nouveau candidat a tout les atouts pour renverser son jury. Notez le sourire , quoiqu'un peu crispé, la technicité du geste! Et l'originalité de la recette, en hors-d'oeuvre: bricks au thon. Pas mal...



Oui, ce garçon est doté l'amour du détail! Il est même raffiné: choisissant avec soin ses recettes et s'attachant à les suivre scrupuleusement. Préparant pour ses amis lève-tard un petit déjeuner mignon (avec le petit brin de muguet because of the premier mai).
Mais attention, ne nous leurrons pas! Une nette touche virile s'affirme, bien attendrissante et qui n'est pas pour déplaire.
Par exemple, on voit sur cette photo notre héros s'étonner de la présence d'une salade feuille de chêne dans le frigo de Paul, et s'essayer à l'essorage sans grande conviction. Oui, Romain, ça se mange ces petites choses vertes frisottées!

En général, Romain brille dans les recettes au fromage (la tarte au maroilles par exemple), les gâteaux qui tiennent bien au corps, les salades composées avec tout plein de trucs dedans. Faut que ça cale le ventre.
On peut toujours compter sur ses talents pour de monstrueux BBQ et des coktails fous-fous.


Ou pour ouvrir une bouteille de blanc lors d'une longue soirée d'été.


Oui, cet homme est magistral! Pour Romain, la cuisine est un défi à relever avec perfectionnisme et moult remises en causes. Peut-être un peu trop parfois? Jamais satisfait par excès de scrupules, toujours trop cuit ou pas assez copieux, trop gras ou pas assez organisé: ce garçon ne s'estime pas à sa juste valeur. Aussi hardi dans les tâches ménagères qu'aux fourneaux, nous lui accordons un presque 9.
8,99 pour Romain, il ne lui manque que la légèreté et ce sera parfait!

18 octobre 2007

Exemple 3 - Thibaut, parfait mondain?

Le prochain cas que notre jury se propose d'étudier est celui de Thibaut. Le jeune homme se plaît à recevoir dans sa garçonnière, disposant sous la reproduction-puzzle des Noces de Cana de Véronèse pléthore de bouteilles, amuses bouches et toast luxueux (avec du saumon, même). Parfaitement décadent, et réellement charmant!


A son actif, des apéros mondains, des blend rhum-banane (à 17h de l'après-midi, quelle audace!): Thibaut est l'hôte attentif et attentionné qui ne laisse point le verre se vider sans revenir gracieusement vous servir, et vous comble de petits beurres et de biscuits en tous genres.
On notera malgré tout la présence sous la table d'apparat de la poubelle un peu négligée. Il est vrai que notre homme n'a pas encore eu l'occasion de faire ses preuves: on demande à voir un vrai dîner, et n'ayant jamais vraiment cohabité avec lui, il est difficile de préjuger de ses aptitudes au partage des tâches. Nul doute que ce garçon devenu homme fera un parfait mondain, prêt à servir un scotch à ses collègues dans le fumoir, mais sera-t-il à même de mixer la purée carotte-brocoli du petit-dernier? S'il a prouvé un certain talent pour l'hospitalité, résistera-t-il à l'épreuve morne et répétitive du quotidien?
Capable tout de même de préparer une entrecôte sauce roquefort, on peut espérer le meilleur. Au bénéfice du doute, on lui décerne donc un 8 encourageant.

17 octobre 2007

Exemple 2 - Papa, hors concours

Papa est hors concours, ne faisant définitivement plus partie - quoique toujours jeune, entendez-moi - de la catégorie des jeunes hommes frétillants en quête de virilité.
Je vous ai déjà tout dit des exploits professionnels de mon bien-aimé géniteur. Eh ben, en plus de faire de la mécanique et tout et tout, papa il est aussi capable de faire ça:


Des barquettes concombre-thon-orange-menthe pour le dominical et familial déjeuner de sa nichée. La classe, non? Donc, on ne lui met pas de note, mais on lui décerne le prix honorifique, pour l'effort et la fantaisie.

16 octobre 2007

Exemple 1 - JBB, conceptual homeboy

JB, c'est l'homme de maison parfait. Ménage, courses et cuisine: impressionnant! Pourtant, ce garçon fait de la philosophie. Mais comment fait-il?


Les convives réunis lors d'une belle soirée à Tours se souviennent encore de la très snob salade de truite fumée à la roquette, et du cabillaud tomates-vin blanc. Et aussi du dessert au pain d'épices, et aux épices, avec un peu (beaucoup?) de cannelle.
Amphytrion de choix, JB se mue volontiers en hystrion pour gâter ses hôtes comblés de chansons de Gainsbourg (dans les bons jours) ou de poèmes surprenants (Baffo! ou Lautréamont?). Les soirées peuvent aussi s'achever en discussions ininterrompues, bercées par la digestion.
Les mets de prédilections de l'artiste: salades composées en tous genres (pro de la vinaigrette), pâtes et poisson citronné, les mélanges de petites salades et les petits pains ciabattas. Les cookies et du thé.
A son actif, la (presque) maîtrise de la cuisson à blanc d'une pâte à tarte. L'objectif: tarte chocolat banane. Admirons la technique.


Tout fier de son oeuvre et tout sémillant: le service en pâtit mais peu importe!

Mais JB est aussi l'un des seuls hommes que je connaisse qui soit capable de muer ses oeuvres culinaires en chefs d'oeuvres dignes des expos les plus branchées, ou des magazines les plus in.

La salade de jeunes pousses d'épinards, sauce olive-citron-balsamique-romarin. Scronch. L'art de dresser de beaux plats (et donc de belles tables) n'est pas étranger à notre héros.

Plus trash, mais le trash est l'essence même de l'art contemporain, la fameuse quenelle de brochet lyonnaise au pesto rouge, sortant juste du four bourgoinnien... Un chef d'oeuvre conceptuel cyber-punk.
Le JB est donc champion. Ca va être difficile de faire mieux, après ça. Inventif et artiste, cet homme là fait aussi le ménage. Il atteint 9 sur 10 sur la cote du HomeBoy. Bravo.

Les hommes, ces héros? Des exemples!

Une semaine passée avec Jean-Baptiste au quotidien, et je m'émerveille. Les hommes modernes, ce sont de vrais héros. La preuve?


Devant ce genre de spectacle, toujours admirative devant l'homme capable d'initiatives ménagères, je me précipite sur mon appareil, histoire d'immortaliser le moment rare, et voué au pinacle de l'exempla-virilité moderne.
Et finalement, ma photothèque regorge de ces perles que je trouve bien dommage de ne pas exposer au grand jour. Capables de maîtriser le CIF et la gratounette, mes amis sont aussi coupables de projets culinaires fous et chacun de ces admirables "HomeBoy" a un style bien a lui.
Le journal de l'homme sans qualité va donc rendre un vibrant hommage aux qualités de ses hommes chouchous.

15 octobre 2007

Embrouillamini

Aujourd'hui c'est la fête de sainte Thérèse d'Avila, et c'est ma sainte patronne de baptême. Alors c'est ma fête à moi personnelle.
Ben oui je sais, je m'appelle Elise, mais que voulez-vous, parfois la vie c'est plus compliqué que ça.

"Lorsque je reçus l'habit, le Seigneur me fit comprendre combien il favorise ceux qui s'imposent violence pour le servir. A dire vrai, cette violence n'avait été connue que de lui seul: au dehors, l'on ne voyait en moi qu'un inébranlable courage. A l'instant même, il versa dans mon âme une si grande satisfaction de mon état, que rien n'a pu l'altérer jusqu'à ce jour"
Livre de la vie, IV
En dédicace à notre novice op chouchou...

14 octobre 2007

Sur l'amitié, suite

C'est à mon tour de parler d'amitié avec Jean-Baptiste.


Dans un article de novembre 2006 sur ton journal de l'homme sans qualités, tu faisais un rapprochement entre la communion des saints, le dialogue pĥilosophique et la philia.

Ce que j'avais essayé de mettre en valeur dans cet article c'était le fait que les relations humaines transcendaient les dimensions esthétiques (espace et temps) kantiennes. Le lien est plus fort que les structures de notre vie sensible. Ce qui implique qu'on puisse entretenir des rapports d'amitié avec les saints, au même titre qu'avec ses amis dans la vraie vie. Cela permet de comprendre le sens de l'Église, aussi bien au sens qu'elle est une (terre et ciel) mais aussi au sens d'une Église composée des citoyens de la société de Dieu que l'on ne peut identifier comme tel au cours du "pèlerinage sur la terre": ce qu'Augustin souligne dans le fameux passage de la Cité de Dieu. L'Église est un réseau de relation pures qui constituent le corps du Christ, et qui apparaîtra en pleine lumière à la fin des temps. Cette définition de l'Eglise comme relation permet d'y inclure tous les hommes capables d'accueillir l'autre et d'avoir des relations d'amitié vraie, et pas seulement les confessants ou les baptisés.

Peux-tu parler un peu plus de cette amitié qui transcende l'espace et le temps ?

Cela relève de l'expérience. Dans les relations amicales que j'ai pu vivre, j'ai eu cette expérience d'avoir senti la présence de mes amis même lorsqu'ils ne sont pas avec moi. Tu en parlais toi-même dans notre précedent entretien, mais cette idée était au fondement du texte de 2006. C'est quelque chose que j'ai compris lorsque j'ai commencé mes études de philosophie: j'ai tout de suite conçu l'étude des philosophes comme un dialogue avec des gens vivants. Étudier la pensée d'un auteur, s'imprégner de son mode de raisonnement, c'est comme entendre parler un ami, partager ses ressentis, ses expériences. On retrouve les mêmes mécanismes d'accueil de la parole de l'autre, pour nourrir sa vie intérieure. C'est probablement cela qui fait que j'ai une conception peu technique de la philosophie.

En ce sens l'amitié est quelque chose qui fait éclater le temps et l'espace: ce qui prime c'est le don, don du trésor de chacun qui peut se transmettre dans l'art, la philosophie, la littérature etc. On reçoit un patrimoine humain qui nous est transmis, et reçevoir implique d'avoir les dispositions d'un ami qui écoute son ami.

Tu viens d'évoquer la question du patrimoine. Pourrais-tu en dire plus à ce sujet ?

Ici il s'agit de penser un capital humain que nous devons faire fructifier. Le patrimoine c'est ce qui nous est légué et auquel nous nous sentons rattaché par une identité commune. Il vient de nos pères, et nous en héritons. Le patrimoine est quelque chose que nous avons vocation à déployer selon nos qualités et nos vocations propres, un capital humain qui est du ressort de l'intelligence du monde. Nous avons tous vocation à comprendre le monde, et au-delà à connaître ce Dieu qui se cache dans le monde. Les siècles de littérature et de philosophie nous apportent des outils pour construire une grille d'intelligibilité, à nous de nous les approprier. Le patrimoine est ici à prendre au sens de la Culture humaine.

Pour en revenir au rapprochement que tu établissais entre philosophie, amitié et communion des saints, je voudrais savoir comment tu peux justifier ce primat accordé à l'amitié? Comment peut-elle primer sur la charité, qui constitue la définition traditionnelle de l'amour chrétien depuis st Paul et st Augustin?

Quand Benoît XVI a écrit l'encyclique Dieu est amour, le titre renvoyait directement à ce concept spécifique de caritas (agapè) défini par Augustin. Le travail philosophique du Saint Père a été de montrer que l'amour est un mot polysémique et de redéfinir cette notion dans le champ chrétien à partir des trois sens grecs de l'amour (eros, philia et agapè). Mais, par souci d'économie probablement il s'est limité à la confrontation d'eros et d'agapè. C'est dommage. Ce qu'il a fait, et cela était bienvenu, par rapport au cadre intellectuel chrétien, c'est montrer que l'agapè (caritas) englobait toutes les sortes d'amour, en particulier l'eros. Il a eu raison de souligner cela car l'Église a longtemps diabolisé l'éros, alors qu'il est un élément fondamental de l'expérience humaine. D'autant plus qu'il y a une dimension érotique difficilement surmontable dans la relation au Christ, la consommation de son corps. Si les pendules ont été remises à l'heure quant à la relation éros agapè, le grand absent de son discours était la philia.

Pour en revenir à mon propos, on peut penser que j'assimile la philia à l'agapè en disant que l'amitié tisse le corps du Christ. En fait, il s'agit de deux formes d'amour complémentaires. Pour moi l'agapè est quelque chose d'inconditionnel, c'est ce que S. Weil appelle un amour "impersonnel", qui imite l'amour de Dieu pour sa création. Dieu aime de façon impersonnelle la Création, selon la conception de la providence chez St Matthieu :"le père des cieux fait tomber la pluie sur les justes et les injustes, briller le soleil sur les bons et les mauvais". L'amour de charité est celui qui va être le plus proche de celui du Père: un amour impersonnel, une attitude gratuite envers ce qui nous entoure, une ouverture bienveillante à autrui qui s'exerce sans condition. Cette agapè s'adresse à tout être vivant, aux animaux, aux plantes, tout ce qui est porteur de vie, et pas seulement à la personne humaine.

Dans l'amitié c'est au niveau personnel des relations que tout se joue. Elle s'adresse à une personne en particulier. Elle se construit dans la durée, contrairement à la charité qui est présence d'amour immédiate. S'il y a un sentiment initial, c'est avant tout dans le dialogue et la réciprocité que l'amitié existe et se déploie; contexte que n'exige pas la charité. L'amour de la charité est celui que l'on peut donner à tout être au nom de Dieu. Dans l'amitié l'amour est personnel, ce qu'exprime cette phrase si touchante de Montaigne que l'on ne peut s'empêcher d'évoquer "Parce que c'était lui, parce que c'était moi". Il y a une sorte d'alchimie qui fait que l'amitié est hyper-personnelle. Et, comme les hommes sont en perpétuel devenir, la relation d'amitié ne peut qu'être elle aussi en devenir.

De la même façon, il y a une amitié avec les Saints; je dis amitié car cela ne relève pas uniquement de la charité. On développe effectivement une relation avec un saint car on a pu découvrir sa personnalité, qui nous touche car elle nous rappelle des amis, ou soi-même. Comme des amis, leur parole peut nous aider, et il n'est pas exclu qu'ils nous choisissent eux-aussi plus particulièrement.

Qu'en est-il de l'amitié avec le Christ ? Et plus loin, avec Dieu?

Il s'agit paradoxalement d'un thème peu développé dans l'Église catholique, malgré le fait que le Christ dit : "je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle mes amis". C'est le modèle mystique des fiancailles qui a prédominé, et on a peu parlé de l'amitié dans la relation avec le Christ, c'est-à-dire avec Dieu. J'ai justement réfléchi à ce problème récemment; à Lourdes, j'ai assisté à une conférence portant sur la pensée du père dominicain Jean-Joseph Lataste actuellement en procès de béatification. Celui-ci a beaucoup utilisé le paradigme de la relation amicale pour parler de la relation avec Dieu. Ce qui m'a frappée c'est le contraste avec une vision "jupitérienne" de Dieu, autoritaire, un Dieu vengeur qui surplombe et fait peur. Vision très vivifiante. Le paradigme de la relation d'amitié peut être très bénéfique pour avancer dans la vie spirituelle, mais comme tout modèle, il connaît ses limites. On ne peut exclure le modèle du Cantique des cantiques et des mystiques, l'idée du Christ époux, qui est réellement un rapport érotique.

Je pense en fait que les trois modes de l'eros, de l'agapé, et de la philia sont nécessaires pour comprendre notre rapport à Dieu. Ces trois dimensions correspondent à des réalités qui ne peuvent être dissociées dans nos vies. Amitié avec Dieu, car on a une forme de dialogue qui aide au discernement : Dieu nous avise, "je l'avise et il m'avise", comme disait le paysan du curé d'Ars; c'est une bonne définition de la prière. Mais Dieu fait éclater toute limite, tout modèle. La relation érotique que nous pouvons entretenir avec Lui est extrêmement profonde, puisque nous sommes appelés à consommer son propre corps. Il y a ce que j'ai pu appeler dans d'autres textes une double incorporation: lorsqu'on reçoit le corps du Christ en nous, nous acceptons nous-mêmes d'être incorporés dans le sien propre. Mais ces deux relations hyper personnelles impliquent que l'on ait aussi besoin de l'agapé au sens d'amour impersonnel. Dans tous les cas ces paradigmes permettent de comprendre ou de faire comprendre l'expérience de la rencontre avec Dieu avec des images qui rappellent notre expérience humaine, même si cette relation ne se limite jamais à ces images.

En revanche je crois que les formes d'amour pures que l'on peut vivre avec les autres, ou dans la contemplation, l'émerveillement, sont des signes de Dieu. C'est une idée que l'on trouve chez Simone Weil et comme elle, je pense qu'il y a probablement quelque chose de sacramentel dans tout relation d'amour pure: entre époux, entre amis, dans le geste de charité pure sans condition. Un sacrement est un signe qui réalise ce qu'il signifie: ces gestes d'amour quand ils sont purs sont autant de signes qui réalisent le royaume de Dieu, qui tissent le corps du Christ.

Mais comment comprendre dans ce cadre ce passage très surprenant de l'Évangile de Matthieu? Je ne l'ai pas bien compris pendant longtemps, et ce n'est que depuis que je lie la question du conflit avec celle de l'amitié qu'il commence à me parler.

"Ne pensez pas que je vienne jeter la paix sur la terre. Je ne viens pas jeter la paix, mais l'épée. Oui, je viens diviser l'homme et son père, la fille et sa mère, la bru et sa belle-mère. Les ennemis de l'homme sont les gens de sa maison." (Matthieu 10,34-36)

Je ferais le lien avec la phrase de l'épître aux hébreux : "elle est tranchante la parole de Dieu..." C'est l'image du Christ venant mettre en avant nos contradictions internes. Le Christ est l'Autre, celui qui vient mettre en valeur les conflits qui nous habitent, afin de faire l'unité en nous.

N'est-ce pas déjà ce que tu évoquais dans ton texte sur Jacob, le conflit et la réconciliation avec soi? Quel rapport avec l'amitié?

Avec Jacob il y a un paradigme non pas de l'amitié, mais de la fraternité. Le frère a le même sang que moi, et est donc un autre moi-même. C'est ce qui me pousse à dire que les couples de frères et sœurs pourraient représenter des figures de la psyché en conflit entre même et autre. Dans l'amitié l'altérité est plus radicale, il n'y a pas de liens a-priori qui vont déterminer nécessairement la relation. Quoique les frères veuillent, il ne peuvent se débarasser de ce lien: même lorsque Caïn tue son frère, le sang de son frère crie depuis la terre! Par opposition à celà on peut penser une pure contingence de l'amitié, les causes en sont purement subjectives, et par suite, gratuites et gracieuses.

Pour ce qui est de la réconciliation avec soi-même, il faut se défier du mythe de la réconciliation parfaite. L'être doit rester en conflit pour avancer; ce qui est en jeu c'est d'accepter ce conflit. Cela revient à ce que tu évoquais toi-même: l'amitié n'est pas une fusion et le conflit et la différence y prennent leur place. Entretenir une amitié avec soi-même c'est accepter nos contradictions et "d'embrasser ses propres limites"; cela permet d'être plus serein face à celles des autres.

L'Église catholique parle à ses frères et à ses sœurs, la fraternité constituerait-elle le corps social dans le catholicisme, la famille ne serait-elle pas ici le modèle du politique ? Dès lors la relation d'amitié serait nécessairement accompagnée d'une relation de fraternité ?

Il y a la réalité humaine et la réalité mystique. La réalité humaine entretient des rapports d'amitié et de charité, mais il y a une réalité mystique qui se réalise dans la communions eucharistique. L'homme est appelé a être frère du Christ, à retrouver le statut d'héritier. Cette fraternité se réalise de façon invisible et mystique dans la communion avec le sang du Christ. Les frères ont le même sang, les frères dans le Christ sont ceux qui ont part au sang du Christ. Il y aurait donc, effectivement, une réalité politique et une réalité mystique.

Merci !

13 octobre 2007

Sur l'amitié - Entretien avec Jean-Baptiste Bourgoin

De quoi parlent deux amis qui se retrouvent? D'amitié, bien sûr.
Jean-Baptiste, tu m'as dit avoir éprouvé au cours de ces derniers mois un changement profond dans ta façon de conçevoir la philosophie, changement qui t'a amené à réfléchir plus particulièrement sur le concept d'amitié.

Tout à fait, et j'aimerais apporter quelques précisions. Plutôt qu'un changement, il s'agit d'une plus grande compréhension de ce que la philosophie signifiait pour moi. Je conçevais plutôt les écrits des philospphes comme des outils, permettant de construire ses propres outils. Avec la découverte de l'analyse de la pensée dans la philosophie d'Hannah Arendt, j'ai commencé à comprendre la lecture des philosophes comme une relation d'amitié, impliquant un dialogue. L'histoire de la philosophie serait alors l'histoire d'un grand dialogue entre amis.
Pour toi, le dialogue est le privilège des amis?
Oui, à partir du moment où le dialogue laisse la place au conflit. Il s'agit alors d'un dialogue au sens propre du terme. Lorsqu'un interlocuteur n'a pas peur du conflit avec celui avec qui il dialogue, alors il y a vraiment dialogue, car chacun est capable de se laisser pénétrer par la parole de l'autre.
En quoi Hannah Arendt t'a-t-elle aidé à conçevoir cela?
Ce qui est fondamental, c'est le problème de la pensée. Cette découverte avait été initiée par la lecture des Considérations Morales. La pensée est l'acte fondamental - en tous cas premier - de la philosophie; et elle est profondément déstabilisante. Elle apparaît comme un mouvement cyclique destructeur: un mouvement critique continuel qui détruit ses propres fondements. Cela amène Arendt à dire que la pensée est un acte dangereux, mais que de ne pas penser est encore plus dangereux.
Le texte des Considérations Morales (qui devait constituer le premier chapitre de la Vie de l'Esprit) poursuivait ainsi la réflexion engagée par Arendt avec le procès Eichmann. Si Eichmann avait pu agir comme il l'a fait, c'est parce qu'il ne pensait pas. Ne pas penser est grave, car on ne remet alors jamais en cause les discours qui nous dirigent. Le problème d'Eichmann n'était pas de ne pas avoir de sens moral. Il avait simplement échangé une morale contre une autre. La logique nazie posait une nouvelle morale impliquant un dépassement de soi. On retrouve ce schéma dans les Bienveillantes. Pour arriver à un tel niveau de violence exercée contre l'homme, il faut remplacer l'ancienne morale par une autre.
Arendt montre que pour passer aussi brutalement d'une morale à une autre, il faut vivre à partir de préjugés. C'est un terme très juste. Le préjugé vient avant le jugement, alors que le jugement vient après la pensée pour Arendt. L'acte de pensée qui est une critique perpétuelle de ses fondements, va questionner les présupposés de la morale que l'on demande d'appliquer. Quelqu'un qui pense alors profondément le discours nazi arrive à l'idée qu'il est inacceptable. Il y a ici quelque chose d'un peu kantien, dans l'idée d'une loi morale qui doit être universelle. Pour Arendt, penser le nazisme c'était arriver à l'idée que l'homme est inutile et donc à rejeter le nazisme. Cela me semble rejoindre la parole de Nieztsche "pour pouvoir vivre moralement, il faut pouvoir se libérer de la morale": car la pensée va contre la morale qui se constitue comme un discours ambiant. La pensée dérange. Elle est dangereuse autant pour l'individu qui modifie sans cesse ses repères internes, mais aussi dans l'espace politique.
Arendt considère que la pensée est néanmoins indispensable pour éviter la violence. Cela va de pair avec l'idée de la perte des "gardes fous de la pensée", avec la disparition, dans l'idée de Dieu, d'un "juge suprême" qui posait des limites à l'action humaine. Le nazisme et le communisme qui représentent la perte des gardes-fous et aussi la perte de l'idée de "testament" marquent le fait que les hommes sont livrés à eux-même, que rien ne peut désormais arrêter leur action. La nature est déjà dominée, et Dieu ne peut plus rien; on se retrouve face à une liberté totale. Il me semble que la pensée devient alors d'autant plus importante que les gardes-fous de la pensée ont disparu. On ne peut plus rester accroché à une morale posée par l'espace politique; chacun est alors obligé de penser.
Pour en revenir à l'idée d'amitié, cette idée de pensée met bien en valeur le conflit qui est en jeu. La pensée est dangereuse, elle peut nous exclure de l'espace politique - à plus forte raison quand le contexte politique est décisif et que chacun doit prendre des décisions. La pensée fait entrer en conflit soi-même avec soi-même et soi avec les autres, mais en même temps, elle nous protège d'une action dangereuse et violente envers l'autre. Elle est donc la marque d'une profonde amitié envers les hommes. L'idée de conflit est ici très importante.
Il y aurait donc une dialectique conflit réconciliation, qui s'appliquerait aussi bien à la relation amicale qu'au discours philosophique?
Oui, tout à fait. On pourrait donner une image hégélienne de ce phénomène, en parlant d'une relation dialectique maître élève. Celui qui parle, qui se trouve dans la position de maître, est obligé de supposer, ne serait-ce que temporairement, que son discours est vrai, et ce pour pouvoir affirmer, porter un jugement, afin de pouvoir sortir du mouvement circulaire de la pensée - en fait, de "figer" sa pensée. Celui qui se trouve dans la position de l'élève est obligé de faire pénétrer le conflit en son sein pour pouvoir entrer dans un dialogue: il doit considérer lui aussi que cette parole est vraie.
C'est un moment qui doit se renverser pour qu'il y ait dialogue, et l'élève qui a intériorisé la parole de l'autre doit rendre compte de ce conflit qui est venu l'habiter. C'est le principe du dialogue. Si je ne suis pas sourd à la parole d'autrui, je suis obligé de faire entrer sa parole en moi et donc de susciter un conflit interne.
Le mal ne réside pas dans ce conflit mais dans la chance de pouvoir éviter une violence envers autrui. les amis ne se font pas de mal: le mal serait plutôt cette absence de conflit qui indique une barrière qui se dresse. Je n'entends pas l'autre, il n'existe donc plus à mes yeux. Dans le cas du nazisme, il s'agit probablement de cela: on ne considère plus le juif comme un homme. Or l'ami doit considérer l'autre comme son semblable - en tant qu'il est un être humain, mais non dans une perspective d'égalité. Le mal radical est donc résolu par le conflit. Si la guerre devient inacceptable après la seconde guerre mondiale, c'est peut-être parce qu'avec le nazisme, on ne se trouvait plus devant une guerre qui engageait seulement le conflit entre des nations, mais devant des conséquences irréparables pour l'humanité même. C'est au moment où ce mal radical a eu lieu dans le cadre de la guerre que toute idée de conflit devient impossible pour l'homme. On retrouve déjà cette idée dans l'idée de la nation allemande au XIXème (Volkgeist) qui implique une rupture entre les membres de la nation et le reste de l'humanité. L'autre est pensé comme inaccessible, la rencontre est impossible, le conflit est impossible: c'est peut-être là la racine du mal radical?
L'amitié n'est pas fondamentalement cette relation de paix parfaite entre deux personnes, qui ne doit pas être altérée, mais le moment où l'on intègre le conflit dans la relation comme quelque chose de normal et même nécessaire - tout en étant un conflit qui ne doit jamais aboutir au refus de l'autre, à son anéantissement. Il implique que le "Je ne veux plus t'entendre parler" n'existe plus: on accepte l'autre dans son intégralité. Je pars de l'idée que la relation amicale est le fondement de la philosophie, contrairement à l'idée d'un face à face conflictuel négatif entre philosophes (cf Mag'Litt). ll s'agit d'un conflit dans lequel les paroles sont respectées, ne sont pas ridiculisées.
Peut-être ta conception est-elle difficile à cerner car elle désigne dans l'amitié quelque chose qui est au-delà de l'affectivité? De quelle nature est alors le lien d'amitié?
Sur la question des relations affectives, il est impossible d'attendre de nos amis que leurs sentiments soient les mêmes. Certaines personnes attendent de l'amitié une sorte de soutien fusionnel, et refusent le conflit. C'est souvent dans ce type de relations qu'il y a des clash. C'est paradoxalement ceux qui mettent l'amitié au dessus de tout qui sont les premiers à casser la relation. Cela rejoint probabalement la logique du conflit: ces personnes n'acceptent pas qu'il puisse y avoir conflit au sein de relations amicales. Il y a toutefois une nuance importante. Dans l'amitié philosophique, qui relève du dialogue, le conflit est nécessaire car il permet de faire avancer la pensée. Mais dans la relation amicale classique, le conflit doit être attendu mais il n'est pas nécessaire. En tous cas, l'amitié meurt lorsque le conflit n'est pas accepté ou considéré comme indépassable.
Je voudrais revenir sur cette idée de conflit dans l'amitié que tu appelles "classique". La présence de l'ami n'est-elle pas fondamentalement la source du conflit interne à l'individu? Ce que l'autre nous apporte, c'est une remise en cause de nos schémas personnels. Conflit que l'on pourra conceptualiser ensuite grâce au travail de la pensée.
Oui, on ne peut en fait pas séparer les deux plans de l'amitié que j'avais posés. Le dialogue n'est pas simplement celui de la parole philosophique, mais de la parole en général, voire du corps. Il y a cette logique de dialogue dans la vie de tous les jours, qui nourrit la pensée quotidienne. Se laisser pénétrer de la parole d'autrui permet d'entrer dans des sphères de discours qui nous seraient inaccessibles.
Ainsi, le fait d'avoir dialogué avec des amis catholiques m'a permis d'accéder à une compréhension de textes religieux que je n'aurais jamais pu acquérir seul. J'aime l'idée de "traduction": avoir intériorisé la pensée d'un croyant permet d'avoir une sorte de traduction immédiate d'un texte mystique, tout comme quelqu'un qui a appris une langue lira dans le texte. Cela rejoint le thème de la traduction dans l'oeuvre de Goethe, mais je ne vais pas développer ici ce problème. L'idée de traduction est intéressante car elle permet de comprendre que l'on puisse entendre parfaitement le discours d'autrui, comme on comprend une langue étrangère, mais toujours avec le substrat de notre propre langue maternelle; tout comme l'anglais d'Arendt avait conservé des consonnances germaniques! L'appropriation d'une langue étrangère nous fait entrer dans la civilisation qui lui correspond, mais cela n'est possible que par rapport à ma propre langue et ma propre civilisation. C'est peut-être pour cela que depuis le XIXsiècle, la philosophie s'intéresse autant à la question de la langue. Il y a donc un phénomène de traduction dans l'amitié: entendre son ami, c'est s'imprégner de sa vie pour la comprendre et en même temps de questionner la nôtre. Cette vie ne nous est plus étrangère, on ne met pas un voile dessus.
Pour en revenir à la philosophie, ce processus d'intégration de la parole et de la pensée de l'autre semble nécessaire pour forger sa propre pensée; tout comme le partage de l'existence de ses amis permet de faire ses propres choix existentiels.
Effectivement, c'est intéressant. Le modèle de l'amitié permet de faire comprendre à ceux qui ne connaissent pas la philosophie ce que signifie le dialogue philosophique. Il s'agit là de la logique de la transmission et de la question de la culture.
Un des gros dangers de notre époque est d'avoir pensé la culture comme quelque chose qui détermine notre mode de vie, qui imprègne notre société. Ce qui n'est pas faux en tant que tel, mais il ne faut pas oublier que fondamentalement la culture est un processus d'appropriation, et pas seulement de détermination! A partir du moment où lon considère que la culture n'est qu'un phénomène de détermination, cela ne peut que créer du conflit dans une société qui se dit "multiculturelle". Bizarrement, cette logique de culture au sens moderne, posée comme valorisation des différentes cultures contre un schéma colonialiste, reste dans un schéma colonialiste. L'enseignement subit une crise, car la culture n'est pas seulement un déterminisme subi par l'élève, mais un parcours qu'il doit s'approprier. Cette appropriation permet de tracer son propre chemin, mais cela ne peut se faire que si l'on connait le chemin des autres. La liberté est le moment où l'on s'approprie l'expérience d'autrui avec laquelle on peut entrer en conflit.
C'est aussi le problème de l'art contemporain qui a voulu rompre avec la tradition et ne veut se fonder que sur lui-même. Les grands génies - Shakespeare, Mozart... - s'inspirent du passé, se rattachent à une tradition, tout en la dépassant. Ils montrent bien que la tradition ne détruit pas la créativité, n'empêche pas l'émergence de la personnalité. Dépasser, mettre de côté le maître après l'avoir entendu: c'est l'attitude que l'on doit avoir envers la tradition.
Cela implique un dialogue d'amitié avec les créateurs qui nous ont précédés, dans toute démarche créative.
Oui, tout à fait. Pour Arendt, l'homme édifie un monde; le monde est cette chose qui dure, qui traverse le mouvement destructeur de la nature. On peut montrer que l'animal a une conscience, mais le propre de l'homme est d'édifier un monde qui dure. L'homme est lié à un passé, et meurt en sachant que le monde lui survit - ce qui s'oppose à la logique de la nature qui est cyclique, mouvement de génération et de corruption. L'homme s'inscrit dans une linéarité et apparaît comme un petit élément de cette histoire. Penser la mort amène donc à penser la question de la création d'un monde humain, et la permanence de la parole des morts qui ont constitué ce monde.
On entretient donc nécessairement un dialogue avec cette "parole des morts", et le rejet de la tradition s'apparente à un rejet du monde. La recherche d'une création "ex nihilo" constitue une sorte de retour à l'animalité. Si penser est uniquement penser à partir de soi-même, ma parole n'a pas d'autre destination que moi-même et ne vise pas à l'immortalité. Viser à l'immortalité, c'est désirer participer à l'édification du monde - et donc avoir conscience de sa propre mortalité dans un monde qui va continuer après moi. La rupture moderne avec la tradtion est une rupture avec l'idée de dialogue, idée d'entendre la parole de l'autre qui n'est pas la mienne, et que ma propre parole peut nourrir autrui. La perte de l'idée d'immortalité, la peur de la maladie et de la vieillesse, est liée à cette conception de la tradition et par suite de l'amitié. Mais également à la perte du "garde-fou" religieux. On a fait sauter tous les gardes-fous qui permettaient de penser l'édification d'un monde! Ainsi, le rite de l'enterrement, avec l'idée que les morts restent présents. L'homme devient de plus en plus responsable de ce qui lui permet d'édifier le monde et d'être en tant qu'homme. C'est que voulait dire Hannah Arendt en citant la phrase de René Char en introduction de La Crise de la Culture, "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament": nous sommes dans une logique de liberté absolue dans laquelle l'homme a un devoir démesuré, à la fois beau et problématique.
Pour conclure, on pourrait donc dire que l'amitié est le lieu de la construction, à la fois de notre vie personnelle, mais aussi du corps social, tant sur le plan politique que sur le plan "mystique" (dans une perspective qui peut être tout autant athée que religieuse): c'est à dire qu'elle représente ce lien entre les vivants et les morts qui permet aux hommes d'humaniser le collectif animal?
C'est une phrase synthétique tout à fait juste. L'amitié telle que nous l'avons abordée touche autant aux rapports de soi-même à soi-même, à l'enjeu de l'amour de soi, qu'aux relations entre les hommes. Je pensais à Teilhard de Chardin qui parle de l'homme comme "flèche de l'évolution": l'homme structure pour lui l'évolution du cosmos. Il veut lier religion, nature, et humanité: il fait de l'homme le responsable de l'édification du cosmos. Mais je ne peux m'étendre sur cette pensée que je maîtrise mal. Teilhard constitue néanmoins probablement un auteur clef pour comprendre la place de l'homme dans la nature, le monde.
Pour en revenir à ta remarque, il y a certainement une continuité entre la vie intérieure et la vie politique, et je pense effectivement que l'amitié constitue le lien politique.
Merci.

10 octobre 2007

Nouveau Réalisme catholique





Lourdes, ça pourrait ressembler à une gigantesque installation d'art contemporain, ou à une réécriture catholique des accumulations d'Arman...