Ce bouquin m'a complètement mise à côté de mes pompes. C'est l'excellente préface (d'André Topia) de l'édition Folio du roman culte de D.H Lawrence qui m'a orientée vers l'oeuvre de Thomas Hardy. Ces lectures m'ont fait énormément réflechir et j'aimerais parler de ces deux livres dont la filiation apparaît clairement, tant dans la structure narrative que dans les thèmes cruciaux.
Lady Chatterley semble être une sorte de revanche prise sur l'homme et la société qui écrasent et immolent finalement la pauve Tess d'Urberville comme un agneau prenant sur lui le péché des hommes (hommes est à entendre ici au sens masculin... désolée).
Pour tout dire en un mot l'histoire de Tess est atroce. Pour en dire plus, le roman décrit le chemin de croix d'une jeune et pauvre paysanne, parfaitement pure et naïve, douée d'une grande responsabilité et d'un très haut sens de l'honneur. Tess est d'abord perdue par l'orgueil de son père, ivrogne qui découvre par un malheureux hasard son ascendance aristocratique. Gens simples et irresponsables, ses parents envoient la toute jeune Tess chercher une place dans leur nouvelle "famille": les D'Urberville, et elle y rencontre son "cousin" Alec... qui la perdra en la violant. Enceinte d'un enfant qui mourra rapidement, qu'elle baptisera elle-même dans un accès de folie, Tess se terre dans la honte, dans le sentiment de son indignité et de son impureté définitive.
Mais sa beauté n'a pas dit son dernier mot. Employée dans une laiterie, elle charme Angel, un jeune homme, beau, bon et bien sous tout rapport, qui tombe follement amoureux d'elle et la supplie de l'épouser malgré ses réticences et son refus catégorique. Tentée d'avouer plusieurs fois sa "faute" (qui n'est même pas la sienne), Tess finit par céder à l'amour qu'elle porte à Angel, convaincue qu'il ne pourrait pas ne pas lui pardonner (tant il l'aime). Malheureusement, lorsqu'elle lui avoue au soir de ses noces son impureté, Angel se révèle incapable de surmonter l'image fantasmatique qu'il avait construit de cette femme adorée, qui ne correspond plus à la réalité de son épouse: lâche et faible, il refuse de vivre avec Tess (qui retourne chez ses parents la honte au front) et part au Brésil affronter son destin.
La pauvre Tess se retrouve donc dans une situation absurde, épouse inépousée, contrainte à travailler (dur) et à attendre avec abnégation le moment où son mari voudra bien lui pardonner (!!). C'est là que réapparaît l'abominable Alec, qui entre-temps s'est converti et prêche dans les campagnes la bonne nouvelle de l'Evangile (!!!). La beauté de Tess n'a pas dit son dernier mot (bis), et Alec est repris par son ancienne passion, et poursuit la belle abandonnée avec acharnement, reprenant sa vie et ses instinct de débauche. Il finit par convaincre Tess que son mari ne reviendra jamais: brisée moralement et sentimentalement, elle le suit en ville où elle devient sa maîtresse. C'est là que la trouve Angel, revenu du Brésil le coeur mortifié d'avoir tant fait souffrir celle qu'il a épousée, et qu'il se rend compte avoir toujours aimée - un peu trop tard.
Folle de douleur, Tess poignarde Alec et s'enfuit avec Angel dans une folle errance à travers la campagne, où leur mariage est enfin consommé. Errance qui s'achève sur l'autel du sanctuaire païen de Stonehenge, où la police vient recueillir Tess la criminelle. Le roman s'achève (c'est le pompom de l'atrocité!) sur la perspective de l'exécution de la pécheresse, alors que son mari et sa soeur qu'elle a elle-même liés se prosternent (sic!) et continuent leur route (re-sic).
On retrouve dans Tess le thème à peine dissimulé de la victime immolée par le collectif monstrueux, thème qui ferait dresser le sourcil de René Girard - et il aurait matière d'analyse pour la théorie mimétique dans le roman. Ici c'est peut-être plus spécifiquement la lâcheté et la bêtise des hommes qui crucifie la belle Tess, objet de tant de convoitises et de tant de passions masculines. Il y aurait par conséquent énormément à dire sur le thème du pur et de l'impur dans ce roman. Je crois que je pourrais disserter des heures sur le sens moral de ce texte vraiment bouleversant qui soulève bien des questions douloureuses. Mais ce qui est fondamental, c'est que ces questions se rejoignent dans une écriture vraiment très belle chez Hardy, une description continue de la nature, quasiment impressionniste et qui rappelle curieusement le style de Turner.
Cette description des paysages et de la nature mère, nourricière et vivante, qui fait de certaines pages du roman un sommet de sensualité esthétique, est avant tout une allégorie du corps et de l'âme de Tess... à moins que ce ne soit Tess qui soit l'allégorie de cette nature vierge et généreuse, où rien n'est impur? Nature qui deviendra dure et impitoyable lorsque Tess, abandonnée par Angel, travaille au milieu des pierres, dans le froid. Lorsque son corps déserté par la vie et par l'espoir sombre peu à peu dans une "chosification" accrue par le travail abrutissant, qui va la pousser à sombrer dans la décadence morale. Hardy prend pour objet ce qui deviendra le thème central du roman de Lawrence: celui du corps païen qui lutte pour son épanouissement et l'accomplissement de sa force vitale. Constance est la femme qui prend la revanche de Tess, refusant la logique morbide que lui impose l'infirmité, l'intellectualisme et l'idolâtrie de son époux infirme. Auprès du garde chasse, elle retrouve la source de la force vitale - et du désir de la vie, tout simplement, dans une sexualité presque mystique, en tous cas, sacrée, où elle est ramenée à une sorte de principe féminin.
Mais les deux romans abordent également le thème de l'affrontement entre ce corps vivant, organique, et le corps mécanique de la machine industrielle qui incarne une modernité mordibe. Corps de la batteuse qui va faire de Tess une chose, prête à tomber sans volonté dans les bras d'Alec; corps de la mine qui va devenir le corps par procuration de Clifford, qui n'a pas de pouvoir sur le sien et finit par devenir le "bébé" de son infirmière. L'opposition corps machine / corps vivant renvoie évidemment aussi au caractère social des deux romans, qui évoquent un thème important en Angleterre: celui de la vie rurale, et de l'industrialisation brutale. Egalement, celui des rapports de classes. Entre modernité et traditions rurales se dessine le regret d'une religion païenne idéalisée. Car ce corps païen, si harmonieux dans son rapport avec la nature, c'est celui de Tess dans sa pureté naturelle, et celui de Constance lorsqu'elle vit dans les bois sa passion sauvage et couvre de fleurs le sexe de son amant. Le jugement explicite des auteurs est le même: ce que vivent leurs héroïnes n'est condamnable que sur le plan d'une loi morale de source humaine. Voire, religieuse... le fait que de telles réflexions sur le corps apparaissent dans un contexte protestant, où le rapport érotique au corps de Dieu, par l'eucharistie, est absent, est assez frappant. Bref, si Tess et Constance sont condamnées par la logique sociale, elles sont en harmonie avec les puissances de la nature, la loi naturelle parle pour elles... Et les références aux temps païens, ceux où les dieux habitaient les forêts (où se nouent les scènes de l'adultère pour Constance et du viol pour Tess), abondent dans les deux romans.
Cependant, si ce discours anti-moral apparaît vraiment juste dans le cadre du roman de Thomas Hardy, où l'on ne peut que compatir aux malheurs de Tess - il est moins évident chez Lawrence. On peine à accepter une telle dichotomie entre le couple conçu socialement, décrit de façon catastrophique, et le couple mythique et mystique qui fusionne dans une sexualité triomphante mais est plus qu'improbable sur le plan humain. Si l'on sort ébranlé de la lecture de ce livre, c'est peut-être parce qu'il rayonne de la conviction que l'amour, et plus loin le couple, ne repose que sur le sexe! Une conception du sexe très impersonnelle, où ce qui compte, ce n'est pas tant la personne que l'on a en face de soi (même si la fin du roman ouvre une petite porte à une relation vraiment personnelle entre les deux amants). Ce qui compte, c'est avant tout ce que le sexe nous donne à vivre: un accroissement de la force vitale, une plénitude radieuse de l'être. Plénitude aussitôt contrariée par l'absence de celui qui nous l'apporte. L'amour ne serait-il alors que ce que décrivait Aristophane dans le mythe du Banquet, la quête désespérée de cette moitié qui va venir fusionner avec notre être, et lui permettre d'échapper à son incomplétude insatisfaite?
Si le personnage de Constance semble réhabiliter le corps païen brisé sur l'autel de Stonehenge, son triomphe pose problème. Le corps rayonnant, le corps radieux n'est pas uniquement un corps accompli par l'épanouissement sexuel, c'est un corps transfiguré par la grâce; et même si la sexualité est une grâce, elle ne suffit pas.
Ill:
1- Tess d'Uberville est incarnée par Nastassja Kinski dans le film de Roman Polanski, 1978, Tess.
2- Constance est incarnée par Marina Hands dans le film de Pascale Ferran, L'amant de Lady Chatterley, 2006.
3 - Tess, épuisée par le travail de batteuse, est poursuivie par Alec - dans le film de de Polanski.
4 - Stonehenge, sanctuaire païen qui est le lieu du dénouement de la fuite de Tess et de son mari.
5 - Marina Hands et Hippolyte Girardot (dans le rôle de Clifford) dans la scène de la promenade des les bois.
6 - Marina Hands lors de la fameuse scène sous la pluie...