Eh bien, au-delà de la fascination qu’exerce sur mon imagination le texte de Musil, cette comparaison nous permettra de mettre en valeur ce qui constitue le motif profond des deux textes : celui de la quête et du rejet de l’autre. Jacob apparaît comme un être écartelé entre la quête du même et la rencontre de l’autre, et cela, à l’intérieur de sa propre personne. Le chemin de son identité sera celui de l’assomption de son être véritable. En exil, Jacob va se retrouver face à lui-même ; il ne peut plus se projeter dans la fabuleuse altérité représentée par son frère. La crise, le conflit originel de son être, ne sera résolu que lors de la réconciliation avec Esaü, qui lui permet enfin d’accéder à une réelle unité intime.
Dans la difficile résolution de la crise identitaire, le texte de Musil nous apporte un éclairage intéressant, car il nous présente l’alternative inverse de celle de Jacob : celle de la tentation fusionnelle entre moi et l’autre. L’apparition incongrue d’Agathe au début du deuxième tome du roman est l’évènement fondamental pour Ulrich de l’incarnation tant attendue d’un autre « moi ». Le jumeau, ou plutôt la jumelle, ne l’est qu’en tant qu’elle répond aux aspirations profondes d’Ulrich – Agathe n’est effectivement pas véritablement la jumelle mais seulement la sœur d’Ulrich. En témoigne cet extraordinaire récit de la rencontre entre le frère et la sœur :
« Ulrich voulut se changer, et l’idée lui vint de passer une sorte de pyjama d’intérieur qui lui tomba dans les mains comme il défaisait ses valises. « Elle aurait pu au moins m’accueillir dans l’appartement ! » pensa-t-il. Il y avait dans le choix négligent de ce vêtement comme un vague désir de faire la leçon à sa sœur, bien que le sentiment qu’elle aurait, pour défendre son attitude, quelque raison qui lui agréerait, ne l’eût pas quitté et prêtât à ce changement de tenue un peu de la courtoisie qui accompagne toujours l’expression sans contrainte de la confiance.
C’était un grand pyjama de laine moelleuse, une sorte de costume de Pierrot, carrelé de gris et de noir, noué aux poignets et à la cheville comme à la ceinture ; il l’aimait pour son confort, confort qu’une nuit d’insomnie et un long voyage lui firent ressentir avec plaisir comme il descendait l’escalier. Mais lorsqu’il pénétra dans la chambre où l’attendait sa sœur, il s’émerveilla de s’être ainsi vêtu. Par une mystérieuse disposition du hasard, il se trouva en effet devant un grand Pierrot blond, enveloppé de rayures et de carreaux d’un gris et d’un rouille subtils, qui au premier coup d’œil, paraissait tout semblable à lui.
« Je ne savais pas que nous fussions jumeaux ! » dit Agathe, et son visage s’éclaira de gaieté. »[3]
Je prends la peine de vous livrer entièrement ce passage merveilleux, quoiqu’il puisse vous sembler au premier abord bien éloigné de notre sujet biblique. Pourtant, ce sont bien les mêmes mécanismes de conflit interne et de mystification de soi qui apparaissent. Le personnage d’Agathe apparaît dans la vie d’Ulrich comme une miraculeuse solution au problème de son incapacité à s’adapter au réel. L’homme sans qualités est par excellence celui qui refuse d’être qualifié : il choisit délibérément de ne pas être identifié, caractérisé. Il est en crise profonde. Agathe, en tant qu’être semblable à lui, va le conforter dans cette position.
« […] quand Agathe surmonta son effroi et se sentit, non pas voler, mais reposer dans l’air, déliée de toute pesanteur et soumise en lieu et place à la tendre pression d’un mouvement de plus en plus lent, un de ces hasards qui ne sont au pouvoir de personne fit qu’elle se trouva dans cet état merveilleusement apaisée, ravie même à toutes les agitations de la terre ; […] Malgré la force que tout cela exigeait et la contrainte qu’Ulrich avait exercée sur sa sœur, tout ce qu’ils faisaient lui paraissait remarquablement libre de toute force, de toute contrainte ; […] Ils s’entourèrent les épaules de leurs bras, comme s’ils posaient une question. Il semblait que par l’harmonieux partage de leur stature fraternelle leurs corps montassent d’une racine unique. […] Lorsque leur regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une certitude : c’est que tout était décidé et que tous les interditsmaintenant leur étaient indifférents. »[4]
Extase que cette phrase sublime… Extrême spiritualisation de la pulsion sexuelle qui rend palpable l’aboutissement de la quête de l’unité du moi dans une fusion totalisante avec l’autre, fusion destructrice qui laisse de profondes blessures… au réveil. Car, irréductiblement, l’autre demeure autre… et je demeure moi-même, seul avec moi-même, en guerre avec moi-même. Et c’est bien là que ressurgit la radicale différence du texte biblique. Le couple des héros de Musil s’enfonce dans l’inceste, recherchant dans la fusion la béatitude promise par la vie mystique, ne pouvant trouver ailleurs que dans le jumeau la plénitude de l’amour :
[5].« Elle pensa « Comme ce serait beau s’il disait seulement : je veux t’aimer comme moi-même, et il m’est plus facile de t’aimer ainsi que toutes les autres femmes, parce que tu es ma sœur ! »
En revanche, Jacob n’est pas condamné à rester en guerre contre lui-même : il trouvera la paix au terme d’un processus de « vérification de soi » sous le regard de Dieu, processus qui est autant un dévoilement de la vérité de soi et une expérience de sa valeur personnelle et de sa force de combativité – en particulier de sa force virile, qui le conduira à assumer enfin sa paternité.
[1] L’édition de référence est la traduction de P. Jacottet (je ne lis malheureusement pas l’allemand) au Seuil.
[2] Pour un approfondissement plus scientifique des intuitions présentes de façon embryonnaire dans mon texte, je renvoie mes lecteurs au livre de Paul Mommaers, Robert Musil, Mystique et réalité, l’énigme de l’Homme sans qualités, publié au Cerf en octobre 2006. J’ai découvert cet ouvrage après l’écriture du texte : j’en publierai une recension très prochainement.
[3] Cf. Chapitre 1 : La sœur oubliée, ibid. II, p. 15 : c’est moi qui souligne.
[4] Cf. Chapitre 45 : Début d’une série d’évènements merveilleux, ibid. II, p. 490 : c’est moi qui souligne.
[5] Cf. Chapitre 41 : Le frère et la sœur, le lendemain matin, ibid. II, p. 461 : souligné par l’auteur.
2 commentaires:
Il y a, me semble-t-il, une certaine proximité entre le thème du jumeau et celui du "double" (que l'on rencontre dans plusieurs romans de Hermann Hesse : "Loup des steppes", "Narcisse et Goldmund", etc.).
J'aimerais avoir votre avis à ce sujet (mais rien ne presse !).
A jeudi de toute façon.
Amitiés.
Ma chère Geneviève,
Je suis malheureusement au degré zéro sur Hermann Hesse. Apportez moi les livres si vous pouvez les prêter!
On en parle jeudi.
Bises!
Merci d'avoir commenté cet article, au fait: je l'aime beaucoup et suis heureuse qu'il soit honoré d'un mot de vous!
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