10 février 2006

Tu ne tueras pas...la vie dans ton ventre

La parution, hier, du décret concernant la recherche sur l'embryon m'a laissée fort perplexe. Heureusement, l'Esprit Saint faisant toujours bien les choses, j'avais prévu d'assister à un cours de M. Bernard Pouderon portant sur... l'interdit de la contraception et de l'avortement chez les Pères de l'Eglise - en fait, jusqu'à Augustin, c'est-à-dire, le début du Vème siècle. J'en paraphrase le titre et me permets quelques considérations.

L'intéressant dans un tel cours, c'est qu'il permet de démêler, en revenant à la source des conceptions du temps, ce qui est spécifiquement chrétien et ce qui ne l'est pas en terme de morale sexuelle et d'éthique de la vie: par rapport au judaïsme bien sûr, mais surtout respectivement au stoïcisme dont l'empreinte a marqué la morale chrétienne. Lorsque le christianisme est apparu dans le monde grec, le stoïcisme était effectivement la "morale" et la philosophie dominante. La morale chrétienne, influencée par cette philosophie "rigoriste" a pu prendre des couleurs qui n'avaient plus rien d'évangéliques; et je crois bien qu'il a fallu attendre Jean-Paul II pour remettre la théologie du corps sur le tapis. Réflexion salutaire après des siècles de malentendu!
L'honnêteté intelectuelle - qui n'est malheureusement pas toujours de mise en ce qui concerne les opinions chrétiennes - exige également de replacer les considérations des Pères, parfois assez brutales, dans le cadre du débat de l'époque par rapport aux sectes gnostiques, puis au manichéisme.

Le gnosticisme s'est d'abord développé comme un courant chrétien au coeur de la grande Eglise; mais celle-ci s'en est très tôt démarquée - pour de justes raisons; l'exclusion de Marcion date de 144. En fait, il s'agit d'une conception très dualiste du monde (opposition de deux principes: le Bien et le Mal - je rappelle que pour les chrétiens, il n'y a qu'un seul principe, le Bien, le mal étant l'absence de Bien) directement issue d'un bouillon de culture philosophique mêlant les philosophies platonicienne, pythagoricienne et la tradition orphique. Chez Platon et ses avatars, on peut dire grossièrement que le monde des idées s'oppose au monde sensible. Le sensible étant, évidemment, dévalué au profit de "l'intelligible": de là à identifier l'un au mal, l'autre au bien, il n'y a qu'un pas rapidement franchi. D'où une haine du monde, haine du corps comme "mauvais": Platon identifie dans le Phèdre (je crois) le corps au "tombeau de l'âme".
Le gnosticisme est pratiquement mort au IVème siècle; alors se développe le manichéisme, qui se conçoit cette fois non plus comme un courant chrétien mais comme une religion à part entière, issue des conception gnostiques et de la tradition persane.
Le manichéisme a été une religion très influente: pensez que st Augustin, avant sa conversion, fut manichéen! Cette philosophie avait donc des représentants chez les intellectuels - Augustin était alors professeur de réthorique - et dans l'élite de l'empire. Voila pourquoi Augustin est d'autant plus féroce par rapport au manichéisme, qui est rapidement condamné par toutes les autorités religieuses (grande Eglise) et politiques (Empire).

Ces conceptions religieuses n'ont rien en commun avec le Christ. Elles ont pourtant marqué son développement et sa morale de façon durable, produisant des avatars à chaque époque - l'exemple le plus connu étant bien entendu celui des albigeois, les fameux cathares, contre lesquels s'éleva Dominique - et aujourd'hui, des relents de marcionisme? (on en reparlera, à propos du travail de Rémi Brague...) On retrouve dans les mentalités, chrétiennes ou non, des traces de ce dualisme si simple à comprendre et à utiliser pour interprèter le monde... "Les bons vs les méchants" (force du bien, force du mal: existe-t-il une force du mal? La question mérite d'être méditée... Elle est en lien direct avec mon mémoire, dont je vous entretiendrai bientôt. Le problème étant de distinguer deux forces: celle qui anéantit, et celle qui relève). "Ce qui est spirituel est bon, le corporel est source de péché" etc. Combien de chrétiens sont-ils enfermés dans ces conceptions, et combien de non-chrétiens se représentent-ils ainsi la morale chrétienne? Situation embarrassante, de laquelle ressort un devoir pour les chrétiens à se former sur de telles questions, afin de pouvoir comprendre et faire comprendre la beauté de la morale chrétienne, enracinée dans le seul amour de Dieu, rejaillissant sur sa créature.

Pour en revenir finalement à ces questions de morale sexuelle, il serait absurde d'appliquer à un couple d'époux les propos que les Pères tiennent contre les gnostiques. Au IIè et au IIIème siècle, Epiphane lutte contre les gnostiques (dans le "Panarion"), qui utilisent la contraception masculine (onanisme) dans le but de ne pas avoir d'enfants. Considérant effectivement que le corps est le tombeau de l'âme, engendrer un enfant, ce serait emprisonner une âme dans un corps - lors même que l'enjeu de leur croyance est de libérer l'âme du corps, afin qu'elle retrouve son lieu originaire, le ciel. La sexualité est encouragée dans ces sectes mais la procréation est ce qui est mauvais... Conception étrange mais éclairante quand on pense à la conception de la sexualité actuelle. Epiphane commente: "leur recherche effrénée de la séduction a pour but le plaisir, et non la procréation". Hum hum. N'allez pas conclure que la morale chrétienne est l'inverse (sexualité découragée, procréation comme seul but): d'un extrême à l'autre, on peut peut-être trouver un juste milieu, et j'ai tendance à croire que le christianisme aime les justes milieux... Héritage aristotélicien sans doute, mais qui colle à la conception évangélique du monde. D'ailleurs, la tempérance est, je vous le rappelle, une des quatre vertus cardinales (celui qui me cite les trois autres a le droit de rejouer). Mais en revanche, la lecture des Pères, qui soutiennent des positions de principe très extrêmes de ce type, doit se faire à la lumière du débat avec les gnostiques et les manichéens. En fait, leur position n'est pas si sévère, évidemment, quand il s'agit de parler du mariage chrétien et de l'amour conjugal. Il faut comprendre les enjeux de leurs propos à cette époque...

Je vais arrêter là ces considérations déjà bien longues, mais qui nous ouvrent à de nombreuses questions morales passionnantes: en, particulier, je pense qu'un débat sur l'idée de la transmission du péché originel par l'engendrement serait intéressant. Il s'agit d'un point que je ne parviens pas à comprendre - et pourtant, le Catéchisme est très clair.
Si vous voulez des précisions ou les textes du cours de M. Pouderon, je me tiens à votre disposition...

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ma foi, que de réflexion dans ce début de blog ! Tes considérations, chère Agathe, dans lesquels j'ai plaisir à retrouver, toute proportion gardée, un discours bernardien, me semblent en effet sujet à débat. Et même si compte tenu de mes capacités fort limitées (on est tarte ou on l'est pas)je ne m'engagerai pas trop avant dans la réflexion, permet moi de susciter ton esprit critique sous forme de deux ou trois questions. La première : le concept de "juste milieu", d'"aurea mediocritas" (cher comme toi à mon coeur) est-il vraiment aristotélicien ou plutôt stoïcien ? Ensuite, à quelques nuances près, je ne suis pas loin de partager l'avis de JB sur contraception et avortement (en tout cas j'entends le propos avec intérêt), suis-je encore dans l'orthodoxie catholique ?
Avant de te laisser une dernière question : quand les internautes auront-ils la joie de lire Ulrich s'exprimant sur Gide, sur le chicoungounia ou que sais-je encore ?
Bien à toi. Pax Christi.

Anonyme a dit…

à M. Camille

Message bien reçu, je relève le défi d'une argumentation qui lierait les arguments suivants:
- la sexualité est une des plus grandes choses de la vie humaine, et:
- c'est justement pour cela que je crois que la contraception n'est pas forcément la meilleure otpion.

Je vais travailler là-dessus, mais évidemment, ce sera dans la perspective catholique romaine apostolique qui est la mienne... L'intéressant justement, c'est que je suis passée d'une opinion très "pro", sans être militante pour autant, à la position contraire, du fait de ma conversion. De fait, la position de l'Eglise, dans laquelle je me reconnais, se fonde sur la prise en compte d'une relation amoureuse intime avec Dieu, qui ne peut être la norme du comportement de tous! Je ne prétends donc pas affirmer ce qui est le meilleur - mais ce que je crois être le meilleur pour moi, compte tenu de cette relation à Dieu qui est l'axe de mon existence. Je peux même dire que c'est ce que j'ai découvert être le meilleur pour moi lorsque j'ai changé de vie à mon baptême. En fait, pour ma part, je ne pourrais plus faire autrement, changer de comportement moral. Bien sûr, cela n'engage que ma propre personne et cela n'a rien d'universel, et je comprends tout à fait les arguments que tu avances depuis ton propre point de vue, lui-même libre de cette "normalisation" de ta vie par Dieu...
Ce que je voudrais surtout faire comprendre, c'est que le discours chrétien sur la sexualité est loin de ce qu'on croit: le sexe n'est pas sale, justement - et qu'il est avant tout un message d'amour... destiné à ceux qui souhaitent l'entendre, et se sentent concernés; les autres étant libres! Car Dieu nous laisse libre par amour pour nous!

A l'ami tarte
Ulrich médite un article sur l'embryon lui-aussi qui n'aura surement pas la même orientation que le mien! Pour le chicoungounia, il vaudrait mieux demander à Thom-thom. Bises oecuméniques.

Vous aurez reconnu la patte d'Agathe... Ulrich est en cuisine.

Anonyme a dit…

Merci M. Camille! ta tactique est la bonne: je me lance dans une série "amour chrétien, amour humain": le premier volet à venir bientôt portera sur la magistrale encyclique du St Père que je recommande à tous!
Amen!

Anonyme a dit…

prudence, justice et force sont les 3 vertus cardinales qui te manquent !! Qu'est ce que j'ai gagné !!!

Merci pour ce beau post, je partage l'avis d'Agathe, désolé Camille.
Je pense aussi que ma vision de la sexualité s'inscrit dans Ma vision de la vérité, sur laquelle l'Eglise m'éclaire par son expertise sur l'Homme.
L'homme et la femme sont appelés par leur sexualité à se faire don total de leurs personnes dans une communion des âmes, des cœurs et des corps, et devenir ainsi une icône vivante de la communion des personnes divines dans la Trinité. Ils sont image de Dieu, non seulement par leur âme spirituelle, mais également par leur capacité de communion exprimée sexuellement par le don des corps. JP2 souligne par ailleurs dans sa Théologie du Corps que le don sexuel des époux, vécu véritablement comme don, est une œuvre de sainteté : la sainteté propre aux époux, en vertu de leur vocation dans le mariage. Le Concile de Vatican II affirme dans une constitution de Gaudium et spes que l’homme ne peut se réaliser pleinement que dans le don sincère de lui-même. Le don sincère de soi-même, c’est-à-dire le don total et sans réserve, n’est-ce pas finalement l’autre nom de la sainteté ?
Benoit XVI rejoint JP2 dans son encyclique Deus Caritas Est.
Pour ce qui est de la relation sexuelle comme consommation d'un plaisir jouissif donc inoffensif et bon, il me semble que le sens même de l'amour, don total de sa personne risque d'être détérioré. Pour l'homme, considéré son corps et la sexualité comme la part seulement matérielle de lui-même, c'est risqué de l'utiliser et l'exploiter de manière calculée; L'amour de l'autre est un don libre de soi, jamais une posession de l'autre. Il est le soin de l'autre et pour l'autre, il ne cherche pas son plaisir personnel, mais il cherche le bien de l'être aimé. A suivre, désolé de coupé court, je dois y aller...